Deux livres, une disparition, un héritage incandescent. À 98 ans, Marc’O s’est éteint le 11 juin 2025. Il laisse derrière lui un sillage de créations insoumises, d’expérimentations radicales et de complicités marginales. Le cinéaste, théoricien, écrivain et agitateur est aujourd’hui réactivé — dans l’esprit même de son oeuvre — par la parution simultanée de deux livres aux éditions Allia : L’Art d’en sortir, long entretien mené par Gérard Berréby, et Délire de fuite, roman inédit exhumé des archives de jeunesse. Deux gestes qui ne figent pas la mémoire, mais relancent l’aventure.
Né le 10 avril 1927 à Clermont-Ferrand, Marc-Gilbert Guillaumin s’engage à 14 ans dans la Résistance et gagne le maquis. Dans les années 1950, il fréquente le mouvement lettriste (Isou, Debord, Wolman) et anime les soirées du Tabou avec Boris Vian. Il produit en 1951 le film fondateur d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, et fonde les revues Le Soulèvement de la jeunesse et Ion, où il publie les premiers textes de Guy Debord.
Il réalise en 1954 son premier long-métrage Closed Vision, présenté à Cannes par Jean Cocteau et Luis Buñuel. Il se tourne ensuite vers le théâtre, qu’il transforme en laboratoire d’expérimentation : il y développe une théorie de l’acteur-créateur, rompant avec le modèle d’interprétation littéraire dominant.

À la tête de l’école de théâtre de l’American Center (1959–1966), il forme une génération entière d’artistes : Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Jacques Higelin, Valérie Lagrange, entre autres.
Sa pièce musicale Les Idoles (1966), puis son adaptation cinématographique (1967), deviennent cultes. Il explore ensuite le théâtre militant en Italie, notamment à Reggio Emilia, participant à la première occupation d’un théâtre municipal contre la guerre du Vietnam, six mois avant celle de l’Odéon à Paris.
Dans les années 1970–1980, il collabore avec l’INA (Flash Rouge, avec Catherine Ringer), explore les nouvelles technologies de l’image (Pixigraf), et travaille à des projets audiovisuels internationaux avec l’UNESCO et l’AGI (projet Orient/Occident sur les Routes de la soie).
De retour en France, il crée en 1991 Génération Chaos, spectacle pour et sur la jeunesse, qu’il décline en laboratoire artistique et en revue (Les périphériques vous parlent, fondée en 1993 avec Cristina Bertelli). Il y mêle théâtre musical, critique sociale, vidéo et formation collective.
Il poursuit cette activité jusqu’aux années 2010, publiant L’Impossible et pourtant, Théâtralité et musique, et filmant ses dernières créations (Utopia, avec Édouard Glissant, 2014). Il meurt à Paris le 11 juin 2025, à l’âge de 98 ans.
Le nom de Marc’O n’apparaît que rarement dans les manuels. Mais dans les marges, sur les scènes libres, au cinéma expérimental, dans les revues insurrectionnelles et les théâtres occupés, il aura été un moteur. Une mèche lente. Un cœur incandescent.
Il disparait presque en même temps que paraissent deux ouvrages majeurs à son sujet — L’Art d’en sortir (entretiens avec Gérard Berréby) et Délire de fuite (roman inédit de jeunesse) — Marc’O quitte la scène au moment même où sa voix redevient audible. Il faut croire qu’il savait encore comment faire détoner le présent.
Un feu souterrain
Marc’O, c’est le refus constant de se laisser enfermer. Résistant adolescent, compagnon des lettristes, passeur de Debord, proche de Cocteau et Lacan, fondateur d’écoles de jeu, inventeur du théâtre musical, découvreur de Bulle Ogier et Pierre Clémenti, metteur en scène d’un punk avant l’heure (Les Idoles, 1966). Sa trajectoire traverse les marges de l’après-guerre, les laboratoires du Saint-Germain-des-Prés existentiel, les tumultes de Mai 68, les cabarets, les squats, les utopies fragiles et fécondes.

Un art de vivre en dissidence
Dans L’Art d’en sortir, on entend la voix d’un homme qui n’a cessé de dire non, mais un non vivant, un non qui cherche. Le livre, composé à la manière d’un montage, mêle récits, archives, fragments, souvenirs et voix amies. Bulle Ogier se souvient d’un voyage en 2CV vers la Grèce. Jean-Noël Picq résume : « À bas la ligne droite ! ». C’est tout Marc’O : l’anti-institution par excellence, le refus de l’œuvre close, l’éloge du passage.
Un roman de la fuite
Délire de fuite, retrouvé par miracle dans les archives, est l’autoportrait d’un jeune homme en errance, au lendemain de la guerre. C’est un roman sans intrigue, mais gorgé de vie, de nuits désœuvrées, de poésie triste. Un Paris de cafés, de prostituées, d’illuminations et de désœuvrement s’y dessine, entre journal intime, roman initiatique et chant désaccordé. Rien n’y est construit, tout y est fuyant, comme l’était Marc’O.

Une pensée en mouvement
Ce qui demeure, dans ces deux livres, c’est une leçon de liberté. Pas la liberté spectaculaire ou narcissique, mais celle d’un art qui refuse les cadres, les rôles, les finalités. Marc’O aura incarné une forme de situationnisme appliqué : le théâtre comme détournement, la vie comme happening, la politique comme mise en jeu des corps. Aujourd’hui où tant de formes critiques se figent en rhétoriques, relire Marc’O, c’est se souvenir qu’il fut possible d’habiter l’art comme une recherche de vie.
L’héritage impossible
Le cas de Marc’O force à reposer une question cruciale : que reste-t-il aujourd’hui de l’exigence situationniste et des avant-gardes qui l’ont nourrie ? Tandis que le terme même de subversion est désormais marchandisé, l’œuvre de Marc’O rappelle qu’il ne s’agissait pas seulement de contester les formes, mais de configurer la vie comme geste esthétique et politique. Refus des disciplines cloisonnées, art de la tangente, goût de l’expérimentation collective : autant de pratiques qui, loin d’avoir vieilli, demeurent des méthodes pour réinventer nos scènes intellectuelles et sociales.
Marc’O n’a pas d’héritiers, pas de disciples. Il laisse un vide joyeux, une ouverture. Sa mémoire n’a rien d’un monument à vénérer, elle est un appel : faire, encore, autrement. Alors que les situationnistes sont devenus objets d’études, Marc’O reste un geste. Une possibilité. Un angle mort dans le paysage officiel. Et c’est cela qu’il nous faut accueillir : non une leçon, mais une relance. En ce sens, Marc’O agit moins comme une référence patrimoniale que comme un déclencheur : un point de départ pour imaginer d’autres façons d’habiter le monde, hors des surfaces lisses du spectacle.
Références
L’Art d’en sortir, Gérard Berréby et Marc’O, avec la collaboration de Sébastien Coffy, Allia, 240 p., 18 €
Délire de fuite, Marc’O, édité par Gérard Berréby et Safa Hammad, Allia, 192 p., 12 €
Lire un extrait sur le site de l’éditeur : www.editions-allia.com
Photo de une par Perif https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=40852317