Ilann Vogt, tisserand de textes, nous ouvre sa bibliothèque de Babel

Ilann Vogt
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Le Malouin Ilann Vogt est plasticien et tisserand. Mais un tisserand singulier : il tisse des textes avec délicatesse et poésie, donnant ainsi corps aux mots. Dans une abstraction de formes qui permet à l’imaginaire de faire son oeuvre, il fait images des récits selon la nature du texte choisi. Rencontre.

« La littérature a des effets sur nos vies », disait l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, récemment disparu.

Elle en a eu sur celle d’Ilann Vogt en tout cas. Il y a chez le tisserand une sensibilité pour les mots qui s’est installée durant l’enfance : avec un père écrivain et éditeur, il a grandi dans un univers littéraire et artistique fort, et ses mains ont tourné les pages de la multitude de livres issus de la bibliothèque familiale remplie de livres. « Quand on apprend à lire, il y a quelque chose de magique, on décode des symboles qui produisent des images en nous », introduit-il. Ilann Vogt dessinait et écrivait aussi beaucoup, « comme une nécessité d’écrire et de mettre en mots, de palper l’impalpable ».

Ilann Vogt
Ilann Vogt © Anton Farago

Si l’écriture est arrivée avant le tissage, c’est durant ses études en arts appliqués qu’il renoue avec cette technique que l’on apprend à la maternelle, notamment pour la motricité, avant d’entrer à l’École Européenne Supérieure d’art de Bretagne et de sortir diplômé d’un DNSEP option art. Mais c’est plus tard qu’il fera de cette pratique le fil rouge de son travail artistique. Le poème « L’Éternité » de Rimbaud, son compagnon depuis l’adolescence, est son premier essai. On est en 2011, il détache la page d’un recueil et découpe pour la première fois ligne de texte après ligne de texte au cutter et à la règle pour en faire des lamelles de papier. « Cette technique consistait seulement à superposer de façon orthogonale deux éléments, mais je me suis rendu compte qu’elle permettait aux mots de prendre corps et de se déployer en matière », déclare-t-il. « A posteriori, ce texte-là est le commencement d’une démarche, même si je n’en avais pas conscience à ce moment-là. » Un premier poème, puis un deuxième et un troisième, une nouvelle et un roman : son travail renvoie à La Bibliothèque de Babel de Borges en ce qu’il a de potentiels infinis. Ce geste simple et répétitif qui l’accompagne depuis ce jour lui permet de tisser l’infinité des imaginaires que l’on trouve dans des histoires.

Transformés en textile, aussi fin et délicat que de la dentelle, les textes sont toujours manipulés dans leur langue originale et dans leur intégralité, des règles qu’il s’impose comme des préceptes afin que sa traduction plastique ne trahisse pas le texte d’origine. Aussi, il ne coupe jamais dans les mots. « Ma matière, ce sont avant tout les mots. Le papier n’en est que le support. » C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il ne touche pas aux images ou aux bandes dessinées. « Mon but est de faire l’image par la matière et pas de la morceler. »

Ilann Vogt
Livre des Heures de R. M. Rilke

Entre littérature, art et artisanat, l’artisan d’art délie méticuleusement les phrases avant de les réunir dans une lecture née de son imaginaire. Dans sa bibliothèque du monde, chaque livre a sa propre méthode de tissage. La répétition du mode opératoire trouve son originalité dans la capacité d’invention de la technique : « Elle permet une grande liberté, les modalités d’entrelacement sont immenses ». Le papier, le type de caractères, l’interlignage ou encore la marge produisent une matière plastique qui se comporte comme un tissu que l’on peut draper, froncer, déchirer de façon quasiment infinie. « En fonction des textes, les possibilités d’expression sont très fortes », explique-t-il. « Pour Virginia Wolff, qui a pour moi une écriture dense et plutôt compacte, j’ai fait en sorte d’enlever le maximum de charge et de blanc pour que cette densité soit présente dans la matière. » Alors que pour des poètes comme Paul Celan, il traduit la captation du vide, laisse le blanc de la respiration… Les mots et les caractères se retrouvent épars dans le tissage.

« J’essaie de produire une sensation, qu’on puisse sentir le texte et en ressentir l’aura en une fraction de seconde, le temps qu’on prend pour regarder un tableau. »

Mais dans ces multiples manifestations de la langue, car c’est aussi de cela qu’il est question, si la notion d’image est importante, Vogt privilégie l’abstraction. La figuration est exception. « J’aurais parfois la sensation d’une image alors que d’autres fois ce sera un élément, mais je vais surtout m’attacher aux sensations que moi-même j’éprouve à l’évocation de tel ou tel livre. » Les formes qu’il propose reflète les images mentales que la lecture du texte impose à son esprit. « Tout le monde peut lire le même livre, mais il ne produira pas les mêmes images pour chaque personne. Je n’ai pas envie de trop empiéter sur le processus de l’imagination quand bien même il est vrai que j’ai une fascination pour les images et que j’essaie de faire image. » Pour ses tissages d’Antigone de Jean Anouilh et Journal d’une jeune fille mal dans son siècle d’Amélie Weiler, il choisit l’image d’un vêtement pour l’image forte qu’il représente. « Dans mon travail, il y a cette forme de tentation de l’image, mais aussi quelque part cette impossibilité de l’image. » Cette image qu’il effleure de ses lamelles de papier de manière abstraite trouve forme figurative dans sa collaboration régulière avec l’artiste Gaëlle Callac (voir article).

Comme Pénélope et le tissage infini de son voile ou Philomèle et sa toile qui raconte son calvaire, le tisseur a trouvé son moyen d’expression pour partager ces histoires. « Pour moi, le tissage est ce qui permet fondamentalement la coïncidence entre le visible et l’invisible. » Il ajoute : « Texte et textile ont la même base étymologique et dans beaucoup de contes et mythes, la parole et le fil sont liés. Le tissage apparaît comme un moyen de parler ou de faire avancer un récit sans paroles. »

Ilann Vogt a tissé environ 1500 textes à ce jour, toutes tailles confondues. Un chiffre qui s’explique par l’obtention, en 2023, de la bourse Création en cours des Ateliers Médicis dans laquelle s’inscrit le projet de faire 1000 tissages entre 1cm2 et 60cm2. « Pour ce faire, j’ai pris entre 300 et 400 poètes en essayant d’être le plus universel possible même si mon socle de connaissances reste malheureusement très européo-centré. » L’œuvre, intitulée Adresse au récit, sera visible au Musée d’Annecy dès cet été. Il travaille aussi avec la galerie Alain Hélou de Brest.

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