Deux litres et demi de Julien Jouanneau ou la vie au bout de la nuit

trou de mine la boiselle 1916
Soldats dans le trou de mine de La Boiselle, appelée La Grande Mine. Bataille de la Somme - 1916

La Première Guerre mondiale a fait naître quelques grands romans et récits devenus des classiques de la littérature « guerrière », celui de Barbusse avec Le Feu, de Dorgelès avec Les Croix de bois, de Genevoix avec Ceux de 14, de Giono avec Le grand troupeau, de Cendrars avec La main coupée, de Céline avec Guerre, de Jean Echenoz avec 14, d’Eric Vuillard avec La Bataille d’Occident. Le dernier roman de Julien Jouanneau, Deux litres et demi, paru aux éditions Maurice-Nadeau en janvier 2025, est de cette lignée : un roman de guerre animé d’une magnifique richesse d’écriture et d’un exemplaire parti pris narratif. À lire, donc, toute affaire cessante !

Ce vendredi 14 juillet 1916, les fusils et les canons, bien alignés, défilent dans la capitale, mais à quelques centaines de kilomètres de là, il est une autre forme de « célébration », autrement impressionnante, celle d’un feu d’enfer, du côté de Douaumont, là où des poilus, repliés et abrités dans les cratères de bombes et d’obus, attendent l’opportunité et la force de s’extirper de ces mortelles tranchées d’un autre genre pour sauver leur peau. Jules Récarte, soldat français, et breton, encore adolescent, se réfugie là, seul être encore vivant, lui semble-t-il, dans ce cul de basse fosse, « trou en forme d’assiette creuse au diamètre capable de contenir une piste de cirque ! ». Le malheureux a reçu un projectile, balle ou éclat d’obus, qui lui a percé la jambe devenue lambeaux de chair mêlés à la terre maculée de son sang qu’un oiseau de mauvais augure viendra déchirer avec constance de son bec de rapace. Il a encore la chance, se dit pourtant notre fantassin, d’être de ce monde alors qu’il aperçoit, sur les bords du cercle de ce bout de terre creusée par une bombe, là-haut, la tête de pauvres soldats qui pendent, inanimés. Quelques instants auparavant, Jules s’était exposé aux feux croisés et mêlés des canons français et allemands et aux assauts des baïonnettes dont il usera, lui aussi, dans la mêlée des fantassins, avec force, avec horreur surtout, tranchant au hasard la cuisse d’un soldat dont il sectionnera l’artère fémorale, condamnant un malheureux vidé de son sang. L’enfer de la bataille et « le ciel de houille font pleuvoir les grenades.[…] Une balle, au bruit d’abeille, fauche les rêves de Pierre en pleine gorge.[…] Le jour passe à travers les corps. Des météores lardent les soldats. Les boyaux voltigent, tapissent le sol et aspergent mes lèvres. » On se rappelle les mots d’Apollinaire, lui aussi combattant revenu de ce mouroir à taille inhumaine : « Si tu voyais ce pays, ces trous à hommes, partout, partout ! On en a la nausée, les boyaux, les trous d’obus, les débris de projectiles et les cimetières » s’était-il écrié, ajoutant en cruelle ironie : « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie… »

Deux litres et demi julien jouanneau
Paris, 14 juillet 1916. Défilé place de l’Opéra. Amédée Alphonse Eywinger

Notre poilu est parti au combat la mort dans l’âme : « J’ai dix-sept ans et toute la mort devant moi. À cet âge, je devrais courir et contester, rire et rêver, découvrir et danser. Faire la fête, mais pas celle-là, lancée à coups de pétards, de valses de baïonnettes et de confettis de chair. Pas celle où l’on trinque au sang. Pas celle où le son des canons accueille les voisins d’en face. Arrosés d’hommes, ce désert ne rapporte rien sous la canicule. Seules poussent quelques fleurs de barbelés et de phalanges pointées vers le ciel vide. » Canicule en effet, en ce mois de juillet. Comme pour ajouter au malheur et à l’enfer de la bataille, le soleil s’en mêle, brûlant lui aussi comme la gueule du canon, desséchant le terrain et les hommes, asséchant le sol et les gosiers. « Je suis prisonnier d’un puits. Sans eau. »

Il faudra donc tenir dans la fournaise du jour et le brasier du combat. Et ne pas gaspiller la moindre goutte d’eau de cette gourde attachée à la ceinture, « deux litres et demi », à vénérer avec l’espoir et la foi en une vie au-delà de la guerre. Ce minuscule réservoir d’eau ? Comme une « Notre-Dame-de-la-Gourde » pour notre désespéré poilu ! Et infiniment plus précieuse que cette fiole de gnôle à réchauffer les cœurs et les ardeurs que nos généreux officiers concèdent aux fantassins, comme le dernier verre du condamné à mort. Une eau-de-vie que notre soldat n’avalera pas, préférant en user pour désinfecter, espère-t-il, sa vilaine blessure : « L’hiver dans les tranchées, il nous réchauffe et nous garde éveillés. Ici en pleine chaleur, il assure le rôle d’infirmier. […] Ça brûle effroyablement, [mais] ça me rassure ». Il le faut bien, « une mouche atterrit sur la blessure, en un clin d’œil, une trentaine rejoint le banquet. »

Mais le moindre des mouvements du corps pour s’extraire de ce trou à rat l’épuise et réveille en lui une soif incommensurable. Qu’il lui faudra assouvir sans épuiser ses réserves, qu’il fasse jour quand le soleil enflamme les corps, qu’il fasse nuit quand « le brasier décolère », que la voûte du ciel apparaît « mitraillée d’étoiles » et que « la lune, immense, révèle des os et des crânes au-dessous des lèvres du cratère, formant un halo diamanté tout le long de la crête. » Après un troublant silence nocturne qui le porte à rêver de sa chère et tendre Jeanne, le matin revient et « le bleu clair congédie pour de bon les astres de la nuit. Personne n’est venu. » Et c’est le désespoir qui gagne, l’angoisse de la solitude qui surgit. Au moins, « périr ici m’évitera la maladie, les rides et la déchéance. J’aurai dix-sept ans à jamais. »

trou mine julien jouanneau
Trou de mine de La Boisselle prise par drone. Bataille de la Somme – 1916. Classé monuments historiques en 1997, puis annulé lors du classement en 1998

Un silence de mort paraît régner sur le champ de bataille, là-haut, au bord de cette « arène » de terre et cailloux où notre homme est comme inhumé avant l’heure. Lieu déserté ? Un grognement se fait entendre, un chien apparaît au bord de l’entonnoir, « la gueule couverte d’un masque à gaz. Un chien sanitaire ! » De ceux-là qui portent secours avec un bidon d’eau attachée au collier. Une chance dans le désespoir du poilu ! Mais rien à faire, le chien ne veut pas descendre ! Pire, il est happé par les griffes d’un rapace aux aguets qui se met à le dévorer, couvrant ses plumes du sang de ses entrailles. « Je m’effondre en larmes, inexistantes. Personne ne viendra. Je suis… Seul. » La vie, pourtant, résiste. Au bord de se suicider avec son arme de service, notre poilu retrouve l’espoir et la vigueur d’une vie à remplir : « Capituler à dix-sept ans est interdit ! Mes sens ont fait rempart. L’odorat refuse de dire adieu aux arômes de lavande, la vue réclame les paysages ambrés de l’automne, l’ouïe exige les envolées de Mozart, le goût implore les tartes craquantes et le toucher a besoin de Jeanne. […] Revoir Saint-Malo. »

Ce matin-là, un Allemand surgit des bords du cratère. « Je pointe mon arme vers le soldat ennemi. J’appuie. La balle perce la terre. Raté. » Les deux hommes ne valent guère mieux, l’un et l’autre. L’ennemi, épuisé, « écarquille les yeux au fur et à mesure que s’approche ce galeux décharné, tout de guenilles et d’ecchymoses, arqué sur sa canne-baïonnette, qui le butera et le dépouillera sans réfléchir.[…] Ta gourde, donne ! Le Boche tripote sa ceinture et décroche le bidon. Je l’ouvre. Vide ! Il ricane. » Voilà bien deux compagnons de misère, embarqués dans la même galère de souffrances et de blessures, une jambe en bouillie pour l’un, un ventre déchiré pour l’autre. Et tous deux, « assis, épaule contre épaule » avec une commune obsession : retourner au pays, retrouver les proches. L’Allemand aussi a une Jeanne qui l’attend.

Au troisième ou quatrième jour de souffrance, « des nuages alourdissent la voûte de manganèse, une goutte picote mon front, d’autres s’abattent partout. Les éclairs fendillent le mur céleste. L’eau bénit mon royaume. […] La pluie douche le cratère et cascade le long des flancs. […] J’attendais de crever de soif, d’insolation ou d’infection… Ce sera de noyade, soit d’électrocution ! […] L’eau investit l’autel de Notre-Dame-de- la-Gourde.» Il faut vite sortir de cette fosse, – « dix jours et nuits dans ce cratère » – avant que d’y périr sous les eaux orageuses et torrentielles qui vont y faire leur lit. Derniers efforts et ultime victoire, avec – horreur ! – l’aide du tibia extrait du corps putrescent d’un soldat allemand gisant à ses côtés. Et notre homme se retrouve à la surface, hors de danger de submersion, au milieu d’un champ de bataille, « corne d’abondance : partout des cadavres aux musettes opulentes, des armes chargées et des charrettes dépecées. » Quand cessent les flots de cette pluie inespérée, c’est un nouveau matin du monde qui s’offre à notre jeune homme : « J’assiste à un vrai lever de soleil. Les frondaisons émiettent l’aube. Des fils d’argent remplacent les nervures des feuilles. Des pépites de rosée décorent l’humus. La terre sent bon l’humidité, je caresse la mousse. » La guerre achevée, notre « ancien » combattant retrouvera sa Jeanne bienaimée, sur les remparts de Saint-Malo. « J’ai dix-neuf ans et toute la vie devant moi. »

Deux litres et demi julien jouanneau
Paris, 14 juillet 1916. Défilé place de l’Opéra. Amédée Alphonse Eywinger

Il est peu de romans francophones au XXIe siècle inspirés par la guerre de 14. Celui-là en est un, magnifique, traduisant l’horreur avec la force d’un Louis-Ferdinand Céline, blessé à l’oreille au combat dans les Flandres durant la Grande Guerre, étourdi à jamais par cet « abattoir international en folie » écrivait-il, ajoutant : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête ». Et « j’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. » Julien Jouanneau a suivi cet exemple, simplement, superbement.

Deux litres et demi de Julien Jouanneau, Éditions Maurice Nadeau, coll. Lettres Nouvelles, 120 p. Parution : 24 janvier 2025.

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