Deux bandes dessinées publiées ce mois-ci – Babouchka et Dedouchka, survivre et s’amuser au pays des Soviets de Emma Siniavski et Em Silencio de Adeline Casier – évoquent la mémoire de deux grands pères exemplaires. L’un est un émigré russe, l’autre un émigré portugais. Si différents et… si ressemblants.
Savoir d’où l’on vient est une tendance forte actuelle de la littérature. «Patronyme », le livre de Vanessa Springora qui enquête sur la vie de son grand père, possiblement ancien nazi, est ainsi en tête des ventes de la rentrée littéraire. La Bd n’est pas en reste et deux albums sortent opportunément ce mois-ci, écrites et dessinées par des autrices qui retranscrivent l’existence mouvementée de deux aïeuls émigrés en France au siècle dernier. Babouchka et Dedouchka, survivre et s’amuser au pays des Soviets de Emma Siniavski (1) et Em Silencio de Adeline Casier (2) disent toutes les deux, les récits de grands pères qui ont en commun une rupture avec leur pays d’origine. L’un, soviétique est un intellectuel, le second portugais, un manuel. Le fossé culturel entre eux deux est immense mais tous deux vivent dans ces années soixante sous un régime dictatorial et cherchent à s’en échapper. Par la pensée et l’écriture pour l’un, par l’exil et le travail à l’étranger pour l’autre. Deux destins si éloignés géographiquement, intellectuellement, mais si proches affectivement.
Le grand père d’Emma Siniavski est un drôle de Papi. Flamboyant, amoureux, imprévoyant, imprévisible, il cache dans sa longue barbe de patriarche une histoire et un tempérament exceptionnels. Décédé quelques mois avant la naissance de sa petite fille, il a néanmoins laissé dans l’histoire familiale une trace indélébile, que sauve le trait fin et original de sa petite fille et les souvenirs de sa grand mère. Interné au goulag de 1966 à 1973, date à laquelle il émigre en France, Andreï Siniavski va survivre par sa pensée qu’il dissimule dans des centaines d’écrits. Il concrétise sur le papier les rêves qui sont « ces portes vers la liberté » et surtout il voit dans cet internement l’occasion de vivre intellectuellement de manière intense. Sa femme Maria, au caractère détonnant, n’est pas en reste et leur histoire pourtant tragique ne manque pas d’humour et d’ironie, instruments parfaits de combat contre l’obscurantisme soviétique.
Le récit détaillé de la vie exceptionnelle de ce couple unique est avant tout une magnifique ode à la liberté, à l’intelligence, à la culture, à la supériorité de l’imagination sur le réalisme. Picasso plutôt que Staline, Matisse plutôt que Lénine. La vie de Siniavski dédiée aux mots, est une une apologie de la pensée artistique qu’il enseignera en tant que professeur à la Sorbonne. Sa petite fille lui rend ici un magnifique hommage, non dénué d’humour grâce à un texte d’accompagnement dense et précis et à un dessin richement naïf, parfaitement adapté à la résilience dont firent preuve toute leur vie ses grands parents.
De manière plus classique, Adeline Casier, dans Em Silencio, met en image le départ de son grand père Joao de son Portugal natal, placé sous la dictature du président Salazar qui enrôle les jeunes hommes pour la guerre coloniale en Angola. Nous sommes en 1962 et la vie est difficile dans le nord du pays qui subit la crise économique. Licencié, la possibilité se présente à Joao, de rejoindre le cousin Manuel à Paris avec la promesse d’un salaire permettant d’assurer une vie décente à son épouse et à ses deux filles. Commence alors le « Salto », ce saut vers un avenir espéré plus radieux, un périple dangereux pour traverser l’Espagne et les Pyrénées avant d’entrer en France. Prix du passage prohibitif, solidarité des migrants, indifférence des passeurs, nostalgie des paysages natifs, doutes en un avenir meilleur, on devine Adeline Casier écouter et enregistrer précieusement les souvenirs de son grand père veuf, aujourd’hui installé dans le Nord de la France. Elle les retranscrit avec un crayon doux et un découpage en gaufriers qui assure à la fois une linéarité fluide du récit et permet au noir et blanc crayonné d’insuffler de l’humanité aux anecdotes tristes ou violentes d’un périlleux voyage. En peu de traits la dessinatrice exprime sur les visages des protagonistes toutes les émotions des migrants. Les arbres des forêts entourent bien souvent les hommes en fuite comme des barreaux de prison. Comme ultime métaphore, l’histoire des andorinhas, ces hirondelles volant à la quête de terres plus douces s’oppose à la chouette au regard perçant, semblable aux jumelles inquisitrices de la Garde Civile espagnole.
Dans une postface très documentée, l’historien Victor Pereira dit la chape de plomb qui couvre le pays pendant la dictature de Salazar. De ces conditions d’immigration, fluctuantes selon les périodes économiques et les décisions politiques des trois états concernés, Portugal, Espagne et France, il tire la conclusion que « aucune fermeture des frontières n’empêche les hommes et les femmes de vouloir trouver ailleurs une vie meilleure ». Une phrase qui résonne avec acuité aujourd’hui. Et résonnera encore demain probablement.
(1) Babouchka et Dedouchka, survivre et s’amuser au pays des soviets de Emma Siniavski. Éditions Sarbacane. 128 pages. 22 €. Parution: 2 janvier 2025. Feuilleter
(2) Em Silencio de Adeline Casier, Éditions La Boîte à Bulles. 160 pages. 23€. Parution : 2 janvier 2025