Inès Léraud et le remembrement : nature et cultures en champs de bataille

Une impression entêtante, une question lancinante, affleure en continu dans la BD Champs de bataille de Pierre Van Hove et Inès Léraud, laquelle déroule l’histoire du remembrement des campagnes françaises, en particulier bretonnes, après la Seconde Guerre mondiale afin que le pays conserve une autosuffisance alimentaire et devienne une puissance agricole mondiale. Au final, le paysan français a-t-il gagné en confort de vie, en bien-être, en réalisation personnelle, familiale, communautaire et collective, ou s’est-il retrouvé dépouillé, dé-sensé, aliéné ?

La lecture de la BD Champs de bataille m’a fait vite ressurgir à l’esprit la thèse de Marx relative à l’aliénation du machinisme. Le remembrement agricole a détruit dans les années 50 haies et talus afin d’agrandir les parcelles au nom de la productivité et de la recherche – légitime – de l’autonomie. Puis l’automatisation et la robotisation du travail agricole dans les années 60 est venu soulager les efforts des paysans et contribuer à faire de la France un grand exportateur. Tandis que l’auto-organisation ancestrale des terres boisées et vallonnées de la nature se trouvait mise à sac, mise à mal, remembrement et automatisation ont-ils augmenté le sentiment de bien-être et de réalisation de soi des paysans ? La bande dessinée d’Inès Léraud raconte les conséquences sur la nature et la paysannerie de cette transformation des campagnes françaises planifiée et imposée par une élite financière et technocratique hors-sol, dénuée d’empathie et de tout sens de la concertation.

Pour mémoire, Marx analyse la question du machinisme dans Le Capital, le Manuscrit de 1844 et les Grundrisse. Pour le philosophe, l’introduction du machinisme dans la production industrielle n’est pas seulement une manière d’accroître la productivité, elle joue également un rôle crucial dans l’aliénation des ouvriers. Dans une société capitaliste industrielle, la machine, en tant qu’instrument de production, remplace non seulement les gestes manuels, mais aussi la créativité et l’autonomie du travailleur. L’ouvrier devient un simple rouage dans un mécanisme plus vaste ; le contrôle sur son propre travail lui échappe au profit du détenteur du capital qui en tire la plus-value. Le machinisme rend ainsi le travail plus rapide et plus intensif, mais en même temps, il prive l’ouvrier de sa capacité à être maître de son travail. Cette perte de contrôle avec son lot de souffrances psychologiques, cette « aliénation » du travailleur, est l’un des fondements de la critique marxienne du capitalisme.

Le remembrement des campagnes françaises ou quand certains hommes redessinent la campagne

À partir des années 1950, la France connaît un vaste mouvement de remembrement des terres agricoles. L’objectif est de rendre l’agriculture plus productive et de moderniser le paysage rural, notamment en réorganisant les petites parcelles de terrain en exploitations plus grandes, aux tracés cohérents, aplanis, ainsi mieux adaptées aux nouvelles techniques agricoles. Ce redécoupage des terres s’accompagne d’un soutien massif à l’achat de tracteurs et de machines agricoles dans le but de mécaniser le travail agricole. De fait, c’est une réussite en termes de quantité de production.

Mais, dans ce processus, la petite paysannerie, notamment bretonne, qui était attachée à ses terres fragmentées et à ses savoirs-faire ancestraux, se voit contrante d’adopter de nouvelles pratiques. L’automatisation, avec l’introduction de la mécanique puiis la robotisation, rend le travail plus rapide et moins pénible, mais elle induit également des effets d’aliénation similaires à ceux que Marx décrivait dans l’industrie. La terre, qui était au cœur de la vie et du travail des paysans, devient de plus en plus un simple support pour la machine. Le savoir-faire traditionnel est mis à mal par l’introduction de machines modernes, et la relation intime que les paysans entretenaient avec leur environnement, avec la nature, se trouve chamboulée.

Dans sa bande dessinée, Inès Léraud décrit précisément l’impact de cette transformation. Les paysans, contraints par la puissance publique (en lien avec quelques gros intérêts économiques), doivent céder leurs petites parcelles de terre au nom et au profit d’une rationalisation de l’espace agricole. Alors que ce processus aurait pu se réaliser efficacement et intelligemment en laissant les paysans – autant que faire se pouvait – s’échanger entre eux leurs différents lopins de terre, l’administration leur a imposé tout à trac des réattributions arbitraires, souvent incohérentes et contre-productives. Inès Léraud le souligne : ceux qui tentèrent de résister se firent durement remettre à leur place. On ajoutera une note contextuelle : les paysans bretons étaient depuis longtemps perçus par Paris, et en France, comme des arriérés ; ce retard général de la région justifiait d’autant plus de leur imposer sans concertation la modernisation.

Dans les années qui suivirent, à travers l’acquisition de tracteurs et d’autres machines agricoles à laquelle les poussait des organismes financier comme le Crédit agricole, les paysans perdirent encore plus de leur héritage et de leur autonomie. La standardisation des méthodes agricoles mettait fin à des pratiques autrefois plus diversifiées. S’ils n’avaient plus à effectuer certaines tâches physiques pénibles, ils perdaient aussi de leur savoir-faire et leur connexion avec la terre ; certains paysans interrogés enfoncent le clou : leur alimentation et leur qualité de vie s’en trouvèrent diminuées.

Aliénation et/ou progrès ?

D’un côté, le machinisme permit aux paysans de se libérer de certaines tâches physiques et répétitives, ce qui constitue un indéniable progrès. Cela allège leur travail, leur donne plus de temps libre et modifie la nature de leur engagement dans la production. De l’autre, la dépendance croissante vis-à-vis des machines et des grandes entreprises agricoles et bancaires rendit les paysans plus vulnérables aux fluctuations du marché et à l’influence des puissances économiques et politiques.

Leur savoir-faire, leur autonomie et leur identité en tant que paysans se virent complètement remis en cause. Les paysans perdirent la maîtrise de leur production, et cette perte de contrôle peut être perçue comme une forme de subordination à des forces extérieures – l’État et les grandes entreprises. Pour autant, quel rôle jouèrent les coopératives agricoles qui étaient censées protéger et enrichir tous les paysans en mettant à leur disposition des ressources communes ?

Les coopératives agricoles : un modèle d’entraide ?

C’est en 1894 que la loi Méline du 5 novembre créa les caisses locales du Crédit agricole. Mais les coopératives agricoles prirent leur essor en France après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte où l’on cherchait à moderniser l’agriculture tout en offrant un moyen de résistance à la pression du capitalisme agricole. Une société coopérative agricole (SCA) est une entreprise coopérative relevant de la loi du 10 septembre 1947 et du code rural et disposant d’un statut sui generis, c’est-à-dire qui n’est ni civil ni commercial. L’idée était de permettre aux petits paysans d’accéder à des équipements modernes (comme les tracteurs et autres machines agricoles) sans avoir à supporter le coût élevé de ces investissements. Ces structures étaient censées favoriser la solidarité entre les paysans, leur offrir une meilleure organisation de la production et, au bout du compte, permettre à chacun de profiter des avantages de la mécanisation.

Cependant, les coopératives ont rapidement montré leurs limites et leurs contradictions. Au lieu d’abolir les hiérarchies, elles en ont souvent créé de nouvelles. Tout d’abord, le pouvoir au sein des coopératives ne se distribuait pas toujours de manière égale entre les paysans. Les plus gros exploitants, déjà souvent plus favorisés, se sont retrouvés en position dominante dans les structures. Ils possédaient les moyens financiers et bancaires ainsi que la capacité de peser sur les décisions, tandis que les petits paysans, dont les terres étaient plus fragmentées et moins productives, se retrouvaient souvent dans une position de subordonnés. Ce phénomène est en grande partie dû à l’instauration de pratiques de gestion centralisées et hiérarchisées, inspirées de modèles industriels,au sein des coopératives,. Les grandes exploitations, qui pouvaient investir dans des machines lourdes, bénéficiaient de l’effet de levier de la coopération tout en exerçant un pouvoir disproportionné sur les petites exploitations.

Ce qui avait commencé comme un projet de solidarité et de partage des ressources se transformait, dans de nombreux cas, en un système où la coopération profitait essentiellement aux plus forts. C’est ainsi que les paysans, surtout les plus petits, ont été poussés à vendre ou à céder une partie de leurs terres pour rejoindre les coopératives ou pour faire face à la pression de la mécanisation. Plusieurs ne voyaient plus aucun moyen de rembourser leur emprunt contracté auprès du Crédit agricole, ils ne voyaient plus ni de solution ni de sens : ils se suicidèrent.

Il aurait pu en être autrement…

La bande dessinée d’Inès Léraud raconte les conséquences sur la nature et la paysannerie de cette transformation des campagnes françaises imposée par une élite financière et technocratique à la rationalité froide. Des conséquences fort malheureuses alors qu’il aurait pu en être autrement si l’administration française avait encouragé, tout en les chapeautant, les paysans et les solidarités paysannes à organiser par eux-mêmes la restructuration cohérente de leurs respectifs bouts de terre. Certes, le processus aurait mis plus de temps, mais combien d’écueils n’auraient-ils pas été ainsi évités ?

Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement, Inès Léraud, Pierre Van Hove · Éditeur. Delcourt · Distributeur. Hachette · Date de parution. 20 octobre 2024 · Collection. La Revue Dessinée, 23,75 €

Et aujourd’hui ? Une lente érosion de l’agriculture française et toujours des suicides…

En 2021, la France a exporté près de 70 milliards d’euros en matière agricole et agroalimentaire, soit 1,8 fois plus qu’en 2000. Avec une production agricole estimée à 81,6 milliards d’euros en 2021, la France demeure le principal producteur européen avec près de 17% de la production totale du continent loin devant l’Allemagne et l’Italie. Pourtant, selon un rapport sénatorial, l’agriculture française poursuit sa lente érosion. Ces chiffres masquent l’augmentation des produits importés dans de nombreux secteurs. La France importe près de 63 milliards d’euros de denrées alimentaires, soit 2,2 fois plus qu’en 2000. La plupart des secteurs sont touchés : un poulet sur deux consommés en France est importé ; 56% de la viande ovine consommée en France est d’origine importée ; 28% de la consommation de légumes et 71% de la consommation de fruits sont importés.

Les personnes affiliées au régime agricole, consommant des soins et âgés de 15 à 64 ans, ont un risque de mortalité par suicide supérieur de 43,2 % à celui des assurés tous régimes de la même tranche d’âge. Ce sur-risque est de 36,3% pour les non-salariés et atteint 47,8% pour les salariés agricoles.

Bref, en Bretagne, l’expression gallo dit : « Ca a tourné en beurre de bique »…

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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