Mario Vargas Llosa, fondateur de revues littéraires et traducteur de poètes français

Mario Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa

Quand Mario Vargas Llosa, décédé le 13 avril 2025, n’était pas encore le romancier, dramaturge, essayiste et éditorialiste mondialement connu, il s’était déjà essayé au reportage, à la poésie et au théâtre, dès le collège…

Puis, pendant ses années d’étudiant universitaire, il a fondé successivement deux revues, « Cuadernos de composición » (Cahiers de composition) d’abord, qui n’a compté qu’un seul numéro. Puis il a traduit des œuvres d’Arthur Rimbaud et de Robert Desnos que lui a fait connaître le poète péruvien César Moro, son professeur de littérature et de français au Collège militaire Leoncio Prado, auquel il rend hommage dans la seconde revue qu’il crée avec Luis Loayza et Abelardo Oquendo, connus respectivement, quelques années plus tard, comme futur romancier et futur éditeur, « Literatura » (1958. 1959). Mario, à cette époque, non seulement écrit toujours des poèmes et commence à s’essayer à la prose, mais il consacre son Mémoire, correspondant en France à une Maîtrise, au poète le plus populaire alors en Amérique latine, Rubén Darío.

Mario Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa et son traducteur Albert Bensoussan

Moro a séjourné en France et fréquenté les poètes surréalistes, et partagé avec son ancien élève des textes encore peu connus, en langue originale : « Un cœur dans une soutane » de Rimbaud et des poèmes de Desnos, « Tu prends la première rue » et « Poème à la mystérieuse ». Ces derniers paraissent dans le second numéro de « Literatura », et dans le troisième, Vargas Llosa fait paraître un hommage à César Moro, et un article contre ce qu’il nomme le sacrifice de la poésie : un engagement purement politique de l’écriture, qui, à son avis, n’est engagé qu’envers la création artistique. C’est le temps où il s’engage aux côtés des communistes péruviens pour leur opposition au dictateur Manuel A. Odría, de son enthousiasme pour Jean-Paul Sartre, et de sa remise en cause des obligations qu’ils veulent lui imposer dans le domaine de l’écriture.

Mario Vargas Llosa découvre à 23 ans, en 1959, le texte en prose de Rimbaud. Il éprouve aussitôt de la sympathie pour cet adolescent révolté contre l’hypocrisie des milieux dits respectables, modèles de vertu, de son époque, et contre ceux qui poussent les jeunes gens naïfs à confondre le sexe et les sentiments, ce que Flaubert dénonce plus crûment dans sa Correspondance. L’atmosphère glauque de la maison close rurale produit un effet révélateur de la pourriture d’une certaine société qui se prétend pure, et du dégoût qu’elle inspire à l’adolescent. Et le jeune traducteur s’exerce à transmettre au lecteur hispanophone l’ironie, parfois teintée de dérision, présente dans le texte original : une magnifique leçon d’écriture, pour un romancier débutant. L’instinct naturel avili, le rôle du clergé rural dans cet avilissement, l’innocent toujours étranger à l’ambiance de ce lieu, autant d’éléments que Vargas Llosa réinterprète dans son roman La maison verte (« La casa verde », 1966).

Construite par un Amazonien dans les dunes proches de Piura, dans le nord du Pérou, cette maison largement ouverte au soleil et au sable du désert de la côte pacifique, est l’image inversée de la maison de Césarin. Au tripot ardennais malodorant où tous trichent au jeu, où le nom de Lamartine, prononcé par Thimotina pour annoncer sa mort (mort du Romantisme et d’une écriture poétique que Rimbaud veut rénover), précède la lecture des vers du nouveau poète, Léonard, ridicule à souhait, succède dans le roman de Vargas Llosa l’ambiance naturellement joyeuse et accueillante, contre laquelle le Père García, curé de la paroisse de la Mangachería, prêche chaque dimanche, l’accusant d’être la cause de tous les maux qui touchent la ville. Rimbaud traitait avec ironie les éducateurs de ce jeune séminariste naïf qui le précipitent dans un monde malsain où il sera à la fois séduit et blessé. Vargas Llosa ironise contre ce prêtre utopiste qui prend la tête d’une procession pour détruire et brûler cette maison verte (le vert n’est-il pas la couleur du diable ?) : un nouveau-né dort à l’étage, la jeune cuisinière le sauve des flammes, le Père García devient pour tous l’ « incendiaire », souffre d’asthme (le souffle étant lié à Dieu, qui de manière évidente le condamne aussi) et est finalement soigné par une des prostituées. L’ironie, voire la dérision, est pour ces deux créateurs le prélude à un renouvellement de l’écriture, et à un regard différent porté sur leur univers. L’utopie romantique a pris fin, suggère Rimbaud ; celle du réel merveilleux latino- américain laisse place au réalisme des romanciers du Boom un siècle plus tard.

Après la traduction de l’ironie rimbaldienne, Mario Vargas Llosa s’exerce aussi à celle de la douceur de la vie et du rêve, avec les poèmes de Desnos. L’amour né de l’imagination, ou d’un être réel idéalisé par le rêveur (une Dulcinée revisitée), est un autre élément de la sensibilité de tout être humain. Léonard, trop influencé par les valeurs et contrevaleurs du christianisme et de l’hypocrisie cléricale de son époque, ne peut concevoir le plaisir amoureux que dans un contexte naïf et dérisoire. Le poète, laissant libre cours à son imagination et à son désir, propose des expressions révélant l’intensité et la pureté de cet amour absolu. Quant au traducteur, il s’exerce ainsi aux diverses possibilités narratives qui proposeront au lecteur une vérité sur ses personnages, à partir de la justesse des mots choisis et du moment où ces derniers sont prononcés par eux.

Le poème « Tu prends la première rue » a eu une forte résonance dans plusieurs romans de Mario Vargas Llosa : comment ne pas penser au titre Le Paradis … un peu plus loin, inspiré selon la critique péruvienne d’une comptine où l’enfant demande où est le Paradis, la réponse étant : dans la prochaine rue. Desnos évoque un paysage paradisiaque de l’autre côté de la rivière, en prenant la première rue à gauche, et une maison où apparaît une hôtesse accueillante. Nos leçons de géographie, à l’école, nous faisaient regarder le nord devant nous, et l’ouest, à gauche. C’est précisément la route maritime prise par Flora Tristan, puis par son petit-fils Paul Gauguin, à la recherche du père pour l’une, de la liberté de création pour l’autre. C’est aussi la dernière route prise par l’écrivain, pour retrouver sa famille et ses souvenirs.

Le personnage du poème traverse le fleuve par un pont ; l’écrivain revient vers le fleuve côtier de Lima, le Rimac (le fleuve qui parle, en langue quechua, mais qui pour la tradition européenne a une résonnance de « rime »), qu’il a si souvent traversé pendant sa période de jeune journaliste et fait traverser à ses personnages pour trouver par exemple, dans « Conversation à La Cathédrale », un lieu infernal, la fourrière où les chiens sont abattus à coups de bâton. En réalité, cette fois, il a renoué avec des souvenirs agréables, en compagnie de ses enfants. Plus d’un demi-siècle après, tout a changé.

Mais comment ne pas évoquer alors la légende du moine irlandais, Brandan, qui lui aussi a pris la route de l’ouest, et après de nombreuses étapes dans les îles de l’Atlantique, arrive à un fleuve si immense qu’il n’en voit pas l’autre rive ; un ange le renvoie vers les terres de l’occident à évangéliser, en lui disant qu’il n’atteindra l’autre rive qu’après sa mort.

Fasse le destin que l’autre rive de l’existence ait offert à Mario Vargas Llosa, qui nous laisse le plaisir de la lecture de tant d’œuvres, une ambiance aussi agréable que celle du poème, voire de la légende de Brandan, rêve de cet autre utopiste celte.

Article réalisé par Marie-Madeleine Gladieu, Professeur émérite de littérature hispano-américaine à l’Université de Reims, titulaire d’une thèse sur Mario Vargas Llosa soutenue à l’Université Rennes 2

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