Parmi les écrivains du désespoir, peu ont su conjuguer la négation et l’extase avec autant de précision, de musique et de vertige qu’Emil Cioran. Trente ans après sa mort, sa prose continue d’irradier une entreprise de négation qui ne s’épuise pas, qui s’affine au contraire avec le temps, comme si notre époque rejoignait peu à peu l’intuition glaciale de ses aphorismes. Dans un siècle où le désespoir devient banal, Cioran reste inégalé parce qu’il en fit une métaphysique, une rythmique, une flamme noire.
Né le samedi 8 avril en 1911 à Rășinari, en Roumanie, fils de prêtre orthodoxe, Emil Cioran traverse le siècle en étranger. Exilé à Paris dès 1937, il adopte la langue française avec une ferveur rare, presque mystique, au point d’en faire l’instrument d’une seconde naissance — « Ce qui m’a sauvé, c’est d’avoir changé de langue. » Sa rupture avec sa langue natale coïncide avec une rupture plus radicale encore : celle avec toute forme d’espérance.
Dès Sur les cimes du désespoir (1934), et plus encore dans ses œuvres françaises — Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La Tentation d’exister, De l’inconvénient d’être né — Cioran ne cesse de miner les certitudes, les absolus, les idéaux, jusqu’au langage lui-même. Il est l’arpenteur du soupçon intégral, celui pour qui toute consolation est mensonge, toute quête de sens une coquetterie de l’intellect : « Toute pensée devrait être désespérée si elle est honnête. »
Mais si le fond est désespéré, la forme, elle, est d’une lumière rare : ses phrases ciselées, suspendues entre ironie et incantation, offrent une jubilation à rebours. Chez Cioran, le style est une ascèse — « C’est la forme, non le fond, qui rend supportable la vie. » Chaque aphorisme est une gifle métaphysique, mais aussi une offrande à la beauté de la phrase bien tournée. Le nihilisme devient ici une manière d’élégance.
Une pensée sans système, un incendie sans doctrine
À l’opposé des bâtisseurs de systèmes, Cioran pratique la pensée fragmentaire, discontinuée, comme un refus de l’architecture totalisante. Cette forme est une éthique : le fragment est humble, il sait qu’il ne sauvera personne. Il refuse la totalité comme imposture — « Un système est une révolte de l’intelligence contre l’évidence. » Dans un monde où tout est fracture, la seule honnêteté consiste à penser par éclats.
Influencé dans sa jeunesse par Schopenhauer et Nietzsche, Cioran n’a cependant de maître que l’expérience du vide. Ses textes, souvent rapprochés de ceux des mystiques — Maître Eckhart, Jean de la Croix, Angelus Silesius — se déploient paradoxalement hors de Dieu, ou du moins après Lui. Il confie ainsi, avec cette densité ironique qui est la sienne : « Dieu, c’est l’impossibilité de se taire. » Cioran est peut-être l’un des rares auteurs à penser la sainteté sans transcendance, le renoncement sans promesse.
Ce qui traverse toute son œuvre, c’est cette lucidité coupante, cette manière de mettre à nu l’orgueil de toute entreprise humaine. Rien ne trouve grâce à ses yeux, ni la foi, ni la science, ni l’histoire, qu’il considère comme une mécanique tragique et aveugle : « L’histoire est une conspiration universelle contre la vérité. » Il voit dans le progrès un malentendu tragique, dans l’action une distraction de notre misère essentielle. Pourtant, il ne se réfugie jamais dans le silence absolu, ni dans la posture nihiliste pure : il écrit, encore et encore, comme on saigne lentement.
L’empreinte invisible
Cioran n’a ni disciples ni école. Il l’a voulu ainsi. Tout dans son œuvre respire le refus de l’appartenance. Et pourtant, son influence est profonde, souterraine, redoutablement persistante. On la devine chez certains écrivains français — Philippe Muray, Pascal Quignard, Clément Rosset — mais aussi dans la littérature mondiale, chez Peter Sloterdijk, Fernando Savater, Susan Sontag ou encore Paul Auster. Partout où la pensée se fait tranchante et oraculaire, où le doute se fait style, Cioran rôde.
Mais c’est dans les interstices, dans le sentiment diffus de vacuité qui traverse notre modernité, que son empreinte est la plus forte. Cioran a anticipé notre fatigue ontologique, notre dégoût des dogmes, notre ironie face à l’histoire. Et il nous rappelle, dans un murmure presque complice : « Quand on commence à se prendre au sérieux, on cesse d’être lucide. » Il n’a pas prophétisé, il a diagnostiqué, comme un médecin triste qui sait que toute guérison est provisoire.
Aujourd’hui, à l’heure où l’on craint autant le vide que l’excès de sens, Cioran demeure un compagnon essentiel : non pour nous consoler, mais pour affiner notre regard. Il nous apprend à désespérer avec panache, à rire de notre propre chute, à habiter le doute comme une forme de noblesse.
Lumière noire
Trente ans après sa disparition, Cioran nous lègue une œuvre dont la beauté tient à son inutilité revendiquée. Il n’a ni construit ni détruit : il a illuminé l’abîme. Et dans l’un de ses éclats les plus saisissants, il assène : « Ce n’est pas la peine de se tuer, puisque on se tue toujours trop tard. » Il nous rappelle que penser, c’est parfois consentir à ne pas comprendre, à ne pas sauver. Il nous laisse une langue qui scintille dans l’obscur, comme un vitrail renversé.
Il est de ces écrivains qui ne servent à rien, sinon à nous réveiller du mensonge de l’utilité. Et cela, à l’heure du bruit généralisé, demeure plus précieux que jamais.