Brez, Mathias Orhan de son vrai nom, acteur majeur de la scène street-art locale, fait le MUR de Rennes au mois d’octobre 2022. Ses formes, entre abstraction et figuration, se font le reflet d’une pratique construite depuis 30 ans, qui prend sa source dans le lettrage du graffiti. Il est de ces pionniers artistiques dont le parcours s’est écrit en même temps que l’histoire de l’art urbain à Rennes…
Ses créations aux couleurs de l’environnement urbain habillent les rues de Rennes avec discrétion. Elles prennent des teintes grises, bleues ou rouges selon les architectures avoisinantes, à l’instar de la nouvelle proposition sur le MUR de Rennes, 34 rue Vasselot. Les formes géométriques du street-artiste rennais Brez dessinent dans ce tableau de rue des visages casqués, le regard rivé dans la même direction. Il y a 30 ans, le style de Mathias Orhan, de son nom de naissance, était tout autre. Son parcours artistique est intrinsèquement lié à l’histoire du street-art à Rennes, ponctué d’illégalité, de légitimité et de reconnaissance…
Tout a commencé en 1983, quand Mathias emménage avec sa famille à Rennes. Un an plus tard, il découvre cette pratique urbaine comme tous les gamins, avec l’émission de télévision H.I.P. H.O.P. (prononcez achipé achopé). Ce raz de marée musical submerge l’hexagone de sonorités urbaines venues des États-Unis. Un peu punk, l’adolescent grandit au son des premiers rap de Public Enemy, Run–DMC et des Beastie boys, et épouse la culture hip-hop. « C’était une époque passionnante, l’arrivée d’un nouveau mouvement culturel quelque part, vraiment lié à notre génération », se rappelle-t-il.
La pratique du graff réunit son groupe de copains dès 1989, chacun s’essaie à la danse et un groupe de rap est même monté. Avec Moore, Denz, Dazen et Keone, il monte “RCK”, le premier crew rennais. « On se reconnaissait dans la rue. Si on croisait quelqu’un avec l’uniforme ou le semblant d’uniforme que tu pouvais te payer, on faisait vite connaissance », explique-t-il dans un souvenir. Il faudra attendre quelques années pour son véritable premier graff, mais Brez s’en souvient.
C’était en 1991, sous un pilier de pont à Saint-Jacques-de-la-Lande. Les couloirs de son école au Blosne ont accueilli ses expériences graphiques naissantes, mais sous cette voie ferrée, les lettres “RCK” s’inscrivent pour la première fois en extérieur, sur la pierre. À Paris, le graffiti new-yorkais trouve déjà sa place dans les galeries, mais la vague n’a pas encore atteint la capitale bretonne. Le groupe s’imprègne alors de ce qu’il se fait ailleurs. Ovnis à l’époque, les enfants ont grandi depuis et sont considérés comme les piliers de la scène street-art rennaise, acteurs majeurs de sa diffusion, sa visibilité et de sa démocratisation. « On était très peu à l’époque, 30 à 40 personnes à Rennes étaient plongées dans la culture hip-hop. Tout s’est passé dans une période hyper courte. En deux ou trois ans, ça s’est répandu comme une grande tache d’huile. »
La formation de groupes de rap, les quartiers en Trans des Trans Musicales, le premier concert d’IAM à la Cité et celui de NTM au parc des Gayeulles au début des années 90 sont autant d’événements qui ont embarqué Mathias dans une effervescence artistique nouvelle. Tout comme l’arrivée des graffeurs extérieurs, comme les Lillois de 35RTM (Speck, Spie, Shok), dont la plupart étaient aux Beaux-Arts. « Spek était super bon et nous a beaucoup inspirés », précise-t-il. « Leur arrivée nous a boostés et aidés à progresser. »
C’est dans ces eaux-là que Mathias abandonne le blase d’Atome pour préférer celui de Brez. Contrairement au premier choix, déjà emprunté par plusieurs artistes, la consonance bretonne du deuxième le situe géographiquement. « J’ai commencé à faire des graffs avec des triskells, des symboles bretons pour essayer d’avoir une approche bretonne », avoue-t-il avec un sourire. « Ça m’a amusé un moment de faire le lien avec les entrelacs du wild style, mais c’est vite passé, ce n’était pas vraiment dans ma culture… » Sans Internet, la revue Spray and Art offerte par sa mère en 1991, le Best “spécial Public Enemy” et le magazine Intox sont autant d’inspirations dans lesquelles le groupe puise afin d’apprendre à faire des lettres. « J’ai été en apprentissage jusqu’en 2005-2006. J’essayais de trouver mon truc, j’avais un style de personnages particuliers. J’avais une pratique traditionnelle, du lettrage, des personnages et un côté b-boy que j’assumais. Je ne me questionnais pas beaucoup sur le côté artistique, j’étais juste un writer. Le but n’était pas d’exposer en galerie. »
Rapidement, RCK a été contacté par des associations, notamment pour des événements musicaux. Dans cette professionnalisation, le groupe trouve une certaine légitimité et des lieux. « Ça nous payait nos bombes et il y avait de super terrains et friches. » Ces espaces deviennent de véritables terrains de jeux pour Brez qui rêvait de grands murs, « comme ceux que je voyais dans les magazines. » Le crew devient alors une association pour les plans légaux. Mais comment trouver un équilibre et s’insérer dans un schéma en opposition aux préceptes du graffiti ? « Faire des palissades de chantier était un peu nian nian, ça l’est toujours d’ailleurs, mais c’était un bon revenu, même si, au final, ça nous desservait un peu parce qu’on passait pour des vendeurs de n’importe quoi… » À côté, chacun conservait sa pratique et, pour la création illégale, il y avait “NSP”.
Face au refus de la ville, depuis 1993, de mettre à disposition des espaces légaux, la bande de graffeurs ne lâche pas l’affaire. L’avenir leur donnera raison. « Le premier mur qu’on a demandé, c’est celui du Colombier, mais la ville nous a proposé des tunnels au fin fond de Villejean… on leur a gentiment dit que si c’était pour peindre des tunnels, on n’allait pas demander l’autorisation. » La majorité des élus, réactionnaires, s’oppose alors complètement au projet et à ce mouvement issu de la contre-culture qu’elle ne comprend finalement pas. Bien qu’il ait fait le choix d’avoir une parole publique pour défendre la cause graff, Brez jongle entre activité légale et illégale jusqu’à arrêter cette dernière au milieu des années 90, du moins sur des terrains moins risqués. « Y avait déjà ma tête dans le Rennais en 93, pour un événement sur le rap. Quand les services de la ville voyait mes graffs, bien sûr il me reconnaissait », s’amuse-t-il.
La vie de famille le fait ralentir et il trouve un boulot d’animateur au Crij. Il arrête également d’utiliser son deuxième blase, illégal celui-là, pour ne signer que Brez. « Depuis le début, on n’assumait pas du tout l’illégalité de la pratique et le terme “vandale” », confie-t-il avant de continuer : « Quand on peignait dans la rue illégalement, on n’avait pas l’impression de faire du vandalisme. Pour nous, on embellissait la ville. » Le Rennais Moore, qui a connu le même parcours, soulignait d’ailleurs dans un entretien de mars 2021 : « Certains disaient que le graff rassemblait aussi bien la créa de nuit, en vandale, que celle en terrain, c’est-à-dire peindre dans des espaces, des terrains vagues, plus ou moins tolérés. D’autres revendiquaient ce côté vandale et considéraient que sans ça, tu n’étais pas un graffeur ». Brez confirme et ajoute : « Il fallait faire du tag, de l’arrache, du chrome ».
Il faut attendre 1998 et « le procès de tagueurs » pour que la scène street-art rennaise aperçoive une éclaircie… Pendant le procès de Mathias et Rock, pour une peinture réalisée à l’université Rennes 2, est mis en avant le fait que les prévenus demandaient depuis des années la permission de peindre dans l’espace public. « Ça a un peu fait bouger les choses, au niveau de la ville en tout cas. » Cette petite médiatisation porte ses fruits.
Au passage de l’an 2000, la ville donne son aval pour peindre le mur du Colombier et apporte un soutien financier. L’association Graffiteam, fondée en 1988 et héritière de RCK, invite des artistes, copains de bombes, à ce qui représente aujourd’hui les prémices de la biennale internationale d’art urbain Teenage Kicks… En 2002, la création de “Graff en ville” est un nouveau pas sur la voie de la reconnaissance, aujourd’hui les “Murs d’expression libre” gérés par l’association ASARUE depuis 2015. « Il y avait aussi un peu un côté piège dans le fait de graffer sur des surfaces autorisées, comme quoi ce n’était plus du graffiti… », mais on ne peut nier l’impact qu’a eu cet encadrement et l’ouverture dans la position de la ville que ce dernier a permise. « Ça enlève un peu l’essence du graffiti, mais c’est bien pour les gamins qui veulent s’entraîner ou pour les artistes d’art urbain qui ne veulent pas prendre de risque. Et en 30 ans, la pratique a aussi beaucoup évolué. » Une multitude de pratiques, plus illustratives, a en effet rejoint le graffiti pur du début des années 2000. Cette constellation de styles représente aujourd’hui la nébuleuse artistique qui définit le street art.
L’envie de refaire le mur et d’élargir les propositions pousse le street-artiste Patrice Poch et Mathias, amis depuis l’arrivée du premier à Rennes à la fin des années 90, à monter un projet peut-être un peu fou pour l’époque, une biennale qui donnerait la visibilité méritée à la diversité des pratiques d’art urbain et qui permettrait de sortir le mouvement de cette niche dans laquelle les pouvoirs publics l’enclavent. « On avait envie de faire venir des artistes internationaux et d’être pris au sérieux, d’arrêter d’être pris pour des gamins. » Pas évident sur le papier, face à un chargé aux missions d’arts plastiques peu convaincu. « Des élus étaient partants, mais il y avait un vrai blocage, esthétique déjà, de la part de la Direction de la culture. » Face à des personnes formées en histoire de l’art, arriver avec des invités prestigieux ne suffit pas… « On n’avait pas les mêmes références, les mêmes codes. »
Mais, soutenu par un des barons du PS de l’époque, Graffiteam, l’association héritière de RCK, obtient gain de cause et a une chance de s’exprimer. Teenage Kicks voit le jour comme le pendant urbain de la biennale d’art contemporain. Par son accessibilité, l’évènement international crée, encore aujourd’hui, un pont entre la population peu touchée par l’art contemporain, parfois élitiste, et ce que peut être la pratique artistique contemporaine.
Alors que la première édition de la biennale naît en 2013, Brez poursuit son chemin artistique. Un changement s’opère dans sa pratique la même année et il commence à sortir peu à peu du lettrage. Il s’est alors lancé dans l’illustratif à plat avec des personnages. « J’ai essayé une pratique différente et comme tout, ça a mis du temps à évoluer. Entre en 2013 et aujourd’hui, j’ai encore pas mal évolué. » Dessinateur attiré par la création de personnages depuis ses débuts, il cherche une combinaison entre le lettrage et ce qu’il pourrait faire en partant de ces formes. « Je pense qu’aujourd’hui, je commence à trouver du sens dans mes compositions. » À mi-chemin entre abstraction et figuration, ses créations, mélange d’acrylique et de bombes depuis environ cinq ans, dessinent des visages structurés de formes géométriques issues de son héritage du graffiti. Son travail emprunte aux codes du cubisme, du constructivisme et du futurisme, mais « c’est un regard extérieur », explique-t-il. « En vérité, si j’arrive à quelque chose qui, dans la forme, peut ressembler à ces mouvements, ce n’est pas par référence. Je suis arrivé là par un autre chemin, celui de la lettre et du graffiti. » Son background est plus urbain.
Sans parler d’artistes qui l’inspire directement dans sa peinture, Mathias a rencontré des graffeurs ou street-artiste aux pratiques qui ont fait évoluer la sienne, à l’instar de MSK, Nelio, présent à l’édition 2021 de Teenage Kicks, ou encore l’Anglais Gary Stranger. « Je pense que Roid a changé ma vision du graffiti », réfléchit-il. « Dans la pratique, il y a des artistes comme Ox. Sa façon de regarder la rue et l’espace public m’a fait prendre conscience que je le faisais déjà un peu inconsciemment, mais j’y prête plus d’attention maintenant. »
Toutes ces références, ces différents regards artistiques, lui ont donné des clés pour approcher le MUR de Rennes, proposition entre art urbain par sa localisation et art institutionnel par son encadrement. Brez avoue avoir eu du mal à approcher ce grand format, lui qui considère ces petits formats en atelier comme des travaux préparatoires à ses créations de rue. Il a finalement réalisé Riot Season et a opté pour une œuvre plus figurative qu’abstraite, qui fait sens. « Je trouve que les murs sont parfois trop sages, trop consensuels. » Signifiant “La saison des émeutes” en anglais, le titre montre un engagement et pour cause, sa création fait référence à ses samedis lacrymo autour de cet endroit. « Je suis donc parti sur cette histoire de parapluie », un accessoire qui parlera certainement aux Rennais et Rennaises qui ont un jour manifesté puisqu’il est utilisé par les manifestants pour se protéger des projectiles.
Le MUR est entièrement réalisé à l’acrylique, un choix qui révèle une attirance de plus en plus poussée pour la peinture. « Je commence à aimer le fait de mettre les mains dans la peinture, de faire mes propres couleurs. L’inconvénient de la bombe, c’est qu’il existe un panel de couleurs et tu ne peux pas fabriquer la tienne. » Aux couleurs vives de ses débuts, il préfère aujourd’hui les couleurs « cassées » et s’amuse des surfaces choisies, créant une symbiose avec l’architecture environnante. Il n’utilise que deux ou trois couleurs pour des créations discrètes, mais captivantes. À l’instar des lettrages, le passant a le loisir de décrypter la combinaison de formes de Brez dans une liberté totale de perception et d’interprétation.
S’il est fréquent que Brez réponde à des invitations et des commandes publiques, ouvrez tout de même l’œil, il n’est pas rare qu’il se laisse tenter à colorer une surface pendant son footing du dimanche matin, honorant ainsi les origines du graffiti…
Le MUR de Rennes, 34 rue Vasselot, 35 000 Rennes
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