Les boutiques de CBD essaiment dans les centres-villes français. En dépit d’une brouille légale qui entrave ses acteurs (voir notre article), la filière s’est tout de même structurée avec pour but de s’inscrire dans un mouvement plus large de thérapie par les plantes. Peu à peu, et selon les éthiques de chacune, les boutiques prennent des allures d’officines sans pouvoir en porter le nom. À mi-chemin entre la parapharmacie et le centre de réduction des risques, elles renouent en un sens avec un modèle d’herboristerie perdue dans une France pharmaceutique. Pour discuter des bienfaits du CBD recherchés par ses clients, Unidivers a échangé avec Sophie Mourgeon, vendeuse et formatrice pour Green Bee à Rennes.
Comment expliquer le succès du CBD dans plusieurs pays du monde et particulièrement en France depuis 2018 ? Une fois dépassés, si l’on peut dire, les obstacles légaux (voir notre article), encore faut-il comprendre l’intérêt de ce produit dérivé, non psychotrope, du cannabis. La jurisprudence Kanavape a créé un semblant de protection juridique européenne concernant les produits CBD. Mais ce qui a permis aux quelque 2000 boutiques françaises d’ouvrir ces dernières années, c’est avant tout une demande commerciale, un public, une clientèle.
Que vient-elle chercher ? Pas un psychotrope, c’est désormais établi. « À part le côté ludique de certains produits alimentaires comme le chocolat, ou les baumes de massage, il n’y a pas vraiment de consommation récréative du CBD », témoigne Sophie Mourgeon, vendeuse chez Green Bee à Rennes. Les vertus du CBD sont donc à chercher ailleurs, du côté du bien-être et de la santé, comme l’affirment les professionnels du secteur.
Des usages thérapeutiques ?
L’arrêté ministériel du 31 décembre 2021, interdisant notamment la vente directe de fleurs, tout en autorisant leur production à des fins d’extraction, rappelait l’interdiction formelle pour les produits contenant du CBD de « revendiquer des allégations thérapeutiques ». « À moins qu’ils n’aient été autorisés comme médicament », ces vertus thérapeutiques sont jugées « purement spéculatives à ce stade » et pourraient « détourner les usagers d’une prise en charge éprouvée (arrêt de leur traitement médicamenteux au profit du CBD ou “automédication”) ». L’entreprise Kanavape, dont le procès a participé à faire bouger les lignes légales à ce sujet, avait d’ailleurs été accusée de pratique illégale de la pharmacie et de la médecine, et ses fondateurs condamnés à verser 5 000 € à l’ordre des pharmaciens, avant l’abandon des charges prononcé en novembre 2021.
En France, les produits contenant du CBD ne sont pas reconnus par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qui décrète ce qui relève du traitement médicinal et ce qui relève de la drogue. Une fois attesté le fait que le CBD n’est pas un produit stupéfiant, déjà un combat en soi, encore faut-il prouver s’il présente ou non des bienfaits thérapeutiques. Or, pour l’heure, la recherche scientifique fait défaut en France. Lancée par l’ANSM, l’étude « Cadre et mise en œuvre de l’expérimentation du cannabis médical », qui inclut des huiles et des « sommités fleuries » mêlant THC et CBD à différents ratios pour le traitement de cinq grandes familles de pathologies, pourrait faire évoluer cette situation. Mais encore faut-il prendre en compte les lenteurs légales et liées au protocole d’expérience clinique. L’étude a été préparée entre 2018 et 2019 pour n’être vraiment lancée qu’en mars 2021.
Pourtant, l’industrie du CBD, en France y compris, s’est construite en grande partie sur des questions de bien-être et de santé. L’exemple de la marque bretonne Green Bee est éloquent à ce titre. Ses fondateurs se sont intéressés au CBD car la fille de l’un d’entre eux souffrait d’épilepsie et que les cannabinoïdes pourraient apporter une solution que la médecine allopathique était incapable de fournir. Car si la recherche en France est au point mort ou presque sur le sujet, ce n’est pas le cas de tous les pays. Connue depuis 1940, modélisée depuis 1963, la molécule de CBD a été davantage étudiée depuis les années 1990 à la suite de la découverte du système endocannabinoïde. Pour universelle qu’elle puisse être, la littérature médicale étrangère n’a que peu de valeur aux yeux des institutions françaises. On connaît donc les effets du CBD — et certaines études médicales françaises ont commencé à s’y intéresser — mais sans pouvoir légalement les affirmer en France.
Sophie Mourgeon témoigne de ce qu’elle vit comme un très lourd problème de sémantique dans son quotidien de vendeuse et de formatrice à la méthodologie de vente : « on ne peut jamais être dans l’affirmation. Beaucoup de magasins indiquent sur leur devanture “contre les problèmes de sommeil”, “anti-inflammatoire”, “pour arrêter le THC”, tout ce qu’il ne faut pas écrire, car on n’est pas habilités à la faire. Ce dont on peut parler, c’est de la façon dont ça marche dans l’organisme, en s’appuyant sur de la littérature médicale étrangère, et, de façon empirique, sur l’expérience de nos clients ».
Un peu de physiologie : le corps humain produit naturellement des endocannabinoïdes, formant un vaste système impliqué dans la régulation cellulaire, le principe d’homéostasie, c’est-à-dire la capacité du corps à maintenir son équilibre intérieur. Les phytocannabinoïdes, venus quant à eux de la plante de cannabis, stimulent ce système interne à l’organisme pour l’aider à mieux fonctionner. Sophie Mourgeon précise : « énormément de facteurs perturbent l’équilibre des fonctions vitales : le stress, la pollution, les perturbateurs endocriniens, tout ce qu’on bouffe qui est dégueulasse, la mauvaise hygiène de vie, le sommeil décalé. Le CBD agit là-dessus comme un complément alimentaire. Avec à court terme un effet décontractant, sans effets indésirables sur le long terme, ni d’accoutumance ».
Depuis ses débuts comme vendeuse, elle a eu affaire à différents profils dans sa clientèle. Chacun subissant différentes pathologies : problèmes de sommeil, stress, anxiété, dérèglements menstruels, et surtout « les douloureux chroniques, qui représentent près de la moitié de notre clientèle ». Parmi ce lot-là, on trouve les personnes atteintes d’arthrose, de maladies inflammatoires, de fibromyalgie, de douleurs neuropathiques, de névralgies, de séquelles d’opération ou de traitement médical. « Le CBD agit sur le système nerveux, donc beaucoup en consomment pour moins souffrir. Il y a un réel problème de gestion de la douleur en France : des gens viennent ici en désespoir de cause après avoir épuisé les possibilités de la médecine allopathique. Beaucoup ont des consommations de morphine, de codéine, de tramadol, des traitements lourds dont il peut être difficile de sortir », explique Sophie Mourgeon.
Le CBD quant à lui, pris en gélules ou en huiles surtout, n’est pas invasif au quotidien. Contrairement au cannabis concentré en THC, déjà utilisé par beaucoup contre les douleurs, il ne provoque pas d’accoutumance physique qui inciterait à augmenter les doses. Il peut donc également servir d’outil de sevrage contre d’autres substances, légales ou non. « De plus en plus d’addictologues travaillent avec le CBD parce qu’il agit comme un anti-addictogène. Il pousse l’organisme à se purger et à retrouver son équilibre naturel. C’est valable pour le tabac, le THC, l’alcool et parfois tous les traitements antidépresseurs, anxiolytiques. Ça ne remplace pas, mais ça aide à l’arrêt de ces substances en calmant les symptômes périphériques du sevrage que sont le stress, la nervosité, les problèmes de sommeil », détaille Sophie Mourgeon. « On peut vraiment présenter le CBD comme un outil d’amélioration de l’hygiène de vie », résume la vendeuse.
Et si le dernier texte légal français rappelait l’interdiction de parler d’effets thérapeutiques du cannabis, quand bien même celui-ci est distribué de façon médicale (avec ou sans THC) dans de nombreux pays du monde et que l’ANSM a lancé une étude en France dans ce sens, le commerce du CBD résiste de mieux en mieux aux accusations de charlatanisme à force de développer une expérience et un savoir médical qui, à défaut d’être légitimes aux yeux de la loi, attirent l’attention du corps médical. « Ce sont plutôt des kinés, ostéopathes, addictologues, gynécologues, neurologues que des médecins généralistes, mais ils sont de plus en plus nombreux à nous contacter », témoigne Sophie Mourgeon. Des patients de centres antidouleur sont aussi régulièrement orientés vers les boutiques de CBD.
Une éthique du CBD
Celles-ci commencent alors à se rapprocher de parapharmacies, et leur clientèle de patientèle. L’enjeu pour le personnel de vente dépasse alors le simple objectif commercial. « Il faut être capable d’accompagner des personnes qui souffrent, de modaliser son discours en ne proposant pas des solutions magiques, mais en décrivant les outils à disposition, d’informer sans prendre le rôle d’un médecin ou d’un psy parce qu’on n’est pas formés pour », expose Sophie Mourgeon, elle-même formatrice.
« Tout ce qu’on fait est litigieux, mais en même temps, on s’inscrit dans un besoin qui n’est pas pris en charge par les institutions qui devraient le faire. Il faut bien que quelqu’un réponde à ces gens-là, le problème ensuite c’est comment on le fait». Car le développement commercial du CBD n’est pas dénué d’opportunisme et, en l’absence de réglementation, d’amateurisme. « Aujourd’hui, n’importe qui peut ouvrir une boutique ou proposer de la vente en ligne sans licence ni diplôme. Les standards de production et d’extraction sont inexistants, donc on trouve n’importe quoi. Il y a énormément de marketing, des produits labellisés CBD pour faire gonfler les prix sans que son effet y soit intéressant », commente Sophie Mourgeon. À Green Bee par exemple, sont bannis l’alcool ou la caféine au CBD, aux effets physiques contradictoires. On y trouvera par contre des cosmétiques, crèmes de jour et soins, car le CBD peut aider contre certaines affections de la peau liées au stress et aux agressions extérieures.
« On a développé des éthiques particulières, chacun de notre côté, ou des lignes commerciales, c’est selon. À Green Bee, on propose des formations de méthodologie à la vente dans un d’effort d’uniformiser l’accès au CBD et d’avoir la même qualité de conseil dans tous les magasins », explique Sophie Mourgeon. « Aujourd’hui, des regroupements de professionnels du CBD militent pour la reconnaissance du travail qu’on met en place dans nos boutiques, pour plus de formations. Ça pourrait être intéressant qu’on ait des formations en psychologie, pour l’accompagnement des personnes », continue-t-elle.
Dans cette ligne éthique, développée par Green Bee et d’autres, entre une bonne part d’information et de sensibilisation, notamment à destination des fumeurs de cannabis. La boutique peut alors devenir un lieu sûr de parole pour celui ou celle qui vit une addiction. Moins intimidante que le cabinet d’addictologie, elle peut aussi être un premier pas vers celui-ci. « Une grosse partie de ma clientèle vient du THC », raconte Sophie Mourgeon. « Les fleurs de CBD sont intéressantes pour le sevrage car l’addiction au THC relève surtout du comportemental : le geste, l’habitude, la manière dont tu l’intègres à tes pratiques quotidiennes ». Aussi, Green Bee propose des programmes pour les personnes qui arrêtent le THC, des variétés à privilégier, concentrées en CBG. Cet autre cannabinoïde est plus proche du THC sur le plan du ressenti, car il stimule comme lui l’appétit, qui peut se perdre dans des situations de sevrage.
La continuité de cette ligne éthique, c’est aussi d’éloigner si possible de la combustion classique en joint. La fumette « est un des pires moyens de consommer le cannabis parce que ça le crame, en dégradant la majeure partie des principes actifs », explique Sophie Mourgeon. « On est conscient qu’il y a des modes d’assimilation plus intéressants que d’autres et moins nocifs pour la santé ». La fleur se consomme de préférence avec un vaporisateur qui la chauffe à 180 °C (pour 400 à 500 °C dans un joint), température nécessaire à la décarboxylation, qui fait passer les molécules du cannabis en phase active. Ou alors, deux minutes au four avant de la mélanger dans des corps gras pour une recette à votre fantaisie.
Quant à celles et ceux qui recherchent plutôt les effets phytothérapiques du cannabis, on les oriente plutôt vers des huiles « à large spectre ». Résultats d’une extraction de la plante de cannabis, elle en comprend l’ensemble de ses principes actifs, à l’exception du THC, contrairement à l’isolat, du CBD pur se présentant sous forme de cristaux blancs. « Le chanvre, c’est plus d’une centaine de cannabinoïdes. Ses propriétés ne reposent pas que sur le CBD, mais sur la synergie de tous ces principes actifs » rappelle Sophie Mourgeon à cet égard. À l’heure actuelle, on connaît l’action de quatre seulement, le CBD depuis les années 1990, le CBG et le CBN depuis une dizaine d’années, bien sûr le proscrit THC. « Il y a encore une énorme partie de cette plante qu’on ne connaît pas et sur laquelle on ne peut pas travailler en France », enrage Sophie.
Un avenir plus vert ?
Pour expliquer ce retard français, Sophie Mourgeon pointe du doigt « une politique délirante de gestion et de commercialisation des produits naturels », qui a accordé des monopoles aux laboratoires pharmaceutiques en limitant l’accès aux plantes médicinales — moins de 200 sont autorisées à la vente libre. Ces mêmes monopoles pourraient causer la fin des boutiques de CBD, selon Sophie. « Ce format de distribution ne sera probablement plus viable d’ici quelques années parce qu’il y aura beaucoup plus de contrôles, des critères de production, il faudra des gens habilités, ce qui n’est pas un mal. Ce ne serait pas étonnant que des produits de type gélules finissent par être distribués en pharmacie ou parapharmacie », prédit-elle. Quant aux fleurs de CBD, elles survivront peut-être chez les buralistes, taxées comme des produits à fumer, mais selon quels critères de qualité et avec quels conseils de vente ?
À titre personnel, Sophie Mourgeon aimerait plutôt voir ces boutiques s’élargir, sortir du seul CBD et, dans la foulée du regain d’intérêt pour la phytothérapie, renouer avec un modèle d’herboristerie perdue. « Ça n’arrivera jamais en France, car la Sécu se fout des solutions naturelles et à base de plantes », se lamente-t-elle. Cette boutique rêvée pourrait d’ailleurs accueillir du THC sur ses étagères. « Le THC tel qu’il est vendu illégalement en France à l’heure actuelle n’est absolument pas thérapeutique. Ce sont les dosages excessifs, le marketing là-dessus qui en font une drogue », affirme Sophie. Cela dit, « un accès contrôlé d’une bonne façon, en faire bénéficier largement tout en sensibilisant, proposer du cannabis de qualité, légèrement dosé », ne serait-il pas un moyen, en plus d’assécher les réseaux clandestins qui font leurs choux gras de produits dangereux vendus à la jeunesse par la jeunesse, de retrouver les bienfaits d’une herbe millénaire ? Fumer son tar-pé pourrait-il en fin de compte boucher le trou de la Sécu ?