Début juin 2025, Francis Lalanne, accompagné de la chanteuse russe Elena Maximova et d’un chœur d’enfants du théâtre musical Domisolka, dévoilait le clip Ma Russie (Моя Россия). Derrière l’apparente simplicité d’un hymne à la paix entre la France et la Russie, cette initiative soulève des questions bien plus complexes sur les stratégies contemporaines d’influence, les reconfigurations identitaires européennes et la nature même de la diplomatie parallèle à l’ère des plateformes.
Une imagerie codée puisée dans le répertoire soviétique
Visuellement, le clip s’appuie sur une grammaire esthétique extrêmement codée (voir notre analyse détaillée plus bas). Héritée du réalisme soviétique, l’iconographie mobilise les éléments classiques de la glorification de la Patrie : paysages, enfants en habits blancs, autrement dit incarnant l’innocente pureté virginale, drapeaux (que Lalanne embrasse), exaltation émotionnelle de la terre natale, coupoles orthodoxes dorées (ironie de l’histoire : des églises remises en service depuis 35 ans après que le communisme aura tué des millions de chrétiens orthodoxes durant 70 ans ; entre 1927 et 1940, le nombre d’églises dans la république soviétique est passé de 30 000 à moins de 500 ; pour la seule année 1937, 85 000 prêtres orthodoxes auront été assassinés). Ce recours aux canons visuels du réalisme socialiste vise un double objectif : neutraliser d’emblée la lecture critique par l’émotion collective et inscrire la Russie dans une continuité historique flatteuse, entre grandeur passée et reconquête spirituelle présente.
Des paroles simplistes et une structure hymnique dépouillée
L’écriture du morceau épouse cette stratégie de simplification maximale. Sur le plan textuel, Ma Russie accumule des éléments quasi liturgiques : « Ma Russie, rivières et champs, fierté, puissance et force, que Dieu te bénisse, Russie, ma terre, ma patrie » La pauvreté lexicale et l’absence de complexité poétique produisent un effet de récitation accessible et immédiatement appropriable. Au plan musical, la composition repose sur une structure hymnique répétitive au service d’une charge émotionnelle collective sans ambition artistique véritablement innovante.
La ligne narrative du Kremlin prolongée par des acteurs « indépendants »
L’apparente neutralité pacifiste du propos masque une parfaite convergence avec les axes stratégiques actuels de Moscou. Depuis plusieurs années, le Kremlin promeut activement une rhétorique fondée sur la « bénédiction divine » de la Russie, rempart spirituel face à un Occident matérialiste, anti-religieux et en voie de désagrégation morale et civilisationnel. Ce message séduit des franges croissantes des opinions européennes, qu’elles soient issues des droites souverainistes, de l’extrême-droite identitaire, de certains courants catholiques et orthodoxes conservateurs, et même de segments musulmans critiques de la laïcisation européenne. C’est sur cette faille que Moscou déploie son soft power en fracturant subtilement le front occidental non pas à Washington,mais sur le théâtre européen qui est beaucoup plus vulnérable idéologiquement.
La trajectoire spirituelle fluctuante de Francis Lalanne : un facteur-clé
Le positionnement de Francis Lalanne dans cette opération s’éclaire à la lumière de son propre cheminement spirituel et idéologique depuis une quinzaine d’années. Ancien humaniste écologiste, il assume aujourd’hui une posture de chrétien mystique et transconfessionnel. Il revendique sa capacité à prier aux côtés de juifs, de musulmans et de chrétiens catholiques et orthodoxes. Ces dernières années, il a endossé le rôle de saint Joseph dans plusieurs productions spirituelles, soulignant une attraction nouvelle pour les figures paternelles d’autorité douce et sacrificielle. Ce glissement spirituel constitue l’un des fondements de sa convergence progressive avec les rhétoriques conservatrices aujourd’hui portées par le Kremlin.
Une dissidence construite depuis plusieurs années
Le choix de Lalanne de s’exposer en Russie s’inscrit dans une logique dissidente ancienne. Dès 2021, il était visé par une enquête du parquet de Paris pour « provocation à la commission d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation » après une tribune qui appelait à « mettre l’État hors d’état de nuire ». L’enquête fut classée sans suite. Son engagement dans les Gilets Jaunes, ses dénonciations des élites médiatiques et sa défiance vis-à-vis des alliances atlantistes ont construit progressivement sa position marginale mais structurée, laquelle est désormais récupérée de facto par la diplomatie d’influence russe.
Une opération d’influence à lecture multiple
Dans l’appareil stratégique du Kremlin, ce type de collaboration artistique joue sur plusieurs registres simultanément :
- Interne russe : conforter l’idée que la Russie n’est pas isolée, mais qu’elle reste aimée en Europe (par les Européens non dégénérés).
- Occidental : semer le doute dans les opinions européennes et favoriser la montée de sentiments prorusses dans certaines franges de la population (un entrisme psycho-emotionnel hélas aidé par la toute aussi regrettable érosion du pluralisme politique dans les médias français)
- Dissidentiel : nourrir la dynamique des contre-discours souverainistes européens en s’appuyant sur des figures culturelles « hors système » (une tactique hélas aidée par des élites politiques et culturelles en partie aveugles et sourdes aux attentes et craintes des couches populaires).
Le dilemme occidental devant cette diplomatie parallèle
Le cas Ma Russie illustre enfin un défi structurel croissant des démocraties occidentales. Comment répondre à des opérations d’influence culturelle qui s’abritent derrière le discours de paix, la liberté d’expression artistique et la fraternité des peuples — tout en contribuant, consciemment ou non, à la guerre d’influence informationnelle orchestrée par des régimes autoritaires ? Cette nouvelle diplomatie parallèle des artistes « hors système » constitue l’un des angles morts subtils du soft power du XXIe siècle.
Du réalisme soviétique à l’esthétique patriotique russe : la filiation visuelle du clip « Ma Russie »

Le clip Ma Russie – Моя Россия, présenté par Francis Lalanne et Elena Maximova, s’inscrit dans une filiation esthétique parfaitement lisible qui emprunte aux codes du réalisme soviétique des années 1930-1950. Si l’iconographie a été adaptée aux sensibilités contemporaines (effacement des symboles marxistes et soviétiques), le langage visuel reste structurellement identique.
La glorification de la Patrie par le peuple incarné
- Image de Vera Mukhina (L’Ouvrier et la Kolkhozienne)
Le couple homme-femme, dynamique, tourné vers l’avenir, portant les outils du travail et du combat idéologique (marteau et faucille), incarne la fusion du collectif et du progrès sous direction idéologique. En avant, V peredi ! - Dans le clip Lalanne-Maximova
Même symétrie homme-femme, posture tournée vers l’horizon (les deux artistes tendent le bras comme s’ils montraient la grandeur russe), avec à l’arrière-plan les coupoles dorées de l’Orthodoxie qui remplace ici le communisme disparu tout en mobilisant le même ressort symbolique d’unité et de transcendance.

L’homme providentiel et la mobilisation émotionnelle
- Portrait de Lénine par Aleksandr Gerasimov (1930s)
Lénine, figure centrale de la révolution, galvanise la foule, drapeaux au vent, incarnation du chef-guide du peuple et de l’énergie historique vers les lendemains qui chantent, le bonheur de l’humanité et le monde communiste. - Dans le clip Lalanne-Maximova
Lalanne, par son positionnement au centre et son interprétation mystique, vient presque se poser en héraut messianique de la paix russo-française en appelant à une mobilisation émotionnelle supra-politique mais éminemment idéologique.

Le pouvoir réconciliateur du paysage monumental
- Staline et Vorochilov au Kremlin par Gerasimov
Le Kremlin, centre du pouvoir absolu, sert de fond monumental et rassurant à la promenade des dirigeants. - Dans le clip Lalanne-Maximova
Même usage du paysage moscovite (coupoles orthodoxes visibles à l’arrière-plan) qui fixe spatialement l’identité nationale et encadre la scène dans une intemporalité culturelle. Le Kremlin disparaît, mais la référence symbolique reste omniprésente.
Substitution idéologique : de la révolution prolétarienne au nationalisme spirituel
Là réside la clef de lecture géopolitique :
- Au réalisme soviétique fondé sur la dialectique des classes succède un réalisme néo-patriotique centré sur la terre, la foi et la communauté nationale « bénie par Dieu ».
- Le fil rouge idéologique : toujours mobiliser l’art comme outil de pacification intérieure et de projection extérieure de puissance culturelle.
Continuité stratégique du soft power russe
Ce recyclage visuel n’est pas une simple nostalgie. Il constitue un outil de la stratégie d’influence du Kremlin qui projete à l’international une image de Russie éternelle, spirituelle, solide, protectrice face au désordre occidental — tout en s’appuyant sur des relais artistiques extérieurs consentants ou instrumentalisés.
Любовь моя
Моя земля
Я о тебе пою
Россия Родина моя
Я так тебя люблю
Твои снега, твои цветы
Милее всех морей
И нет роднее красоты
Торжественной твоей
Моя россия
Реки и поля
Моя россия
Гордость, мощь и сила
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Пусть в сердце каждого звучит
Твой колокольный звон
Ты славен будь, и не забыт
Наш подвиг всех времён
Меня родные берега
Хранят от злых ветров
И вера русская крепка
Хранит нас от врагов
Моя россия
Реки и поля
Моя россия
Гордость, мощь и сила
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
О-о-о-о-о
Моя россия
Реки и поля
Моя россия
Гордость, мощь и сила
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Моя россия
Реки и поля
Моя россия
Гордость, мощь и сила
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Живи родная русская земля
Благослови Господь тебя Россия
Россия… Россия
Mon amour Ma terre Je chante pour toi Russie, ma patrie Je t’aime tant Tes neiges, tes fleurs Amoureux de toutes les mers Et il n’y a pas de beauté plus chère Ton solennel Ma Russie Rivières et champs Ma Russie Fierté, puissance et force Vis, ma terre natale russe Que Dieu te bénisse, Russie Vis, ma terre natale russe Que Dieu te bénisse, Russie Que ta cloche résonne dans le cœur de chacun Sois glorieuse et ne sois pas oubliée Notre exploit de tous les temps Mes rivages natals Protège-moi des vents mauvais Et la foi russe est forte Nous protège des ennemis Ma Russie Rivières et champs Ma Russie Fierté, puissance et force Vis, ma terre natale russe Que Dieu te bénisse, Russie Vis, ma terre natale russe Que Dieu te bénisse, Russie Oh-oh-oh-oh-oh Ma Russie Rivières et champs Ma Russie Fierté, puissance et force Longue vie, la patrie russe Terre Que Dieu te bénisse, Russie Ma Russie Rivières et champs Ma Russie Fierté, puissance et force Vive la patrie russe Que Dieu te bénisse, Russie Vive la patrie russe Que Dieu te bénisse, Russie Russie… Russie