Interdiction des teufs en Ille-et-Vilaine : une mesure qui divise

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Le 2 avril 2025, un arrêté préfectoral est venu suspendre, pour une durée d’un mois, tout rassemblement festif à caractère musical non déclaré dans le département d’Ille-et-Vilaine. Dans les faits, cette mesure vise principalement les free parties, ou tech ou teufs, organisées de manière spontanée en dehors du cadre institutionnel. Le préfet invoque des motifs de sécurité publique, de lutte contre les nuisances sonores et de préservation de l’environnement. Mais cette décision suscite une onde de choc dans le milieu musical, entre incompréhension, colère et mobilisation.

Les arguments des autorités : sécurité, nuisances et cadre légal

Dans un communiqué, la préfecture précise que « ces rassemblements non déclarés peuvent engendrer des troubles à l’ordre public, notamment par leur caractère imprévisible, l’absence de dispositif de sécurité, et les nuisances occasionnées aux riverains. » Elle ajoute que plusieurs incidents récents — incluant des accidents liés à la consommation de stupéfiants, des débordements nocturnes et des pollutions de sites naturels — ont motivé la décision.

Cette interdiction s’inscrit dans la continuité des politiques menées par l’État français depuis plusieurs années pour encadrer les rave parties et autres rassemblements informels. La loi « Sécurité globale » votée en 2021 avait déjà introduit des dispositions renforçant les sanctions contre les organisateurs de free parties, en prévoyant notamment la saisie du matériel sonore.

Des voix qui s’élèvent : « Une attaque contre la culture alternative »

Dans les jours qui ont suivi l’annonce de l’arrêté, de nombreuses voix du monde musical et festif se sont élevées pour dénoncer ce qu’elles perçoivent comme une répression ciblée.

Pour Aude, membre du collectif rennais Subversive Ways, cette interdiction est symptomatique d’un mépris institutionnel : « Ce sont toujours les mêmes qu’on vise. Ce n’est pas un problème de sécurité, c’est une question de contrôle. La techno, les raves, c’est une culture vivante, mais comme elle échappe aux circuits commerciaux et institutionnels, elle dérange. »

Même son de cloche du côté de jeunes teuffeurs qui voient dans cet arrêté une stratégie politique : « On est en train de criminaliser des pratiques culturelles. Les fêtes libres sont des espaces d’émancipation, d’expérimentation sociale, d’art sonore. Les interdire, c’est museler une génération. »

Un débat plus large : quelles libertés pour les cultures non institutionnalisées ?

La mesure interroge aussi des professionnels plus établis du monde musical. Le directeur d’un festival dans le Finistère reconnaît la complexité du sujet : « Il y a un vrai besoin de dialogue. Bien sûr, les questions de sécurité ne peuvent être ignorées. Mais on ne peut pas traiter toute une scène comme un problème. Il faut différencier les événements bien organisés, même informels, des situations vraiment à risque. »

Dans une tribune publiée sur les réseaux sociaux, le label Infiné de musique électroniques’alarme : « Cette interdiction temporaire contribue à fragiliser une scène déjà précaire. Depuis le Covid, les espaces festifs indépendants ont souffert. Les mesures de répression ne font qu’aggraver la fracture entre culture officielle et culture underground. »

Une scène pourtant très active en Bretagne

La Bretagne est un territoire historiquement lié aux cultures électroniques et à la fête libre. Dès les années 1990, les premiers teknivals s’y implantent, et le département d’Ille-et-Vilaine a vu émerger de nombreux collectifs, labels et artistes liés à cette mouvance. À Rennes, ville étudiante et laboratoire musical, les free parties font partie intégrante de la vie nocturne parallèle.

Pour Léo B., producteur techno et ancien membre du collectif La Brèche« Il y a une volonté de faire table rase. Pourtant, les collectifs ne demandent qu’une chose : exister sans être harcelés. On prend soin des lieux qu’on utilise, on nettoie après les soirées, on met en place nos propres règles de sécurité. Mais rien n’est reconnu. »

Une mobilisation en préparation ?

Plusieurs collectifs annoncent d’ores et déjà vouloir contester juridiquement l’arrêté. D’autres prévoient des rassemblements festifs « déclarés mais revendicatifs » dans des lieux publics ou semi-publics, pour dénoncer cette politique qu’ils jugent discriminatoire.

L’association Freeform, engagée depuis 2002 pour la reconnaissance des cultures festives alternatives, appelle au dialogue : « La solution ne viendra pas de l’interdiction, mais de la co-construction. Encadrer ne veut pas dire réprimer. Les collectivités ont tout à gagner à reconnaître et accompagner ces formes culturelles. »

L’arrêté préfectoral d’avril 2025 pourrait bien être l’étincelle d’un débat plus large sur les libertés culturelles, la légitimité des pratiques festives non commerciales et la place laissée aux scènes alternatives dans l’espace public. Derrière le mot « teuf », ce sont des centaines d’artistes, de techniciens, d’organisateurs et de passionnés qui défendent un mode d’expression libre, autonome et collectif. Pour eux, la fête n’est pas une menace à contenir, mais une richesse à reconnaître.

Teufs en Bretagne : 20 ans de tensions – repères chronologiques

2004 – Plouër-sur-Rance (22)
Un teknival non autorisé rassemble plus de 5 000 personnes sur un terrain agricole. La préfecture dénonce l’occupation illégale, mais ne parvient pas à empêcher la tenue de l’événement. Le maire de la commune déclare avoir été mis devant le fait accompli.

2009 – Rosporden (29)
Plusieurs sound systems bretons organisent une rave dans une carrière désaffectée. Des affrontements éclatent lors de l’évacuation du site par les forces de l’ordre. Des plaintes sont déposées pour violences policières.

2012 – Carnac (56)
Une free party prévue dans une zone Natura 2000 est interrompue dès l’installation par les gendarmes. Trois véhicules sont saisis, et le matériel sonore confisqué. Les organisateurs dénoncent une atteinte à la liberté d’expression artistique.

2016 – Monteneuf (56)
L’installation d’un teknival improvisé dans une clairière attire 3 000 personnes. Le préfet déclenche une procédure d’interdiction d’urgence. Le site est encerclé pendant 48 heures. Les ONG environnementales s’inquiètent des impacts écologiques.

2019 – Plélan-le-Grand (35)
Un événement techno organisé sur terrain privé avec l’accord du propriétaire est stoppé en cours de nuit par les gendarmes, pour défaut de déclaration. Plusieurs collectifs rennais manifestent ensuite devant la préfecture pour dénoncer une « criminalisation de la fête ».

2021 – Covid et état d’urgence sanitaire
Sous couvert de restrictions sanitaires, la quasi-totalité des événements festifs alternatifs sont interdits. De nombreux collectifs bretons dénoncent une surveillance renforcée et une « traque organisée » des teufs par drones et brigades spécialisées.

2023 – Callac (22)
Un grand rassemblement techno attire 6 000 personnes sur plusieurs jours. L’événement est pacifique, encadré par des bénévoles, mais reste illégal. Le ministre de l’Intérieur évoque une nécessité de durcir les sanctions contre les organisateurs de free parties.

Avril 2025 – Ille-et-Vilaine
Le préfet interdit pour un mois tout rassemblement festif à caractère musical non déclaré, relançant le débat sur la reconnaissance de la scène alternative bretonne. Plusieurs recours sont envisagés, et des mobilisations se préparent à Rennes et dans les Monts d’Arrée.