Film Reflet dans un diamant mort ou un James bond hitchcockien à la sauce giallo

Le dernier film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, Reflet dans un diamant mort, marque un sommet dans la filmographie du duo belge, déjà connu pour Laissez bronzer les cadavres et Amer. Sorti le 25 juin 2025, ce long métrage qui brouille les pistes entre l’espionnage rétro, le giallo baroque et le théâtre mémoriel, s’est imposé d’emblée comme la meilleure sortie de la semaine selon AlloCiné. Porté par un Fabio Testi crépusculaire, le film ne se raconte pas : il se déplie comme une mémoire en réfraction.

Le dernier film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, Reflet dans un diamant mort, marque un sommet dans la filmographie du duo belge, déjà connu pour Laissez bronzer les cadavres et Amer. Sorti le 25 juin 2025, ce long métrage qui brouille les pistes entre l’espionnage rétro, le giallo baroque et le théâtre mémoriel, s’est imposé d’emblée comme la meilleure sortie de la semaine selon AlloCiné. Porté par un Fabio Testi crépusculaire, le film ne se raconte pas : il se déplie comme une mémoire en réfraction.

Dans un palace en désertion sur la Côte d’Azur, John D., ancien espion vieillissant, tente de réparer ses souvenirs à la faveur d’une disparition. Celle de sa voisine de chambre, peut-être, mais aussi celle de son propre rôle dans les événements de sa vie. Autour de lui, plane l’ombre de Serpentik, femme fatale jamais identifiée, menace constante et écran de ses fantasmes. Le film, construit en fragments, démultiplie les points de vue, les temporalités et les perceptions. Il ne s’agit pas de savoir « ce qui s’est passé », mais de sonder la manière dont un homme regarde son passé se décomposer.

Dès lors, une tension profonde affleure : celle de la dialectique entre Éros et Thanatos. Car ce que traque Reflet dans un diamant mort, sous son vernis stylisé, c’est le combat intérieur entre la pulsion de vie (Éros) et la pulsion de mort (Thanatos) qui habite son personnage principal. John D. n’est pas seulement hanté par ses souvenirs : il semble aspiré vers eux, comme vers une forme de désir mortifère. Le film est peuplé d’images fétichisées, de gestes obsessionnels, de répétitions sensuelles qui tournent à vide : autant de manifestations d’un Éros sans objet, incapable de lier durablement, et déjà contaminé par la désintégration. Le désir, ici, n’est pas élan vers l’autre mais fixation sur une absence — celle de Serpentik, corps sans chair, spectre de celluloïd.

La pulsion de mort, quant à elle, infiltre la texture même du film. Cattet et Forzani la font vibrer dans le grain des images, dans la désorientation des sons, dans le morcellement du récit. Thanatos devient un principe de déliaison : le monde de John D. se défait, se fragmente, comme sous l’effet d’un travail de deuil impossible. On pense alors à ce que Freud écrivait dans Au-delà du principe de plaisir : le sujet répète moins pour retrouver un plaisir passé que pour se confronter, encore et encore, à une perte originelle. Reflet dans un diamant mort est une chambre noire de cette compulsion : chaque plan y rejoue la collision entre mémoire et disparition, entre jouissance et destruction.

Les références abondent, assumées et digérées. Reflet dans un diamant mort déploie sa trame dans une esthétique fétichiste proche du giallo italien des années 1970. Les images saturées, les contre-plongées, les focales déformantes, les couleurs délirantes, les zooms brutaux et les effets sonores hyper-stylisés convoquent un univers cinématographique où perception et déraison se confondent. Mais là où un pastiche ironique aurait pu suffire, Cattet et Forzani ajoutent une épaisseur mélancolique : John D. n’est ni un héros ni une victime, il est le spectateur d’un monde dont il ne contrôle plus les codes.

Le film s’inscrit ainsi dans une double tradition : celle du giallo, bien sûr, mais aussi celle du film mental cher à Clouzot et Hitchcock. Dans L’Enfer, la jalousie et la paranoïa produisent une réalité alternative. John D. voit des ennemis partout, et le spectateur est embarqué dans ce vortex visuel. La figure de Serpentik devient la métaphore d’une mémoire trouée, d’un désir irrésolu. Comme chez Clouzot, ce n’est pas la vérité qui est cherchée, mais la possibilité d’une représentation. Ainsi la mémoire ne fonctionne pas comme une ligne de faits mais comme un kaléidoscope de perceptions faussées. C’est là qu’apparaît l’ombre de Vertigo : comme le Scottie de James Stewart, John D. est un homme pour qui le passé est une spirale sans sortie, et pour qui la femme disparue devient une surface de projection infinie. Serpentik, figure insaisissable, cristallise le même vertige que Madeleine/Judy : un désir impossible à nommer, jamais satisfait, toujours dédoublé.

Ce jeu de glissements entre réalité, mémoire et hallucination renvoie aussi à l’œuvre de Satoshi Kon, dont les films comme Perfect Blue ou Paprika ont redéfini la porosité entre identité et fiction. Comme chez Kon, le personnage de John D. vacille entre des versions contradictoires de lui-même, piégé dans un montage mental où les repères s’effacent. La fragmentation narrative, la méfiance vis-à-vis de l’image, la collision entre trauma et spectacle inscrivent Reflet dans un diamant mort dans une filiation orientale, aussi, plus rare mais puissamment présente.

On retrouve également dans le film le thème du faux coupable cher à Hitchcock : John D., paranoïaque, se rêve victime d’un complot, mais on comprend peu à peu qu’il est peut-être l’artisan de ses propres traumas. Ce renversement du point de vue, où le suspense se retourne sur le psychisme du héros, rappelle La Mort aux trousses ou Soupçons. Enfin, Cattet et Forzani reprennent l’esthétique du trouble qui traverse Psychose ou Fenêtre sur cour : l’image ne montre jamais frontalement ce qu’elle désigne, elle déplace, désoriente, cache autant qu’elle révèle. Le grain des textures, la violence des couleurs, l’utilisation dérangeante du son (cris, stridences, silences), tout participe d’un climat hitchcockien retravaillé à la sauce baroque et malade du giallo.

De fait, à tout seigneur du genre tout honneur, ce film-miroir fait résonner en sourdine une multitude d’œuvres italiennes, de Mario Bava à Dario Argento en passant par Fulci, Soavi ou Avati. Chez Argento tout particulièrement, dont la matrice surnaturelle, la stylisation baroque et la violence érotisée irriguent le film jusque dans sa moelle, Reflet dans un diamant mort retrouve cette pulsion du regard blessé, cette image qui entaille plus qu’elle ne révèle. Suspiria ou Ténèbres sont ici convoqués non comme citations, mais comme atmosphères-sources : le son devient matière, la couleur un poison. Et John D. rejoint la cohorte des observateurs mutilés du cinéma argentesque, condamnés à voir trop ou pas assez.

Tout à trac : l’obsession pour les corps-fétiches, la mise en scène maniérée, l’esthétique de vitrine, la figure du témoin impuissant, les jeux de miroir entre souvenir et illusion, l’ambiguïté hallucinatoire, bref : la violence chorégraphiée entre théâtralité sanglante et méta-fiction horrifique qui font la puissance de Six femmes pour l’assassin (Bava, 1964), L’Oiseau au plumage de cristal (Argento, 1970), Le Venin de la peur (Fulci, 1971), Le Tueur à l’orchidée (Lenzi, 1972), Les Frissons de l’angoisse (Argento, 1975), Bloody Bird (Soavi, 1987)…

Mais Reflet dans un diamant mort est aussi une relecture sinueuse et désaxée des canons du film d’espionnage, à commencer par ceux de la saga James Bond. À travers les décors opulents, les gadgets désuets, les poursuites chorégraphiées et les noms de code invraisemblables, on retrouve une généalogie visuelle et sonore des 007 des années 1960. Toutefois, Cattet et Forzani déconstruisent cette figure héroïque : leur espion n’est plus conquérant mais fatigué, il n’élucide rien mais doute de tout. Il ne séduit pas : il s’égare dans ses pulsions. Serpentik n’est pas une James Bond girl, elle est son rêve récurrent — ou son bourreau.

Cette version fragmentée et mentale du film d’espionnage prolonge les parodies italiennes de la série Bond — les fameux « Eurospy » des années 60, comme l’hilarant L’espion qui venait du surgelé (Bava, 1966) — mais débarrassées ici de toute ironie ludique. La mise en scène se fait délibérément grave, voire morbide. L’univers bondien est disséqué comme une mythologie défunte, réduite à l’état de souvenir et de fantasme déchu.

Reflet dans un diamant mort est un acte de foi dans la puissance visuelle du cinéma. Il déroute, agace parfois, mais impose une vision rare, radicale. Ni thriller classique ni pur trip sensoriel, il incarne la poursuite d’un cinéma qui pense avec la chair de ses images. Une fois encore, Cattet et Forzani filment comme on fouille une plaie. Et ce qu’ils y trouvent, c’est notre désir de fiction — fût-il blessé, fût-il mortel.