Stupeurs et tremblements : depuis l’Allemagne et la France, depuis la Suède jusqu’à l’Italie, de la Finlande aux Pays-Bas, de l’Autriche au Portugal, de la Hongrie à l’Espagne, un vent souffle sur le Vieux Continent : les peuples européens se replient sur eux-mêmes, les frontières resurgissent, l’idéal d’Union européenne s’effiloche. C’est ce que nous décrit le journaliste et politologue Charles Sapin dans son livre Les Moissons de la colère : plongée dans l’Europe nationaliste, paru en mars 2024.
C’est notoirement le dirigeant hongrois Viktor Orbán, ami politique de Donald Trump, qui souffla le premier sur les braises d’une révolte nationale, lui qui avait lancé, avant tous les autres, cette vague, inédite au XXIe siècle, de mouvements populaires, que d’aucuns nomment populistes, en train d’ébranler, dans leurs fondements mêmes, les identités nationales de pays européen prétendument et faussement représentées, accusait-il : « Dans de nombreux pays européens, la voix du peuple n’est ni entendue ni respectée. Nous observons une sorte de déficit démocratique ». Notre homme avait vu juste avant tous ses homologues : les élections européennes dans les Nations du Vieux Continent, de 2022 à 2024, vont en effet bousculer, voire bouleverser, le paysage politique jusqu’alors en place. Emmanuel Macron, un jour de 2021, avait déjà mis en garde ses collègues du Conseil européen. Sans être entendu.
Charles Sapin, politologue et journaliste, auteur d’un ouvrage en 2024 qui fait un état des lieux exhaustif et éclairant sur le sujet, le dit à son tour : « Les capitales européennes tombent les unes après les autres dans l’escarcelle des forces politiques nouvelles. Elles sont nationalistes, euro-critiques, et le plus souvent conservatrices. […] Rien que depuis septembre 2022, écrit-il, ces forces nouvelles ont pris le pouvoir en Suède, jadis paradis social-démocrate ; en Finlande, temple de la modération politique ; et surtout en Italie, pays fondateur de l’Union européenne où Giorgia Meloni supplante comme aucun de ses prédécesseurs la totalité de la classe politique. »

« Et l’irrésistible vague n’en finit pas de déferler », continue Charles Sapin. « Aux Pays-Bas, où après avoir fait du parti d’essence populiste BBB, issue d’une contestation des agriculteurs contre les normes environnementales européennes, la première force du pays en mars 2023, les électeurs ont choisi de remplacer Mark Rutte, jumeau idéologique d’Emmanuel Macron, par le nationaliste Geert Wilders, arrivé en tête des dernières élections législatives avec sa formation anti-Islam, le Parti pour la liberté, PVV. »
En Finlande, identique scénario ou presque : le parti libéral-conservateur de la Coalition nationale, vainqueur d’une courte tête, concédera à leur nouveau dauphin, les nationalistes du Parti finlandais, des postes de haute volée : fauteuil de Vice-Premier ministre, portefeuilles de l’Economie, de la Justice, de l’Intérieur.
En Espagne, le parti nationaliste Vox voit ses suffrages électoraux s’envoler et obtient du Partido popular (PP), d’obédience libérale-conservatrice, une alliance, inespérée quelques années auparavant encore, qui lui ouvre la présidence des communautés d’Aragon, des Iles Baléares, d’Estrémadure, de Murcie, de Valencienne et Castille et Leon.
Le Portugal connaît la même courbe et voit apparaître en 2019 le parti national-conservateur Chega qui multiplie par dix ses résultats électoraux en 2021, engageant sa lutte politique sur le terrain de la corruption morale des élites et la confusion des genres inculqué aux enfants dès l’école, pas moins !
En Allemagne, le chef de file des Conservateurs de la CDU-CSU, Friedrich Merz, jusque-là rétif à tout dialogue avec l’extrême-droite, convient, non sans provoquer des remous dans son propre parti, qu’une alliance avec la très nationaliste AfD (Alternativ für Deutschland) n’est pas à écarter au niveau d’élections locales. Il avait vu juste, lui aussi, les populations ayant voté dans le sens d’une montante dérive d’ultra-droite. Les élections européennes outre-Rhin en 2024 le confirmeront.
En Suède, le retournement électoral s’avère plus spectaculaire encore, et ce vieux pays de tradition modérée, mené depuis des lustres par les chrétiens-démocrates et les libéraux, voit surgir un mouvement nationaliste, les Démocrates de Suède, longtemps méprisé des classes politiques traditionnelles. Ce sont eux, pourtant, qui, désormais, mèneront la barque électorale suédoise vers des rives (ou des « dérives », diront ses adversaires) bien éloignées des orientations idéologiques connues et reconnues des classes politiques traditionnelles. Et à ce titre, les élections de septembre 2022 seront un véritable « tsunami» totalement inédit. Mattias Karlsson, l’habile patron de ces démocrates d’un nouveau genre, désormais maître du jeu, aura la volonté, avec aplomb, diront ses adversaires, de se présenter incessamment comme un homme hostile au racisme, à l’antisémitisme et à toute forme d’extrémisme, et de proposer un accord de bonne entente avec ses adversaires de la droite traditionnelle: « à eux l’argent et les places, à nous la véritable influence politique ! ». Une influence qui tracera deux axes majeurs imposés par ces nouveaux penseurs de l’exécutif : la politique migratoire et la lutte contre la criminalité. Deux directions qui étaient déjà celles de Viktor Orban, pionnier idéologique en la matière.
En Italie, aux élections de septembre 2022, la droite traditionnelle est surclassée par un triomphant trio fait d’une vieille connaissance du milieu politique transalpin, Forza Italia mené par l’inoxydable Silvio Berlusconi, dit Il Cavaliere, la Lega de Matteo Salvini et Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, petite et énergique femme mue par une ambition et un sens politique sans égal, qui va la conduire au fauteuil de la Présidence du Conseil. Une première dans l’histoire contemporaine italienne qui voit la droite traditionnelle mise en porte-à-faux, voire en danger d’extinction, par ses molles alliances avec les socio-démocrates et la gauche. L’ultra-droite nationaliste profite de ce flou pour imposer ses objectifs de gouvernement portés une clarté idéologique qui plaira aux électeurs.
Tous ces succès électoraux d’un bout à l’autre du Vieux Continent sont le fruit de résultats des urnes grâce, en aval du scrutin, à des accords de gouvernement, comme en Suède ou en Finlande, ou, en amont, à des coalitions de campagne électorale. C’est ce qui s’est passé en Italie. La « dédiabolisation », ou intégration, d’une droite extrême dans ces pays a conduit au succès d’une droite radicale qui n’effraie plus les classes populaires éloignées de plus en plus des fruits de la croissance.
Un politologue italien, Giovanni Orsina, professeur à l’Université romaine de Luiss l’affirme : « Les nationalistes font désormais partie des institutions, ils gouvernent, siègent au sein des parlements. Il y a dorénavant une nouvelle droite. Et cette nouvelle droite dans de plus en plus de pays est une droite nationaliste. Elle est une partie physiologique de la démocratie contemporaine. Il n’est plus possible de dire qu’il y a un défi populiste comme si c’était quelque chose d’extérieur au système politique, diabolisé et dangereux. C’est devenu quelque chose de complètement intégré au système. »
Cette droite nationaliste, « newlook » à sa manière, ultime et ultra, va prendre son essor avec les élections européennes du printemps 2024 et surgir spectaculairement dans le ciel européen.
Charles Sapin l’écrit ainsi : « Les sirènes de la diabolisation qui visaient jusqu’alors les forces nationalistes ont fini par lasser, jusqu’à se retourner contre leurs propres instigateurs. L’absence de solutions apportées à l’immigration, l’essor des préoccupations identitaires comme la forte polarisation sur les enjeux environnementaux en sont les principaux moteurs contemporains. »
L’immigration, « premier carburant nationaliste » affirme Charles Sapin, présente des chiffres significatifs selon Eurostat : en 2010, les 27 Etats membres accueillaient 2,6 millions de personnes, tous statuts confondus, et onze ans plus tard, ce chiffre s’élevait à 3,75 millions de personnes, soit une augmentation de 42%. Les demandes d’asile suivent une progression encore bien supérieures : 250% ! Des chiffres qui ont donné à la droite extrême l’occasion de lancer un slogan qui claque : « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop. La France et les Français d’abord ! » C’est l’un des cris historiques de révolte et de ralliement de l’extrême-droite française, de Jean-Marie Le Pen il y a quelques décennies à sa fille, Marine, à présent, qui y voit, concomitamment, l’explication de la montée de la délinquance en France.
L’extrême-droite espagnole, par la voix de Vox, n’hésita pas à avancer l’argument civilisationnel et culturel dans un discours ainsi martelé : « Il y a 530 ans, la capitulation de Grenade mettait fin à la Reconquista, l’Andalousie revenait à l’Espagne et l’Europe au christianisme. Aujourd’hui la laïcité de gauche et le radicalisme islamique menacent nos racines ! Oui aux frontières sécurisées ! Non à l’immigration massive ! Non au « grand remplacement » ! Aux dernières élections européennes, l’argument a fait mouche : en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, au Danemark, en Slovaquie, en Allemagne et en France. C’est dans ces deux derniers pays, selon l’Institut de sondage Ipsos, que les électeurs, le plus souvent de droite, plus rarement de gauche, ont manifesté la plus grande inquiétude autour de l’immigration. Un débat qui a échappé aux partis traditionnels, plus absorbés par les questions du genre ou du bien-être animal que par les questions identitaires, renforcées des inquiétudes de niveaux de vie et de pouvoir d’achat, constate, avec force et amertume, Santiago Abascal, président de Vox.
En France, par la voix de Marine Le Pen et Eric Zemmour, l’accent est mis sur la lutte contre le « wokisme », cette déconstruction, selon eux, de la structure sociale et « genrée » de nos sociétés, encouragée par un islam politique sous-jacent : « Le wokisme n’est rien d’autre que l’idiot utile de l’islamisme » (Eric Zemmour).

L’environnement est cet autre sujet de mécontentement porté par nombre d’agriculteurs contraints par les règles écologiques et les mesures de décarbonation imposées d’en haut par Bruxelles. La colère paysanne va payer : un moratoire, voté en mai 2023, va reporter sine die l’application du Pacte vert européen prôné par la Présidente de la Commission, Ursula Van der Leyen, Présidente du Parlement européen, qui ambitionnait de réduire de 55% les émissions de CO2 des Etats membres d’ici à 2030 et viser la neutralité carbone en 2050. « On ne peut pas se permettre de perdre ces agriculteurs au profit des populistes » en a convenu alors la Vice-Présidente du même Parlement.
Les attaques contre ce centralisme européen, forme de dirigisme technocratique, ont été reprises par le Premier ministre de la Pologne, leader du parti nationaliste PiS, en mars 2023, « partisan d’une Europe des Nations basée sur une réconciliation du continent européen avec son Histoire et ses valeurs chrétiennes, autant que sur une exaltation de la diversité de chaque Etat membre par le biais de l’affirmation de leurs identités nationales » écrit Charles Sapin. Exit donc l’euroscepticisme, s’exprimeront désormais des « euroscritiques » et des « euroconstructifs » ! Finie, donc, la rupture franche avec l’Union européenne !
La Hongrie de Viktor Orbán continuera, pourtant, de faire des siennes avec les règles de Bruxelles : l’homme fort de Budapest devra répondre, par exemple, de son interdiction d’accéder aux écoles primaires pour les enfants de membres d’associations pro-LGBT. Un refus qui vaudra au pays le gel d’importants versements de fonds européens. En juin 2022, l’Autriche, quant à elle, se fera rappeler à l’ordre sur l’obligation que « les travailleurs migrants doivent profiter des politiques sociales de l’Etat d’accueil dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux. »
Le livre de Charles Sapin est riche d’autres analyses des accords et désaccords, âpres et souvent récurrents, entre les pays de l’Union européenne, l’Ukraine n’étant pas le moindre de ces points d’achoppement quand Viktor Orban, encore lui, déclare : « La Russie a attaqué l’Ukraine, nous avons donc l’obligation d’accueillir des réfugiés ukrainiens. Mais nous voyons aussi que dans la guerre d’Ukraine ce ne sont pas les armées du Bien et du Mal, mais les troupes de deux pays slaves qui se livrent une guerre circonscrite dans le temps et l’espace. C’est leur guerre, pas la nôtre. »

À ce jour, c’est Giorgia Meloni qui semble réussir, et maintenir, cet équilibre fragile entre des partisans d’une droite extrême. « Serre la main que tu ne peux pas couper » écrit, amusé, Charles Sapin pour dire l’opportunisme politique de la nouvelle cheffe de gouvernement. Les critiques contre l’Union européenne ont totalement disparu du vocabulaire de la nouvelle Présidente du Conseil. Mario Draghi, son prédécesseur, s’en étonne, et s’en félicite ! Comme elle a vite abandonné l’idée d’un blocus naval en Méditerranée, censé arrêter l’arrivée de migrants, et le projet de créer des zones tampons au nord de l’Afrique. Meloni, pragmatique et fine mouche, se plie aux contraintes de la réalité qu’elle ne peut tordre à souhait, préférant une attitude que le politologue Gilles Gressani dans le quotidien La Repubblica qualifie de « techno-souverainisme ». Une option qui l’amène à se dégager de tout soutien politique en dehors des frontières italiennes. « Marine Le Pen est démago. Elle est de gauche sur le plan économique et progressiste sur le plan sociétal » dit-elle à un eurodéputé français de passage à Rome en 2021 ! « Meloni, c’est du nationalisme de sous-préfecture » réplique, agacée, la candidate récurrente à l’élection présidentielle française. La parfaite union des droites radicales en Europe n’est peut-être pas pour demain !
Excellent livre d’explications et d’analyses sur les situations politiques d’une Europe conquise ou tentée par les courants, divers et divergents, de nationalismes ressuscités et revigorés, de l’Atlantique à la Mer Noire, de la Mer Baltique à la Méditerranée. Un nationalisme que De Gaulle tenait à distinguer du patriotisme « qui est d’aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres. » Et le nationalisme, c’est la guerre, avait aussi lancé François Mitterrand au Parlement européen en 1995 dans un testamentaire discours d’adieu à la vie politique.
Charles Sapin, Les moissons de la colère : plongée dans l’Europe nationaliste, Les éditions du Cerf, ISBN 978-2-204-157-865, 20 euros. Parution : mars 2024.