Film Yes de Nadav Lapid : une guerre en coulisses et Israël au miroir de sa folie

film Yes

Dans Yes (hébreu : Ken), Nadav Lapid, figure majeure du cinéma israélien d’auteur, signe une œuvre aussi radicale qu’inconfortable. Présenté en première mondiale à la Quinzaine des Cinéastes du Festival de Cannes 2025, ce long métrage de 150 minutes est une charge politique survoltée, une performance baroque qui brosse à traits expressionnistes le tableau d’une société israélienne fracassée par l’après-7 octobre. Yes décrit une guerre en coulisses et Israël au miroir de sa folie.

L’histoire suit Y., un saxophoniste de jazz déchu, et Jasmine, sa femme danseuse, engagés dans des performances scéniques qui flirtent avec la prostitution artistique dans un Tel-Aviv ravagé par l’hystérie sécuritaire et la fracture morale. À travers eux, Lapid tisse une fresque où les corps sont mis en vente, les âmes fracturées et la culture corrompue, comme si l’art lui-même, vidé de sa substance, n’était plus qu’un exutoire à la culpabilité collective.

Une mise en scène sous tension : le carnaval du désespoir

Dès les premières scènes, Lapid installe une atmosphère de chaos sensoriel : montage syncopé, lumière surexposée, musique dissonante, dialogues brisés. Ce n’est plus le réalisme social de Synonymes (Ours d’or à Berlin, 2019), mais un théâtre de la cruauté qui lorgne vers Artaud, Fassbinder et même Kusturica. Le grotesque, loin d’être une échappatoire comique, est ici une arme critique. Les séquences de performance, filmées en plan-séquence épileptique, illustrent la confusion entre art et propagande, liberté et soumission. Une scène en particulier, où Jasmine danse dans un camp de réfugiés reconstitué pour une émission de téléréalité patriotique, glace le sang : le voyeurisme devient politique.

Un film qui n’épargne personne

Lapid n’a jamais ménagé Israël, mais Yes franchit un seuil : c’est une dénonciation sans filet de la brutalité, de la paranoïa et de l’autocensure ambiantes. Il s’en prend autant à l’idéologie militariste qu’aux élites artistiques complices, aux colons zélés qu’aux intellectuels désabusés. Le film évoque de manière indirecte mais implacable les traumatismes du 7 octobre 2023 — sans jamais montrer la violence — pour mieux disséquer ses conséquences délirantes sur les esprits.

La critique n’est pourtant pas univoque. Le film ménage de rares moments de tendresse entre ses deux protagonistes, unis dans leur impuissance créatrice. Et si Lapid s’attaque frontalement à l’État, il ne tombe jamais dans la haine : c’est un Israélien qui filme, avec rage et lucidité, ce qu’il appelle lui-même « l’effondrement moral de ma patrie ».

Les limites du cri

Mais Yes n’échappe pas aux écueils de sa démesure. À force de saturation formelle, certains spectateurs pourront y voir un exercice de style maniériste, voire complaisant. Le film semble parfois se perdre dans ses propres tourbillons, et sa durée – deux heures et demie – éprouve. On peut aussi regretter que certains personnages secondaires, caricaturaux, manquent de chair et n’existent que comme symboles.

Autant vous dire que le film a suscité la polémique à Cannes… salué par une partie de la critique pour son audace, hué par d’autres pour ce qu’ils perçoivent comme une trahison de son pays en temps de guerre. Lapid, fidèle à lui-même, assume : « Les films sont devenus trop sages face à un monde d’une sauvagerie folle. Je préfère l’outrance à l’indifférence.

Avec Yes, Nadav Lapid ne cherche pas à convaincre, mais à réveiller. Il filme un cauchemar lucide où la guerre n’est plus au front mais dans les têtes. Un film difficile, dérangeant, peut-être inégal, mais profondément vivant, salutairement imprévisible et effroyablement humain.

Cannes 2025 – Quinzaine des Cinéastes
Durée : 2h30
Pays : France, Israël, Chypre, Allemagne
Distribution : Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis, Alexey Serebryakov
Réalisateur : Nadav Lapid
Sortie en France : automne 2025 (Les Films du Losange)