Dans L’Or de la nuit, Irène Frain tisse un récit aux confins de la mémoire, du mythe et de l’intime. En se glissant dans la conscience du traducteur Antoine Galland, auteur des Mille et Une Nuits, elle compose un livre à tiroirs où le conte devient refuge, piège et miroir. À la croisiée de la fiction historique, de l’autoportrait voilé et du manifeste de survie par l’écriture, ce roman est aussi une confession déguisée qu’elle décrit à Nicolas Roberti dans l’émission Faites-moi lire. Irène Frain y dépose les éclats de sa propre fracture existentielle — celle d’une enfant non aimée, d’une sœur endeuillée, d’une écrivaine harcelée par les attentes d’un public insatiable.
Nous sommes en novembre 1708, à Paris. Antoine Galland, savant orientaliste, est au seuil de la mort. Vieilli, hanté par ses souvenirs, ses vertiges intérieurs et ses désirs inassouvis, il entend monter de la rue la clameur de jeunes nobles qui réclament la « suite » des contes. Mais Galland, las, traumatisé, vacille entre effondrement physique et lucidité créative. Autour de lui, une dernière nuit se déroule, veillée par Nine, jeune servante éveilleuse de souvenirs.
Ce roman-miroir entrelace trois strates narratives : le mythe des Mille et Une Nuits, la vie d’Antoine Galland, et le parcours intime d’Irène Frain. Trois voix, trois Schéhérazade, trois façons de conjurer la mort par la parole. Frain met en tension les puissances du rêve, de la mémoire, du désir et de la fiction dans un monde en proie au doute et au déclin.
Plusieurs figures se croisent, notammant Galland, savant hanté par madame d’O, femme d’idéal et d’absence, et Nine, servante vive et terrienne, souvenir incarné, attachement sensoriel. Le roman se joue entre leurs silences et leurs gestes.
Galland est un homme sans descendance. Il transmet pourtant une œuvre qui le dépasse. Frain, elle, se donne pour héritière et relayeuse. Elle reprend la parole laissée en suspens, l’étire, l’ouvre, la transmet. Le livre devient alors un geste de veille, au double sens : Nine veille Galland ; Irène Frain veille sur ses morts.
Dans la tradition occidentale, le récit est linéaire. Ici, le temps se fait circulaire, spiralé, oriental : les histoires se répondent, se fragmentent, se poursuivent. C’est une esthétique de la faille, où la langue devient souffle onirique. Frain épouse une perception orientale du monde : la parole comme souffle, la veille comme sagesse, le silence comme acte d’amour.
L’écriture, chez Irène Frain, n’est plus souveraineté mais hospitalité. Elle se retire pour que d’autres voix circulent. Elle ne signe pas : elle transmet. Ce n’est plus l’autrice qui impose, mais la passeuse qui reçoit. Ce geste, radicalement littéraire, est aussi une forme de sagesse : s’effacer pour que le souffle du conte survive.
L’Or de la nuit est un tombeau pour les douleurs anciennes, mais aussi une matrice. Il enterre et il enfante. Il montre que la parole n’est pas un luxe, mais une urgence. Une manière de dire au monde : je veille encore.
Et c’est dans cette veille, à la fois douce et bouleversante, que Frain touche à sa vérité : celle d’une écrivaine qui, en cessant d’être la maîtresse du texte, en devient la servante. Et peut-être, à ce moment précis, sa souveraine.