La diffusion du libertarianisme en France relève d’un défi intellectuel et culturel singulier, dans un paysage dominé par une longue tradition interventionniste et étatiste. Parmi les rares acteurs qui ont entrepris ce travail idéologique et éditorial de manière approfondie en France se trouvent des maisons qui se distinguent par leur rigueur intellectuelle et leurs ambitions philosophiques spécifiques : des plus connus tels que les PUF ou les Belles Lettres, aux moins connus mais, non moins de qualité, comme l’Institut Coppet. Petit panorama consacré à une pensée qui connait un essor lent mais certain en Europe.
Peut-on imaginer une France sans État, fondée exclusivement sur la liberté individuelle et la coopération volontaire ? C’est le projet audacieux du libertarianisme. Aussi appelé libertarianism dans le monde anglo-saxon, le libertarianisme émerge principalement au XXe siècle, inspiré par le libéralisme classique des XVIIIe et XIXe siècles. Fondée sur la primauté absolue de la liberté individuelle, cette pensée prône une réduction drastique, voire l’abolition complète, des fonctions de l’État. Son objectif premier est de permettre à chaque individu de jouir d’une pleine autonomie personnelle, économique et sociale, libéré des contraintes coercitives du pouvoir politique, y compris démocratique. Pour la collectivité, les libertariens considèrent que le bien commun émerge naturellement d’interactions libres et volontaires entre individus souverains. À l’échelle nationale et mondiale, les libertariens espèrent favoriser l’épanouissement d’une société pacifique, prospère et auto-régulée par des mécanismes de marché et des accords volontaires plutôt que par la coercition étatique.
La pensée libertarienne connaît une progression modeste mais significative en France et en Europe, principalement portée par un climat politique marqué par des débats sur la place de l’État, les libertés individuelles et les dérives bureaucratiques. Plusieurs signes en témoignent.
En France :
- L’émergence de personnalités comme Gaspard Koenig, fondateur du think tank GenerationLibre, ainsi que des initiatives éditoriales et médiatiques telles que Contrepoints, a accru la visibilité du libertarianisme.
- La critique croissante de la sur-réglementation et du poids fiscal et administratif favorise une écoute plus large envers ces idées, notamment auprès des jeunes générations urbaines et diplômées.
En Europe :
- La pensée libertarienne trouve également un écho croissant dans certains pays comme le Royaume-Uni, la République tchèque ou les Pays-Bas où les idées de réduction drastique de l’État séduisent une frange des électeurs soucieux de liberté individuelle. Des personnalités influentes, telles que l’ancien président tchèque Václav Klaus ou l’eurodéputé britannique Daniel Hannan ont ouvertement adopté ou relayé des positions proches du libertarianisme.
Cependant, bien qu’en croissance, cette philosophie reste minoritaire devant la persistance des modèles sociaux européens et aux traditions interventionnistes dominantes. Le libertarianisme progresse donc lentement mais gagne en légitimité intellectuelle et médiatique ; ce qui ouvre potentiellement la voie à une influence accrue dans les années à venir.
Diffusion intellectuelle : les rares vecteurs universitaires du libertarianisme
Plusieurs éditeurs français ont contribué, à travers des collections universitaires ou des travaux de penseurs libéraux, à diffuser la pensée libertarienne ou ses proximités philosophiques. Les Presses Universitaires de France (PUF), Les Belles Lettres ou encore Vrin ont publié des auteurs comme Hayek, Nozick ou Bertrand de Jouvenel. Bien que ces maisons ne soient pas militantes, elles offrent un espace rigoureux à la pensée du droit naturel, des libertés fondamentales et de la critique du pouvoir étatique.

« L’Éthique de la Liberté » de Murray Rothbard (Belles Lettres) : Cet ouvrage fondateur de la pensée libertarienne expose avec rigueur les principes éthiques de l’anarcho-capitalisme, fondé sur une vision radicale du droit naturel de propriété. Rothbard développe une éthique fondée sur l’autonomie individuelle absolue qui dénoncee toutes les formes d’intervention coercitive de l’État. Il argumente pour une société entièrement privée, où même les fonctions traditionnellement étatiques comme la justice ou la défense seraient assurées par des acteurs privés concurrents. Ce livre est considéré comme l’une des plus influentes synthèses philosophiques libertariennes, inspirant de nombreux débats contemporains.

- « Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Âge » de Philippe Nemo : Ce livre propose une fresque ambitieuse retraçant l’évolution des idées de pouvoir, de droit et de liberté depuis les Grecs jusqu’aux penseurs scolastiques. Philippe Nemo montre comment les fondements de la modernité politique occidentale prennent racine dans l’Antiquité classique et le christianisme médiéval. L’ouvrage met en lumière la genèse du droit naturel et de la souveraineté individuelle, en les inscrivant dans une histoire longue des institutions. Il est devenu un classique pour qui souhaite comprendre le socle philosophique des doctrines libérales et libertariennes.
- « Du Pouvoir » de Bertrand de Jouvenel : Dans cet essai majeur, Jouvenel développe une analyse historique et philosophique du pouvoir, qu’il décrit comme une force auto-expansive et difficilement contrôlable. Refusant les idéalisations démocratiques, il montre comment même les gouvernements issus de la volonté populaire tendent à accumuler des prérogatives, au détriment des libertés individuelles. Loin d’un manifeste, le livre propose une méditation lucide sur la dynamique du pouvoir politique à travers les siècles, et s’impose comme un jalon incontournable pour toute critique libertarienne de l’État.

« Rien n’est plus dangereux que le pouvoir, même exercé par les meilleurs. » – Bertrand de Jouvenel

- « La Route de la servitude » de Friedrich Hayek : Dans ce classique incontournable publié en 1944, Hayek met en garde contre les conséquences imprévues du socialisme planificateur. Selon lui, toute tentative de contrôle centralisé de l’économie mène inévitablement à une perte de libertés civiles, à la montée du totalitarisme et à la désintégration des fondements démocratiques. Hayek y développe une théorie de la liberté comme ordre spontané, affirmant que seul le marché libre peut garantir l’autonomie des individus et la prospérité collective. Le succès de l’ouvrage a été considérable dans le monde anglo-saxon, influençant durablement les politiques économiques libérales de l’après-guerre.
« La liberté individuelle est la condition nécessaire pour l’épanouissement humain. » – Ayn Rand
- « La Grève » (Atlas Shrugged) d’Ayn Rand : Ce roman-fleuve publié en 1957 raconte la disparition progressive des grands créateurs et entrepreneurs dans une société de plus en plus étatisée. Par le biais d’une intrigue mêlant philosophie, romance et dystopie, Ayn Rand y expose sa philosophie de l’objectivisme, prônant l’égoïsme rationnel, la responsabilité individuelle et la supériorité morale de l’esprit productif. Le personnage de John Galt, figure centrale de la révolte silencieuse contre le collectivisme, est devenu une icône libertarienne. L’œuvre, controversée mais influente, a connu une forte réception dans les milieux libéraux aux États-Unis, et bénéficie d’une redécouverte en France grâce à la traduction et la diffusion militante de groupes comme Liber-thé et Contrepoints. prônant une vision radicale de l’individualisme entrepreneurial. Ayn Rand décrit une société où les producteurs se retirent face à un État interventionniste croissant, élaborant ainsi sa philosophie objectiviste basée sur l’égoïsme rationnel, l’indépendance d’esprit et la liberté économique absolue.

Focus sur l’Institut Coppet : redécouvrir les classiques de la liberté
Fondé par le philosophe Damien Theillier, l’Institut Coppet tient son nom du groupe de Coppet, cercle intellectuel libéral réuni autour de Germaine de Staël. Sa ligne éditoriale se caractérise par une fidélité scrupuleuse à la tradition libérale classique et libertarienne, particulièrement française, représentée par des figures emblématiques comme Frédéric Bastiat, Jean-Baptiste Say, ou Gustave de Molinari. L’Institut Coppet s’engage ainsi à rééditer, traduire, et diffuser des ouvrages fondamentaux parfois oubliés ou négligés dans le monde francophone.
Le sérieux éditorial de l’Institut Coppet réside avant tout dans la qualité de ses traductions, annotées et mises en contexte avec soin. À ce titre, il a largement contribué à redécouvrir des auteurs majeurs tels que Ludwig von Mises et Murray Rothbard, assurant leur pénétration intellectuelle auprès d’un public francophone restreint mais influent. Ses objectifs sont explicitement pédagogiques : offrir à la fois une introduction et un approfondissement à la philosophie libertarienne, en privilégiant l’accès libre et gratuit à ses ouvrages numériques pour une diffusion maximale.
« L’État est la grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. » – Frédéric Bastiat

- « Renouer avec la liberté » de Murray Rothbard : Dans cette synthèse incisive, Rothbard expose les fondements d’une société entièrement libre, en réinterprétant les droits de l’homme comme des droits de propriété. Selon lui, la propriété légitime commence par celle de soi-même et s’étend aux fruits de son travail, justifiant ainsi le principe de non-agression. À partir de ces principes, il propose des réponses radicales mais cohérentes à des enjeux contemporains tels que l’éducation, la liberté d’expression, la guerre ou la pollution. À la fois philosophe politique, économiste et historien, Rothbard déploie ici toute l’envergure de sa pensée, dans un style à la fois passionné et rigoureusement logique. Certaines de ses idées pourraient paraître de gauche, d’autres de droite, mais toutes s’inscrivent dans une cohérence rigoureuse avec l’éthique libertarienne fondée sur la justice naturelle.
- « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » de Frédéric Bastiat : Réédité par l’Institut Coppet avec une contextualisation soignée, ce texte est une brillante illustration du raisonnement économique et des conséquences indirectes des interventions étatiques. Bastiat dénonce les illusions économiques répandues dans les discours publics et politiques, montrant comment les décisions étatiques génèrent souvent des effets pervers et contre-productifs qui échappent à l’observation immédiate. Cet ouvrage classique continue d’influencer profondément les réflexions sur l’interventionnisme économique et reste un pilier de la pensée libertarienne française.

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