Nous pensons communément que la paix est simplement une sorte d’intermède entre deux états qui sont des états de guerre. On dit : « allez, on fait la paix », mais le conflit revient vite, avec la nécessité à nouveau de encore de « faire » la paix, comme si la paix devait toujours être établie et que l’état naturel de la relation, c’était nécessairement la guerre. En matière de philosophie politique, Kant ne déroge pas à cette opinion commune, il admet lui aussi que la paix doit être établie, mais à la différence du sens commun, il y voit un projet à long terme, un idéal à atteindre.
À atteindre comment ? Kant a-t-il en tête que pour que la paix soit présente perpétuellement, c’est l’homme qui doit radicalement changer ? Non, pas du tout. La nature humaine est fondamentalement mauvaise ? Cependant, l’avènement du droit est notre salut politique, car de sa mise en œuvre découle l’établissement de la paix. Ce que partage Kant, c’est une foi dans l’abstraite réalité du droit et de son application. Il partage une foi non dans la mise en œuvre des traités de paix, mais dans le principe du droit. Dans le Projet de paix perpétuelle, Kant entend consigner par écrit les articles définitifs qui rendent possible les conditions juridiques grâce auxquelles toute guerre deviendra impossible.
Faut-il dénoncer le caractère illusoire de la paix perpétuelle ? Ou bien faut-il dénoncer la prétention à donner à la réalisation de la paix perpétuelle un fondement juridique ? La paix perpétuelle a-t-elle un sens en tant qu’Idéal, comme l’admet Kant, ou a-t-elle son fondement non dans l’idéal, mais dans la Réalité même ?
A. Les règles fondamentales de la paix
Peut-on formuler un traité de paix perpétuelle, comme, à la suite d’un conflit on formule un traité de paix historique ? Il y a une différence conceptuelle indéniable : quand, on déclare la paix, et que l’on signe un traité après de longues batailles sanglantes, c’est un acte qui intervient à un moment historique précis pour mettre fin à des hostilités. Parce qu’il s’agit d’arrêter la guerre, il est toujours possible de soupçonner que les belligérants ne signent en fait qu’un armistice au lieu d’un traité de paix. Kant note la différence, un armistice est un arrêt des hostilités signé, mais qui suppose encore la réserve d’un conflit futur, c’est une sorte de pause dans la guerre. La paix par contre, selon Kant, est perpétuelle par essence (article1). Ce qui ne veut pas dire qu’elle est naturelle, loin de là ; la paix doit être établie entre les États. Cela nous explique que le premier article de la paix stipule qu’aucun traité de paix ne doit laisser supposer en réserve une guerre future.
Nous devons ici nous rappeler quelques idées de Rousseau : la guerre est un concept qui ne concerne directement le rapport des hommes entre eux. Entre de simples hommes, il y a seulement querelle. La guerre existe non dans l’affrontement de deux volontés individuelles, mais de deux volontés d’États. L’homme ne participe à la guerre qu’en tant que citoyen membre d’un État, et il y participe au premier chef comme soldat. La guerre suppose nécessairement l’existence de l’État, d’une volonté d’État, elle suppose un territoire d’État, une volonté politique organisée qui est celle d’un peuple doté d’un pouvoir centralisé. L’État suppose l’existence de frontières, ce qui définit l’État étant justement le monopole de la législation à l’intérieur de ses frontières. Qui dit territoire, dit nécessairement exigences territoriales et possession territoriales. Nous ne parlons d’État français qu’en ayant en vue un territoire et des frontières. Nous savons très bien que les guerres de l’histoire se sont le plus souvent organisées autour de la maîtrise, de la conquête d’un territoire. Il est clair de ce fait que toute frontière est en un sens arbitraire, résultat d’un compromis historique. Le à se citoyen, en tant que membre d’un État, s’identifiant à cette totalité qu’est l’État est prêt à se battre, quand un État en voisin envahit son territoire et menace de mettre en cause l’intégrité de l’Étata suprématie de l’État sur le territoire. Il devient le « patriote » qui défend sa « patrie ». Souvenons-nous, il n’y a pas si longtemps de la guerre de Koweït menée par l’Irak, de la guerre des Malouines. Nous comprenons que cette logique conduise Kant à la formulation de l’article 2: « nul État indépendant… ne pourra être acquis ».
La guerre pose le problème du statut de la propriété. La propriété n’est pas la possession. La propriété est de droit, tandis que la possession est de fait : la possession est physique tandis que la propriété est légale. L’État définit le droit. Pour être plus précis : la possession concerne le rapport de l’homme avec des choses, non le rapport de personne à personne. La propriété suppose une reconnaissance sociale, une reconnaissance par le droit de la légitimité de la possession. L’État doit veiller à la sauvegarde des citoyens qui sont par essence des personnes ayant leurs propres biens. Quand deux États entrent en guerre, non seulement le vainqueur prétend entrer en possession du sol qu’il a conquis, mais il soumet aussi le vaincu ; or soumettre un autre État, c’est soumettre ceux-là dont l’État est composé, c’est soumettre les citoyens de l’État à une tutelle étrangère, c’est au final les traiter comme des choses dont on peut disposer à sa guise.
Quel est donc le lien qui unit les hommes à leur terre, qui les unit entre eux et fait qu’ils sont membres d’un même État ? La réponse à cette question, les philosophes des Lumières l’ont donnée à travers un concept régulateur, celui de contrat social. On suppose que les hommes vivant dans l’état de nature, c’est-à-dire l’état antérieur à la formation de la société, se réunissent et décident de former ensemble un seul tout capable de les protéger et de garantir à la fois leur vie et leurs biens. Ils passent entre eux un contrat par lequel ils acceptent de s’en remettre à une loi commune, à un pouvoir commun qui saura les gouverner, garantir leur personne et leurs propriétés. Ils sortent donc de l’état de nature pour entrer dans l’état social. Le pacte d’association qu’ils ont conclu devient un pacte de gouvernement et il donne naissance à cette entité juridique qu’est l’État.
Le problème est alors de savoir comment on interprète l’état de nature et quel est le bénéfice exact que gagneront les hommes à vivre dans l’état social. Il y a deux positions possibles :
ou bien la position de Hobbes, selon laquelle l’état de nature est un état de guerre perpétuelle des hommes entre eux, dont il faut échapper à tout prix en instaurant l’État : dans l’état de nature, dit Hobbes, l’homme est un loup pour l’homme, dans l’état civil, l’homme est un dieu pour l’homme. Cette position part d’une sorte de pessimisme de fond quant à la possibilité de faire confiance à l’être humain pour vivre en paix. L’homme est plutôt méchant par nature et il a besoin de la contrainte d’une structure politique pour apprendre à vivre en paix.
Ou bien la position de Rousseau, disant que la guerre est par essence un concept social et non un état naturel. L’homme dans l’état de nature ne pouvait être violent, il était plutôt un animal timide, replié sur lui-même, qui ne connaissait qu’une possession provisoire, pouvant donner naissance à quelques querelles, mais pas à la guerre qui suppose l’existence de l’état. L’homme est plutôt bon par nature, c’est la société qui le pervertit en introduisant la rivalité autour de la propriété.
La position de Kant est clairement alignée sur celle de Hobbes. Il admet en conséquence que la paix doit être établie et établie par une structure juridique qui va, partout où naissent des rapports de force faire en sorte qu’ils soient remplacés par des rapports de droit. Kant interprète l’hostilité elle-même en terme de droit. Je me permets de me comporter de manière hostile envers une autre personne quand je m’estime lésé dans les droits. Cela suppose que je prétends d’emblée posséder des droits qui ne doivent pas être violés. Ce que je cherche, en m’identifiant au statut de citoyen, membre de l’État, c’est à obtenir une sécurité, or « l’homme (ou le peuple) dans l’état de pure nature me prive de cette sécurité et me lèse du fait même de cet état, simplement en étant à côté de moi, […] par l’absence de lois qui caractérise son état, par lequel il me menace constamment ». De sorte que je n’ai que deux possibilités, soit écarter le gêneur physiquement, soit le « contraindre à entrer avec moi dans une communauté de droit ».
Quel est le rôle de la constitution d’un État ? Donner à chacun des citoyens des droits qui le protègent. Le droit civil protège les personnes morales en tant que citoyens du peuple. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le droit codifié des États ou droit positif. Le droit des peuples régit les relations entre les États, c’est ce que nous appelons aujourd’hui le droit international. Kant ajoute – et c’est l’hypothèse importante du texte – que le droit cosmopolitique doit permettre que les hommes se sentent membres d’un même État universel comme citoyens du monde.
S’il était possible de faire en sorte que partout sur la Terre, les hommes soient sous le même régime d’une législation assurant à chacun des droits, l’objectif de la réalisation de la paix perpétuelle serait concevable, voire réalisable dans un temps indéfini. Immédiatement Kant tire une conséquence pratique : à l’article 3 il stipule que « les armées permanentes devront disparaître avec le temps ». Il donne deux types d’arguments 1) la guerre a un coup économique très lourd. 2) de plus, l’existence même de l’armée suppose que des hommes sont payés pour tuer ou se faire tuer, donc utilisés soit comme chair à canon, soit comme machine de guerre. Cela veut dire qu’alors les droits de l’humanité, les droits de l’homme sont d’emblée reniés, que la personne humaine est sacrifiée dans sa valeur essentielle. Un homme, c’est plus qu’un soldat et il n’est soldat que par accident, dans un conflit armé. L’existence de l’armée, non seulement est une menace permanente pour la paix, mais elle porte atteinte d’une certaine façon à la personne humaine et mettant en avant le soldat plus que l’homme. Kant d’ailleurs note que l’agression dans la guerre est non seulement liée à l’existence de l’armée – qui est par définition une manifestation de la force publique –, mais aussi à la diplomatie des alliances politique et enfin au pouvoir de l’argent.
Si, comme on le dit souvent, le nerf de la guerre c’est l’argent, alors il faut délibérément le couper, ce qui nous mène logiquement à l’article 4. « On ne contractera aucune dette publique en vue des querelles entre État ». Kant nous dit que si l’entretien des routes par exemple ne soulève aucun soupçon, il y a pourtant un emploi des finances publiques qui mérite d’être critiqué, c’est celui qui va à la préparation de la guerre. Se donner comme principe de refuser cette pratique, c’est couper court à ce qui alimente la guerre. Cela d’autant plus, note Kant, que la « facilité à faire la guerre, jointe à l’inclination des gouvernants à s’y livrer, […] paraît être un trait inné de la nature humaine ». Il serait donc sage de proscrire les mesures qui détourneraient les finances publiques dans le sens de la préparation de la guerre.
Puisqu’il s’agit de substituer partout aux rapports de force des rapports de droit, il faudra admettre comme principe l’article 5 suivant : « Aucun État ne s’immiscera de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État ». La situation historique d’un État ne justifie en rien le prétendu droit qu’il pourrait se donner d’agresser son voisin pour des prétextes territoriaux quelconques. On ne peut en appeler à l’Histoire pour justifier l’entreprise de la guerre. Ce n’est pas tant que la souveraineté des États doit absolument être défendue, non c’est surtout que personne ne peut tirer prétexte des situations de fait à titre d’exemple pour en tirer une justification de se lancer dans une offensive ou une conquête. Cependant, il faut noter que dans cet article, Kant considère pourtant qu’un État peut se mêler des affaires d’un autre État quand celui-ci tombe dans l’anarchie, du fait qu’il se scinde en factions rivales et que l’unité de l’État se trouve détruire. Cette intervention pour Kant est justifiée, car elle revient à rétablir le droit contre le chaos des violences civiles (cf. la guerre civile).
Enfin, Kant au titre de l’article 6 exige de bannir toute pratique machiavélique de la politique (tueurs à gage, empoisonneurs, incitation à trahison, etc.) entre les États afin que ne soit jamais entamée la confiance entre les États. Kant estime de la guerre elle-même dans sa pratique, suppose un sens de l’honneur, on dirait peut être un code d’honneur, ce qui implique une certaine confiance dans l’ennemi. Sinon elle n’est plus la recherche d’une victoire, mais une volonté d’extermination. Or, le stratège guerrier n’a qu’une fin, c’est faire plier la volonté de l’adversaire, quand l’adversaire s’incline, il se rend et il est vaincu et on a obtenu par la force que l’on cherchait à atteindre. On voit donc que la stratégie a ses règles et si elle a ses règles, c’est qu’en fait un code de droit y est applicable. Le droit de la guerre. Seulement, étant un emploi de la force, elle est seulement une manière de faire valoir son droit par la force. Ici se produit un renversement classique des rapports du droit et de la force. Normalement, la force ne fait jamais droit, comme l’a montré Rousseau. La force est une puissance physique, le droit une puissance morale, la force ne crée que des rapports de soumission, tandis que le droit seul peut créer un rapport d’égalité. Or dans la guerre, l’issue finale décide du « vrai » droit qui appartient alors au plus fort, c’est la victoire qui arbitrairement décide du droit, et ainsi, c’est le fait qui devient un droit : « c’est… l’issue de cette guerre… qui décide de quel côté se trouve le droit ». Il suffit, comme le dirait Rousseau d’être le plus fort pour proclamer le vrai droit. C’est une situation désolante, car dans ce cas, si le fait se confond avec le droit, il n’y a plus de justice durable, mais seulement celle qui est instituée par des rapports de force. Et Kant d’en rajouter en y voyant un triste expédiant de l’état de nature.
Comme aucun des belligérants dans la guerre n’a intérêt à entrer dans un processus d’extermination, comme personne ne peut raisonnablement une paix des cimetières, il faut bien qu’ils sortent du conflit par le droit et renoncent des moyens machiavéliques d’action qui empoisonneraient par avance les efforts dans la direction de la paix. Le machiavélisme en politique consiste à placer la Raison d’État au-dessus des règles de la morale. Renoncer au machiavélisme revient à accepter une politique de la transparence. Kant parlera plus loin de « publicité » accordée aux intentions et aux actes. La règle de la transparence permet de l’exigence de la morale soient mises en accord avec les pratiques de la politique.
Ainsi se clôt dans le texte de Kant la première section traitant des articles préliminaires du projet de paix perpétuelle. Nous venons de montrer comment Kant établit des règles élémentaires qui peuvent, une fois respectées, conduire à un état de paix. Mais, il faut encore transformer ce qui est présenté comme des règles et montrer toute la nécessité juridique contenue dans le projet de paix perpétuelle.
B. Le Droit est pacifique
Kant entend montrer que le droit est dans son fondement et dans son application capable de réaliser la paix, car c’est seulement à partir du droit que la paix peut être instituée. Dès le début réaffirme le présupposé qui conduit l’ensemble du texte : « l’état de paix n’est pas un état de nature, lequel est au contraire un état de guerre »… Le corollaire étant, « c’est pourquoi il faut que l’état de paix soit institué ». Nous comprenons bien ce que Kant dit ensuite, que le « renoncement aux hostilités n’est pas encore une garantie de la paix ». Mais Kant ne veut pas dire que la paix est davantage que l’absence de conflit. Dans le même ordre d’idée, le vrai Silence n’est pas l’absence de bruit, mais un état positif. Ce n’est pas ce que Kant admet, il n’y a pas selon lui un état premier qui serait la Paix, état qui se déchiré par l’apparition du conflit, donnant naissance à la guerre. De même, la relation à autrui existe avant d’être établie, mais elle est brisée par la situation de conflit qui instaure la relation dominant /dominé. Kant serait plutôt du côté de Sartre disant que la « relation » première entre les hommes n’est pas la communauté, mais l’hostilité première de l’homme pour l’homme (alors même justement que l’hostilité est une justement relation avortée, brisée !). En partant d’un tel présupposé, il est évident que les hommes doivent impérativement instaurer une relation de droit qui limitera les prérogatives de l’un par rapport à l’autre, qui remplacera, disions-nous, le rapport de force par un rapport de droit.
La solution du problème passe pour Kant par l’établissement sur toute la planète de régimes qui incarnent la réalisation du droit. Ce qui peut surprendre, c’est que pour Kant, cela signifie un régime non pas démocratique, mais républicain. (Article définitif 1). Par République Kant entend un régime dans lequel la constitution garantit la liberté des hommes, dans lequel tous les citoyens dépendent d’une unique législation dont ils sont les sujets de droit, dans lequel est garantie l’égalité de tous en tant que citoyen. On retrouve là l’idéal du Contrat social tel que Rousseau l’avait formulé, le régime politique idéal est celui qui est capable de rendre possible la liberté humaine, tout en fixant sa limite civile à travers la loi. Je ne peux revendiquer dans l’État une liberté naturelle, car ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. En tant que citoyen, je me sens partie prenante de l’élaboration du droit, à travers ma reconnaissance de la volonté générale et de l’autorité de l’État.
Où est donc la différence avec la démocratie ? Par démocratie Kant entend un régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par le peuple, tandis que dans l’autocratie, il est détenu par un seul et que dans l’aristocratie par plusieurs. Cette classification part de la distinction entre les personnes qui détiennent la souveraineté. Elle n’explique pas encore la méfiance de Kant vis-à-vis de la démocratie. Cependant, il est aussi possible de caractériser les régimes par la manière avec laquelle ils usent de leur pouvoir. Kant distingue ici le républicanisme qui serait un exercice du pouvoir dans lequel le pouvoir exécutif est séparé du pouvoir législatif. Le despotisme est un exercice du pouvoir qui repose sur l’exécution arbitraire des lois qu’un État s’est donnée à lui-même. Ce que Kant reproche à la démocratie, c’est d’être un despotisme. La démocratie est un régime où règne le diktat de la volonté de tous contre la volonté particulière, une sorte de tyrannie du collectif sur l’individuel.
Ce qui est important pour Kant, c’est que le Droit puisse être souverain, que le pouvoir législatif soit distinct et supérieur au pouvoir exécutif. Dans un régime républicain, l’assentiment du peuple sera requis pour toute décision. Il est alors entendu que la volonté générale s’exprimera mieux en terme de droit et il est clair que les citoyens de l’État réfléchiront à deux fois avant de se lancer dans des actions de guerre. Par contre, dans un régime aristocratique, ou dans une forme d’autocratie (une dictature militaire par exemple), le souverain n’est pas vraiment concitoyen, il se croit propriétaire de l’État, donc entend faire comme bon lui semble de sa volonté. « Il peut donc déclarer la guerre, pour la moindre bagatelle, comme une sorte de partie de plaisir ». Si le Souverain est par contre l’émanation en droit de la volonté générale, s’il n’est que son ministre, son représentant, il aura souci de préserver le peuple des violences de la guerre. La clé est là « toute forme de gouvernement qui n’est pas représentative est proprement informe ». Kant se méfie de la démocratie pour cette raison qu’elle risque fort d’être une sorte de dictature de la masse : dans la démocratie, « tout un chacun veut être le maître ». Il est impossible que la foule gouverne, le gouvernement ne peut être confié qu’à quelques-uns par le jeu de la représentation.
Mais le point le plus neuf, c’est que Kant saisit très clairement la nécessité de la création d’une fédération d’États libres (article définitif 2) pour que soit respecté le droit des gens et que soit dès lors rendu l’établissement d’un état de paix perpétuelle. Nous ne pouvons pas ne pas faire le rapprochement avec ce que nous connaissons aujourd’hui, la structure de l’Organisation des Nations Unies et la déclaration universelles des droits de l’homme, assorti du tribunal international. Kant a-t-il entrevu cette réalisation ?
Les États, entre eux, peuvent être considérés comme les hommes qui seraient encore dans l’état de nature avant d’avoir passé le pacte par lequel ils ne seront plus des individus, mais un seul peuple, et le contrat social qui fera d’eux des citoyens d’un État. En effet, en l’absence de toute structure juridique, l’état de nature subsiste, et donc n’existe alors qu’une liberté naturelle fondée sur la force et pas encore de liberté civile fondée sur le droit. Jusqu’où cette analogie peut-elle fonctionner ? Il faudrait imaginer que chacun des États passe avec tous les autres un contrat par lequel il reconnaît la validité d’une législation universelle, celle qui entérine les droits de l’homme. Cela signifie que chaque État renoncerait à sa liberté naturelle, son indépendance, pour se soumettre à un Gouvernement mondial. Une telle structure se placerait au-dessus de toutes les législations particulières et reconnaîtrait chaque État comme l’un du membre de sa famille, et chaque individu comme citoyen du monde. Kant ne va pas jusqu’au bout de l’analogie. Il ne reconnaît pas la valeur d’un État mondial unifié et s’en tient seulement à l’idée d’une fédération des États libres. Il lui semble peut souhaitable de demander aux États de fusionner dans un seul État mondial, ce qui supposerait un seul peuple, ce qui n’est pas le cas. Le seul point sur lequel il importe que les États s’entendent, c’est sur la nécessité de se soumettre à des obligations légales qui vont au-delà des particularismes de leurs volontés d’État, dans la reconnaissance d’un Droit universel. « Compte tenu de la méchanceté de la nature humaine », cette obligation devra être en fait une contrainte imposée. Déjà, à l’intérieur de l’État, il semble que les hommes ne sont justes que sous la crainte de la sanction, sous la menace du pouvoir ; de même, c’est sous la contrainte qu’il faudrait imposer une législation mondiale capable de rendre possible la paix perpétuelle.
Il existe cependant en l’homme une disposition morale qui le rend capable de »triompher du principe mauvais » en lui, si bien que Kant contredit lui-même une anthropologie pessimiste à laquelle il adhère pourtant par le biais du piétisme. Cependant, on ne peut pas compter sur cette seule disposition morale dans les relations d’État à État. D’État à État, c’est avant tout le règne de la force qui prédomine. Il est vrai qu’en l’absence de tribunal international, en l’absence d’une législation internationale, le seul moyen qu’ont les États de faire valoir leur droit est la guerre. Or, par principe, nous l’avons vu, la force ne fait pas droit, le fait ne fait pas droit, une voie de fait ne fait pas la voix de droit, la victoire ne dit jamais le droit. Dans ces conditions, il est clair que ce que l’on appelle communément traité de paix n’est que formule creuse : « le traité de paix met fin à la guerre en cours, mais non à l’état de guerre tendant à trouver toujours un nouveau prétexte ». Nous pourrions en déduire que la paix ne peut pas être obtenue par les voies du droit. Kant ne tire pas du tout cette conséquence. Comme il admet que la paix n’est pas naturelle, qu’elle doit être établie, il doit bien admettre que le Droit reste malgré tout le seul recours valable. Mieux, le Droit est notre seul recours pour une raison fondamentale qui est que la voie du droit est par essence pacifique. Il n’y a pas de « droit de guerre », contrairement à ce que l’on dit parfois. Dès qu’il y a guerre, il y a abolition du vrai Droit dans la violence. Dans la guerre le sens même du droit est perverti par la force et sert de justification. Dès que le Droit est respecté, les hommes s’entendent pour régler leurs différents devant des tribunaux, au lieu de les porter sur un champ de bataille. Il faut faire en sorte que partout où existent des rapports de force, ceux-ci soient remplacés progressivement par des rapports de droit. Si nous poussons la logique du Droit jusqu’à ses ultimes conséquences donc, nous trouverons qu’il cherche en définitive à établir entre les hommes des relations pacifiées. Si » la violation du droit en un seul lieu de la terre est partout ressentie », alors le sens du Droit est en quelque sorte descendu parmi les hommes, et la visée de la paix perpétuelle n’est plus une chimère.
Nous ne pouvons jamais raisonnablement justifier la guerre comme moyen du droit, par contre nous pouvons raisonnablement faire de la paix « un devoir inconditionnel ». Il faut que les États comprennent le devoir inconditionnel de créer un état de paix, qu’ils entendent la voix de la raison et décident d’une alliance de paix, comme ils se montrent déjà capables de conclure des alliances de guerre. Cette idée d’alliance doit être étendue. Donc, « l’idée de fédéralisme […] doit peu à peu s’étende à tous les États, et ainsi conduire à la paix perpétuelle ». Comme Kant n’admet pas de substitut du pacte social civil au niveau international, qui ferait de l’homme un citoyen du monde dans un État mondial, il faut se rabattre alors sur un fédéralisme librement consenti. Nous pouvons dans ce sens espérer que, dans une sorte de fédération toujours plus étendue des peuples qui viendraient adhérer à cette forme d’association, nous pourrions rendre possible la formation d’une République universelle à l’échelle de la Terre. C’est ce qui donnerait alors sa portée à la notion de citoyen du monde. Mais c’est aussi ce qui permet de comprendre le caractère très limité que Kant confère alors au droit afférent au citoyen du monde. Il s’agit de ménager la liberté des États entre eux, comme on ménagerait des individualités entre elles, en reconnaissant leurs libertés. Un Gouvernement mondial serait réalisable à la seule condition que ceux qui le composent aient une volonté sainte et soient des sages. Chose impossible ici-bas pour Kant. Pour Kant, l’État mondial organisé de manière pacifique est même une utopie qu’il serait dangereux de réaliser. Un idéal doit rester un idéal, et pas du réel ; un idéal est ce vers quoi on tend, mais que l’on n’atteint jamais, une visée à l’infini. La paix perpétuelle est une simple idée régulatrice, elle ne peut pas être établie. La création anticipée d’une utopie sociale de paix (une communauté pacifiste par exemple) risquerait, en raison de la méchanceté de la nature humaine, de sombrer dans l’anarchie violente, vu l’ambiguïté propre à l’humain, capable du meilleur comme du pire. Aussi, Kant en reste à une idée très courte : le droit international, appelé droit cosmopolitique par Kant, doit veiller en tout premier lieu aux conditions d’une « hospitalité universelle » (article définitif 3). Kant demande seulement un droit de voyager qui ferait que chaque homme serait considéré partout de la même manière et respecté en tant qu’homme.
C’est bien peu ! Ce que nous avons en tête aujourd’hui, c’est l’idée que le droit international devrait rejoindre les exigences des droits de l’homme et ne pas se cantonner à des considérations aussi limitées que le « droit de visite ».
C. La paix par le soutien de la Nature
Il y a des insuffisances dans le texte du traité de la paix perpétuelle. Nous venons de les pressentir. Kant a éprouvé lui-même le besoin d’apporter des compléments au premier texte. Pour que le projet de paix perpétuelle ait un sens autrement que comme un idéal assez creux, pour qu’il ne soit pas simple formule en l’air, toujours démentie par l’Histoire, il faut que 1) l’Histoire elle-même rende possible la paix. Il est nécessaire que l’Histoire progresse, et même 2) qu’elle soit aidée dans son progrès par la Nature elle-même dans laquelle l’homme vit comme citoyen du monde.
1) Le premier supplément s’intitule « De la garantie de la paix perpétuelle ». Il commence ainsi : « ce qui assure cette garantie n’est rien moins que cette grande artiste, la Nature ». Pourquoi ? Est-ce que ce que l’homme établit dans la paix, il est incapable à lui seul de le garantir ? Est-ce là un aveu de la part de Kant ? Une concession ou bien une intuition du soutien réel de la paix ? La Nature est, si on s’en tient à des paradigmes bien campés dans la dualité, pensable sous l’angle du mécanisme, ou sous l’angle du finalisme. Comme système mécanique elle est semblable à une grande horloge dont la science chercherait les rouages en repérant en elle des causes et des lois invariables. Sous l’angle du finalisme, elle est organisée de manière intelligente pour réaliser des fins. Kant vit au siècle des triomphes de la physique mécaniste qui va de Descartes, Galilée, à Newton. Cependant, sa réflexion sur l’esthétique lui a fait découvrir que la beauté naturelle laissait transparaître une finalité manifeste, et il faut bien réconcilier ces deux paradigmes : cela donne dans notre texte des formulations étranges : « la Nature dont le cours mécanique fait transparaître une finalité manifeste ». En suivant le point de vue du mécanisme, nous voyons dans la Nature ce qui imprime un destin fatal à toutes choses, mais en partant du finalisme, ce qui vient se manifester dans le cours des choses, nous l’appelons providence. Cette réflexion sur le cours de la Nature a une conséquence directe sur l’Histoire. Si l’homme, présent dans la Nature, est déterminé d’une façon qui est seulement mécanique, alors seul le hasard le conduit et nulle évolution ne peut apparaître autrement que par un improbable entrecroisement de hasards. Alors l’Histoire de l’homme dans l’univers n’est soutenue par rien et reste livrée à l’arbitraire de sa liberté. Par contre, s’il y a dans la Nature un cours ordonné ou se donne à voir la réalisation d’une finalité, il est tout à fait possible que le cours des choses puisse appuyer un progrès vers la paix. Il ne s’agit pas de prétendre trouver dans la Nature les voies inscrutables d’un Dieu caché, de se faire l’interprète d’une Volonté de Dieu. Le propos de Kant est plus modeste. L’homme est sorti des mains de la Nature doué de dispositions naturelles contradictoires : l’insociable sociabilité. L’homme n’est pas porté à faire facilement société avec ses semblables, il serait plutôt porté à se retourner sur lui-même pour viser la satisfaction de ses intérêts égocentriques. Cependant, cette force de répulsions qui tend à éloigner les êtres humains les uns des autres est compensée par une force d’attraction qui fait qu’en même temps l’homme ne peut se passer de la proximité et de l’aide d’un autre homme. Il y a de ce fait dans toute l’Histoire un jeu constant de la discorde et de la concorde qui empêche l’homme de s’assoupir comme un mouton et qui l’oblige constamment à se dépasser pour créer des structures nouvelles. La Nature se sert de cette insociable sociabilité pour faire progresser l’homme même contre son gré, elle s’en sert pour lui renvoyer, comme par un retour de balancier ses propres erreurs, sa propre violence.
La Nature a pris soin de faire en sorte que les hommes puissent vivre au quatre coins de la Terre. 2) Elle les a dispersés, par le moyen même des fruits de la discorde, la guerre, jusque dans des régions peu hospitalières. 3) Elle les a obligés à « contracter entre eux des relations plus ou moins juridiques ». Kant fournit plusieurs exemples étonnants de la prévoyance de la Nature (p.45). Il entend par là montrer que l’Histoire humaine ne s’est pas faite au hasard et que l’homme a été progressivement conduit à trouver les germes des dispositions naturelles que la Nature avait déposées en lui, afin qu’il puisse atteindre sa véritable destination dans la sphère de la Culture. Cela ne signifie pas que la Nature a voulu la guerre. Non c’est l’homme qui veut la guerre, cela veut dire seulement que quand la guerre apparaît, la Nature sait en quelque sorte l’utiliser pour qu’il en ressorte finalement un bien. À la question que fait la Nature en vue de ce dessein moral consistant à réaliser la paix ? La réponse est qu’elle « vient au secours de la volonté générale vénérée, fondée en raison, mais impuissante dans la pratique » en utilisant les inclinations égoïstes des hommes, de sorte qu’ils soient contraints de se donner une constitution qui garantisse la paix. Les forces de destruction qui tendent à dissoudre les communautés politiques suscitent d’elles-mêmes en retour les forces contraires, si bien que les hommes, malgré eux, doivent en venir à fonder un État sur le modèle d’une République, dans laquelle le Droit soit la seule instance qui régule leurs relations. « L’homme, bien qu’il ne soit pas bon, est néanmoins contraint de devenir un bon citoyen ». Le processus de l’Histoire implique une neutralisation des antagonismes. Nous pouvons donc dire qu’en définitive, pour Kant, le moteur de l’Histoire, ce n’est pas réellement l’économie, comme le croit Marx, ni la Raison, au sens que lui donne Hegel, mais bien la Nature. Et « la Nature veut irrésistiblement que le droit obtienne finalement l’autorité suprême ».
C’est donc sous la pression d’une sorte de nécessité que l’homme est invité à bâtir un monde paisible. Il n’y perd pas pour autant sa liberté. Au contraire, comme le montre le second supplément, cette liberté doit être protégée en tant que liberté de penser pour que le dessein de la paix puisse aboutir. Il est en effet nécessaire de faire entrer la politique dans le domaine public et que la voix du philosophe soit entendue pour que le Droit soit proclamé à sa juste valeur. Trop souvent le juriste se vend au plus offrant et perd de vue le sens le plus élevé du Droit. Certes, il ne faut pas trop compter « que les rois philosophent ou que les philosophes soient rois… car le fait de détenir le pouvoir corrompt inévitablement la liberté de jugement de la raison ». C’est pourquoi la liberté de penser doit être présente dans l’État pour que de la saine critique puissent apparaître de justes décisions de droit ; mais encore, il est indispensable que la politique accepte le principe de la transparence des décisions publiques (Kant appelle cela le principe de publicité). Kant condamne le principe du machiavélisme en politique en disant que le secret des décisions sème les germes de guerres possibles. Si la politique devient transparente, il deviendra beaucoup plus difficile de se servir de la Raison d’État pour justifier la guerre devant le Peuple. Il faut, pour qu’une paix durable soit possible, donc mettre en accord la morale et la politique.
2) Le nœud du problème de la paix tient en fait à la moralité des hommes. « L’amour de l’humanité et le respect du droit des hommes sont un devoir », seulement, la violence dans le cœur de l’homme nous amène constamment à douter de la possibilité d’une paix durable. Cependant, le mal n’est pas irrémédiable, « une certaine méchanceté inhérente à la nature humaine peut toujours être contestée par les hommes qui vivent ensemble dans un État ». La violence humaine n’est peut être pas de l’ordre d’une de la nature humaine pervertie dès l’origine par le péché, comme le pense les religions sémitiques, mais plutôt de l’ordre d’une frustration accumulée qui se déchaîne en révoltes, en révolutions et finalement en guerres. Ce sont les tensions qui s’accumulent dans la vie individuelle qui finissent par exploser dans une réaction en chaîne sur le plan collectif. Croire que la législation va résoudre le problème de la paix est un vœu appelé par Kant, mais qui laisse sans solution le problème, car il ne met pas au jour sa véritable racine, il n’en dénoue pas la cause. Il est rassurant de penser que le concours de la Nature nous est prêté pour faire aboutir le dessein de la paix. Penser que le droit va établir la paix restera un vœu pieux si rien n’est fait pour que les tensions qui habitent le cœur de l’homme ne soient pas dénouées. Nous savons bien que, de toute manière, le droit lui-même sert de prétexte à toutes les guerres. Les belligérants de tous les conflits pensent avoir le droit pour eux. L’Argentine pensait avoir le droit de récupérer les Malouines. Sadam Hussein pensait avoir le droit de récupérer le Koweït. En un sens, toutes les guerres défendent le droit et toutes les guerres sont des guerres saintes pour chacun de ceux qui y participent.
Cela ne veut pas dire pour autant que toutes les causes soient justes. L’agresseur est celui qui porte la violence et le mal. Tant que nous ne disposons pas de moyens non violents suffisamment efficaces, nous ne pouvons pas pour autant laisser le mal accroître son empire en croisant les bras. Le pacifisme a ses limites devant le déchaînement de la violence contre un peuple ou la tentative organisée de génocide. Le Dalaï-Lama lui-même pleure devant sa propre terre occupée par les chinois, lui qui est le chef d’un peuple pacifiste. Le Tibet n’a pas pu résister à l’invasion chinoise et l’Occident n’a rien fait pour empêcher les exactions qui ont été commises au Tibet. Il faut d’ailleurs relire les textes de Gandhi qui n’a jamais encouragé un peuple à seulement subir une oppression sans rien faire, mais à toujours lutter contre le mal.
Sur le fond, on ne peut résoudre le problème de la paix mondiale qu’en l’attaquant à sa racine dans les tensions accumulées en chaque individu et il est primordial que l’explosion de la guerre soit comprise comme le terme d’un processus dans lequel en quelque sorte l’explosif a d’abord été longuement accumulé, avant qu’une étincelle ne mette le feu aux poudres. Il vaut mieux éviter le danger avant qu’il ne vienne dit Patanjali, il vaut mieux prévenir que guérir. La responsabilité de la guerre gît en chacun de nous. Elle n’est pas le seul fait de l’existence des structures d’État. Abolir les États, tout en laissant les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui ne ferait qu’engendrer le chaos. Contrainte l’humanité à mettre en place un État mondial garant du droit, risquerait, dans la situation actuelle, de voir s’installer peu à peu une dictature planétaire. La guerre suppose la violence comme sa cause la plus intime. La violence est elle-même un processus qui naît des tensions individuelles inconscientes. La violence est aussi un processus conscient qui est entretenu par le mental qui en vient à justifier les voies de fait. C’est la volonté de puissance de l’ego qui se réjouit des fêtes de la guerre. Aussi, pour donner à la paix une assise durable, il est indispensable de faire en sorte que ce qui est noué dans le cœur des hommes soit dénoué, et que chacun dispose d’une profonde connaissance de soi, une connaissance des mécanismes de la violence, que soit développée en chacun une conscience plus élevée, une lucidité suprême capable d’éclairer le jeu de l’ego avec la violence. Il est possible que Kant ait finalement vu juste en ce qui concerne le soutient de la Nature. Après tout, l’intelligence Créatrice qui gouverne l’univers œuvre dans le silence et sans heurt. La communion avec la Nature apaise profondément l’esprit. La Nature nous invite à trouver la paix en nous-mêmes, pour la répandre hors de nous. Un monde paisible sera fait d’individus paisibles. Pas de citoyens membres d’État bunker mis sous tranquillisant par des règles de droit. La paix n’a pas besoin d’être établie. La Paix réside dans l’Être, elle réside dans la conscience d’être, mais elle est déchirée par nos tensions, elle est défigurée par nos conflits. Une pensée chaotique engendre un monde chaotique. Ce sont les dysfonctionnements du mental qui engendrent les désordres du monde.
Nous avons suivi Kant dans les méandres du projet de paix perpétuelle. Il est indéniable que Kant a anticipé de manière géniale ce que l’Histoire a réalisé à travers les structures de l’Organisation des Nations Unies. Nous vivons effectivement dans un monde où d’immenses efforts sont déployés afin que partout où éclatent des conflits, le Droit intervienne pour que les hommes en viennent à rentrer dans des rapports de droits et quittent des rapports de force. Le projet de Kant s’est en grande partie réalisé… Et nous n’avons toujours pas un monde en paix.
Kant n’a pas vu l’importance des facteurs économiques dans la genèse de la guerre, ce que Fichte après lui saura mettre en évidence. Il n’a pas vu non plus l’importance des idéologies comme ciment des coalitions dans la guerre. Il a fait appel à la bonne volonté des politiques, il a lancé un appel à la raison pour que triomphe le Droit et cet appel n’est pas entendu. Il n’a pas non plus discerné l’importance des processus inconscients dans l’apparition de la violence, ce que Freud a lui bien compris dans la théorie du refoulement. La question de la paix est plus complexe que ce que Kant imaginait. Elle n’est pas insoluble, mais elle requiert une compréhension de la conscience bien plus radicale que ce que Kant pouvait imaginer.
Serge Carfantan (de philosophie & spiritualité)