Sous ses airs de fantaisie farfelue, L’Accident de piano est peut-être l’œuvre la plus férocement lucide de Quentin Dupieux. Fidèle à sa veine absurde, le cinéaste pousse encore plus loin sa capacité à triturer les formes du réel pour en extraire l’essence même de la bêtise contemporaine. Cette fois, c’est au cœur de l’empire numérique et de sa fabrique de monstres qu’il plante son scalpel : le monde des influenceurs, avatars exhibés de nos pulsions les plus tristes. L’Accident de piano n’est pas un film sur la musique, c’est un concerto pour hurlements, coups de batte et vidéos sponsorisées — joué à quatre mains sur un clavier cassé.
Une anti-héroïne pour un monde malade
Adèle Exarchopoulos livre ici une performance hallucinée, dans tous les sens du terme. Elle incarne Magalie — alias Magaloche — une influenceuse au sommet de sa notoriété grâce à une pratique aussi simple qu’inquiétante : se filmer en train de s’automutiler. Bras cassé, dents plombées, pyjama souillé, grimaces outrancières, elle se donne en spectacle comme d’autres prient ou rêvent — à ceci près que son autel est une plateforme de partage, et sa religion, l’algorithme. Sa fortune s’est bâtie sur une pathologie bien réelle, l’insensibilité congénitale à la douleur, mais son empire repose sur autre chose : notre fascination morbide pour le malheur transformé en marchandise.
À ce titre, Dupieux ne fait pas que rire de la vacuité numérique. Il met en lumière une société qui, faute d’idéal, a sacralisé la souffrance, la mise en scène de soi et le rapport pathologique à la reconnaissance. Magaloche, c’est l’Ada McGrath de Jane Campion retournée comme un gant : elle ne se tait pas, elle hurle ; elle ne subit pas, elle exploite ; elle n’est pas mystique, elle est cynique.
Un huis clos montagnard aux allures de théâtre moral
Dans son chalet coupé du monde, Magaloche est reine… et geôle. Elle tyrannise Patrick, interprété avec une tristesse désarmante par Jérôme Commandeur : assistant, cuisinier, garde du corps et punching-ball affectif, cet homme usé symbolise les collaborateurs consentants d’un monde dominé par la bêtise. L’image est crue, mais redoutablement efficace. Dupieux ne dénonce pas simplement une femme : il peint une mécanique sociale, une chaîne de démissions qui rend possible l’absurde.
L’irruption de Simone Herzog (Sandrine Kiberlain, à la fois raide et magnétique) vient renverser l’équilibre du récit. Journaliste morale et manipulatrice, elle cherche à obtenir la vérité sur un mystérieux « accident de piano » — incident aussi absurde qu’inquiétant, métaphore d’une violence enfouie sous le vernis de l’image. Le film glisse alors subtilement du burlesque vers un faux thriller, avant de retomber dans le grotesque, sans jamais perdre son cap : nous tendre un miroir convulsif, drôle, mais glaçant.
Un Dupieux au sommet de son art satirique
On a souvent dit de Dupieux qu’il était inégal, qu’il répétait ses motifs absurdes. Pourtant, L’Accident de piano marque une mue. Le rire y est moins gratuit, plus sombre. L’absurde ne cherche plus seulement à désarçonner, mais à révéler : le vide existentiel qu’il creuse est celui d’une époque obsédée par l’image, la douleur, la mise en scène de soi. Il ne s’agit plus simplement de rire d’un pneu tueur (Rubber), ni d’un homme qui parle à une mouche géante (Mandibules), mais de dénoncer un culte bien réel : celui de la souffrance spectacle.
Dupieux ne fait pas la leçon, mais il expose. Il cadre, il découpe, il juxtapose. Son regard est sec, sans tendresse, mais jamais haineux. Il reste ce chirurgien du réel dont le scalpel est trempé dans l’encre noire de la farce.
L’Accident de piano est un film dissonant, grinçant, dérangeant, mais c’est cette dissonance qui en fait une œuvre majeure de son auteur. Il ne cherche pas à caresser l’époque dans le sens du poil, ni à la sauver — il la regarde s’abîmer dans ses contradictions avec une froide ironie, et nous laisse seuls face à notre rire gêné.
À ne pas manquer, donc. Parce qu’il est rare qu’un film ose autant, dérange autant — et réussisse à rester, contre toute attente, profondément comique.
Durée : 1 h 28
Avec : Adèle Exarchopoulos, Jérôme Commandeur, Sandrine Kiberlain, Karim Leklou, Gabin Visona
Distribution : Diaphana
Sortie : 2 juillet 2025
Genre : Comédie noire, satire sociale, fable contemporaine