À travers des champions entrepreneuriaux comme Elon Musk, Sam Altman ou Peter Thiel, la Silicon Valley ne se contente plus d’innover : elle revendique aujourd’hui une mission quasi-métaphysique de transfiguration de l’humanité. Ce phénomène, que l’on qualifiera de techno-gnosticisme, la technognose en étant le cœur, s’enracine dans un imaginaire où le salut passe par la technologie et où une élite éclairée de nouveaux héros assume d’imposer sa vision salvatrice au reste de l’humanité. Quel est le potentiel d’un pouvoir fondé sur une connaissance techno-salvatrice et quelle rupture politique induit-il ? Avant tout, quelle est cette promesse d’un salut à la fois universel et élitiste ?…
L’héritage gnostique de la Silicon Valley
La gnose, terme qui fédère des sensibilités spirituelles qui se développent dans l’Antiquité tardive dans les pas du néoplatonisme, repose sur l’idée d’un possible accès à une connaissance supérieure (réservée aux seuls initiés) qui leur permet de libérer leur âme de notre monde, lequel est une prison matérielle créée par un démiurge imparfait, sans esprit, déficient, voire trompeur. Ce schéma trouve un écho frappant dans les récits contemporains des entrepreneurs technologiques :
- Le monde actuel, marqué par la mortalité, la lenteur biologique, les contraintes planétaires, est perçu comme un échec évolutif.
- L’humanité est appelée à être refondée, par l’extension cognitive, la migration spatiale ou l’augmentation biologique, voire les trois.
- Ces nouveaux héros salvateurs qui entrevoient cette voie de salut – Musk, Altman, Thiel, Bezos notamment – assument la mission de conduire l’espèce humaine vers cet au-delà technologique.
Cette technognose repose ainsi sur trois piliers : la détention d’une connaissance immano-transcendante, la mission assumée de transformation radicale du monde humain, et la légitimation d’une rupture démocratique au nom de la compétence visionnaire.
De l’individu randien au héros auto-évolutif
La filiation avec la philosophe américaine d’origine russe Ayn Rand est manifeste : ses romans The Fountainhead (1943) et Atlas Shrugged (1957) magnifient la figure du créateur intransigeant, seul contre la médiocrité sociale. Mais les entrepreneurs de la tech prolongent cet individualisme libertarien dans une dynamique plus profonde d’auto-transcendance technologique.
Peter Sloterdijk, dans Tu dois changer ta vie (2009), analyse comment l’homme contemporain, privé d’un ordre cosmique naturel, doit produire par lui-même ses propres sphères d’élévation. Les projets de la Silicon Valley illustrent bien cette logique :
- Neuralink propose de dépasser les limites cognitives humaines.
- OpenAI travaille à créer une intelligence qui « copiloterait » l’humanité vers une phase supérieure d’évolution.
- Blue Origin et SpaceX cherchent à forger des environnements techno-cosmiques afin d’héberger une humanité augmentée hors de la Terre.
Ainsi, la techno-gnose est avant tout une anthropotechnique radicale : la production de nouveaux hommes dans de nouvelles sphères artificielles.
Portraits-types du techno-gnostique héroïque
Elon Musk se projette en colonisateur de Mars, garant de la survie de la conscience humaine dans l’univers. Sam Altman voit dans l’IA générale le moyen de transcender les limites intellectuelles humaines. Peter Thiel affirme ouvertement que le progrès scientifique nécessite de s’éloigner de la démocratie. Jeff Bezos rêve d’une humanité multi-planétaire vivant dans des habitats spatiaux autonomes.
Tous partagent cette conviction gnostique : le salut n’adviendra que par la rupture, opérée par une minorité éclairée, au service d’une vision que le commun des mortels est incapable de concevoir.
La défaillance de la pensée critique traditionnelle
La technognose n’aurait pu prospérer sans deux dynamiques concomitantes : l’accélération technologique et la panne des grandes matrices critiques.
La montée fulgurante de la puissance computationnelle, biologique et énergétique a rendu réalisables des perspectives autrefois reléguées à la science-fiction. Parallèlement, les philosophies politiques classiques – humanisme, marxisme, républicanisme – peinent à proposer des visions crédibles de l’avenir. Dans cet espace laissé vacant, la Silicon Valley a imposé ses propres récits : non par la violence, mais par la force d’une imagination technologique sans rivale.
Comme le note Sloterdijk, lorsque les institutions collectives échouent à produire des horizons, surgissent des « exercices d’élévation autarciques », portés par des individus ou des groupes qui prennent en charge leur propre métamorphose. La Silicon Valley n’est pas seulement un projet industriel, elle est la conséquence directe du vide conceptuel et spirituel dans lequel nos sociétés se débattent.
Une résurgence contemporaine du mythe de l’Homme Nouveau
La technognose, dans son actuelle phase héroïque des explorateurs promoteurs, n’invente pas l’aspiration à un dépassement de l’humain, mais la raffine. Dans les années 1930 déjà, au cœur des crises politiques et spirituelles de l’Occident, refleurissait l’idée d’un Homme Nouveau :
- Dans les pensées chrétiennes rénovatrices, l’Homme Nouveau devait naître de la conversion intérieure, du dépassement des égoïsmes et de l’avènement d’une communauté spirituelle.
- Dans les idéologies fascistes totalitaires, brunes ou rouges, il devait surgir de la refondation biologique, politique ou révolutionnaire de l’être humain.
Dans les deux cas, il s’agissait d’une réaction à la faillite perçue du monde bourgeois et rationaliste, et d’une volonté d’accélérer brutalement l’histoire pour engendrer une humanité réinventée. Aujourd’hui, la Silicon Valley transpose cette dynamique dans le registre technologique. Non plus la foi ou la force, mais l’innovation radicale devient le vecteur du saut anthropologique. Le nouvel homme n’est plus un sujet politique ou spirituel, mais un produit d’auto-optimisation technique.
Comme dans les années 1930, cette ambition surgit d’un sentiment d’épuisement des formes actuelles de la modernité et de la conviction que seule une refonte–refondation est susceptible de poursuivre le projet humain à travers une bifurcation auto-transcendante. La technognose est ainsi l’ultime avatar post-moderne de l’onirisme consolateur et héroïque de l’Homme Nouveau.
En pratique, nombre de critiques autorisées, particulièrement en Europe, semble mésestimer la puissance d’adhésion qu’exerce cette perspective auprès de nombre de Terriens en quête d’un futur réenchanté, autrement dit viable, stable, heureux, sans fin.
De la science-fiction à l’heroic fantasy, la pop culture comme conditionnement des masses vers une domination enchantée
L’avènement héroïque de la technognose n’est pas survenue dans un vide culturel et ne s’explique pas seulement par des dynamiques techniques ou intellectuelles. Il s’est produit par un lent conditionnement psycho-affectif de l’imaginaire collectif à travers les récits de science-fiction, d’heroic fantasy et l’univers des super-héros Marvel. De fait, la culture de masse est saturée depuis les années 2000 de récits héroïques, fantastiques et messianiques.
S’il est toujours possible de remonter à une source déclencheuse antérieure, il faut bien arrêter un moment où tout semble commencer. Pour ma part, un tournant a eu lieu avec un auteur méconnu des Français, et pire des Bretons, alors que ce Briochin caracole dans le peloton de tête des écrivains voyant de notre beau pays. Je parle de Villiers de l’Isle-Adam. Son roman, L’Ève future, publié en 1886, met en scène l’ « androïde » de l’ingénieur Thomas Edison et technicise la dissociation âme-corps. Après ce cocorico, le XXᵉ siècle invente la science-fiction classique (Asimov, Clarke, Heinlein) qui prépare les esprits à concevoir des élites techniques – héros scientifiques ou explorateurs – comme les nouveaux maîtres légitimes de l’avenir.
Depuis les années 1970, l’heroic fantasy (Tolkien, puis ses innombrables héritiers) renforce cette idée en mettant en scène des élus porteurs d’une mission transcendante, seuls capables de restaurer ou transformer le monde. Dans ces récits, le héros – souvent technicien de sa propre puissance – est celui qui voit ce que les autres ignorent, et qui accomplit seul une mission de transformation cosmique. Voilà les véritables architectes de l’avenir d’un monde soumis à un processus de corruption, voire qui se rapproche dangereusement de la destruction.
En parallèle, et avec une accélération au début du siècle, l’univers cinématographique et littéraire impose à l’échelle planétaire l’image de génies technologiques, mutants ou surhommes qui, par leur seul pouvoir, sauvent ou refondent la réalité. Les univers Marvel, DC Comics, Star Wars, ou encore les sagas de fantasy, ont conforté dans l’imaginaire collectif l’idée que le salut viendrait d’individus d’exception, porteurs d’une vision inaccessible au commun des mortels. Nulle survie collective sans ces derniers.
La figure de Tony Stark/Iron Man, ingénieur de génie s’élevant par ses propres moyens au rang de protecteur planétaire, constitue une allégorie presque directe du fondateur de start-up salvateur tel que se perçoivent Elon Musk ou Sam Altman. La technologie n’y est plus un outil neutre : elle devient le vecteur magique d’un saut anthropologique.
Ce long travail culturel a profondément transformé la perception du pouvoir :
- D’un pouvoir issu du contrat social, on glisse vers un pouvoir issu de l’exception personnelle.
- De l’idée d’une responsabilité collective, on passe à l’adoration d’individus visionnaires.
- De la méfiance envers les dominants, on bascule vers l’acceptation enchantée de nouveaux « sauveurs ».
La domination promise par les figures de la Silicon Valley est ainsi vécue non comme une dépossession, mais comme un nouveau réalisme magique souhaitable, voire attendue : une domination transfigurée par l’imaginaire héroïque qui l’a précédée et légitimée. Quant aux éléments de pop culture qui résistent à cette dynamique (par ex. Black Mirror, Westworld, certaines dystopies cyberpunk), ils jouent un rôle d’opposition, certes, mais un rôle dialectique, car ils jouent un rôle de repoussoir absorbateur.
Ce phénomène s’éclaire à la lumière de Sloterdijk : dans Tu dois changer ta vie (2009), il analyse comment, en l’absence d’un horizon transcendant commun, les sociétés modernes se replient sur des narratifs d’auto-élévation individuelle. La pop culture contemporaine constitue ainsi un vaste réservoir de mythologies laïques où l’ancien rôle du sacré est tenu par l’innovation technologique et où la mission héroïque supplante la procédure démocratique. ici, la technologie joue le rôle de la magie ancienne et l’ingénieur de génie devient l’avatar contemporain du messie. La pop culture héroïque est un biais matriciel psycho-esthétique de la technognose.
En préparant affectivement les sociétés à admirer, souhaiter et accepter la domination d’individus extraordinaires, des champions, des héros, la culture de masse a facilité la transition vers un pouvoir technologique fondé non sur le débat démocratique, mais sur l’adhésion enchantée au génie auto-proclamé. La domination exercée par les maîtres du techno-gnosticisme apparaît ainsi non pas comme une usurpation mais comme l’aboutissement naturel d’un désir de salut héroïque nourri par des décennies de mythologies culturelles.
L’exploitation des données psychiques : modéliser l’humain pour mieux le dépasser.
La quête d’une connaissance immano-transcendante, cœur du techno-gnosticisme, ne repose pas seulement dans l’intuition visionnaire de quelques génies. Elle s’appuie sur une entreprise systématique de collecte, de modélisation et d’exploitation des données psychiques humaines qui est rendue possible par l’omniprésence du numérique.
Comme je l’ai illustré par le biais de la fiction dans un roman de fantasy prophétique intitulé H+, les champions d’Internet — Google, Meta, Amazon, Microsoft — utilisent le Web comme un vaste laboratoire comportemental, une chambre psychique, susceptible d’enregistrer à grande échelle :
- Les navigations,
- Les réactions émotionnelles,
- Les interactions sociales,
- Les choix implicites ou inconscients.
Cette extraction de données nourrit des modèles prédictifs d’une précision croissante. Ils permettent non seulement d’anticiper les comportements, mais aussi de les orienter subtilement en adaptant l’environnement informationnel de chacun.
Comme le commente Shoshana Zuboff, nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de surveillance où la prévision et la modification des conduites humaines deviennent les ressources stratégiques majeures. Byung-Chul Han souligne dans la même veine que cette quête de transparence totale aboutit à une nouvelle forme de contrôle sans violence où chacun devient complice de sa propre exposition.
La technognose s’appuie ainsi sur un double mouvement :
- Cartographier l’humain existant dans ses moindres recoins psychiques ;
- Ouvrir la voie à sa refonte, en dépassant les structures biologiques, émotionnelles et culturelles traditionnelles.
En modélisant l’humain pour mieux le dépasser, la Silicon Valley transforme le rêve ancien de la connaissance salvatrice en un projet technique de domestication et de reconfiguration du vivant. La survenue de l’intelligence artificielle en fournit le moteur qualitatif et quantitatif implacable.
Une humanité augmentée, mais pour qui ?
Si la technognose revendique un salut officiellement universel par la technologie, il convient d’interroger les angles morts de cette prétention. À y regarder de plus près, l’imaginaire du futur qui domine la Silicon Valley reste majoritairement occidental (mais aussi minoritairement asiatique), nanti, masculin et blanc. Les figures du génie technicien – Musk, Thiel, Altman, Bezos – prolongent inconsciemment une histoire longue où l’accès au pouvoir technologique fut historiquement monopolisé par des élites issues du monde occidental.
Le rêve d’une humanité augmentée s’inscrit souvent dans une géographie culturelle étroite : celle de sociétés qui ont bénéficié des siècles d’accumulation capitaliste, industrielle et impériale. De la colonisation spatiale à la singularité de l’IA, nombreux sont les projets qui reproduisent sans remise en question les logiques d’appropriation, d’extraction et de hiérarchisation caractéristiques d’un passé exploratoire colonisateur.
Ainsi, même en l’absence de programme racial explicite, la technognose véhicule un idéal d’avenir projeté depuis une position blanche privilégiée, laissant ouvertes de vastes questions :
- Quelle place pour les sociétés périphériques dans cette refondation de l’humain ?
- Quel accès aux technologies d’augmentation pour les peuples historiquement marginalisés ?
- Qui dessinera l’homme du futur : une minorité auto-désignée ou l’humanité dans sa pluralité réelle ?
En prétendant transcender les limites du biologique et du social, les nouveaux papes de la technognose risquent de prolonger, certes sous des formes enchantées… les inégalités structurelles du passé.
Les risques d’une césure anthropologique
Cette dynamique porte en germe une fracture majeure : entre une élite cognitive auto-évolutive et une masse profane dépendante. La critique démocratique traditionnelle, fondée sur l’égalité politique, risque de devenir obsolète au regard d’acteurs qui revendiquent une légitimité non plus politique, mais cognitive. La technognose inaugure ainsi un modèle inédit de césarisme :
- Non militaire, mais technologique.
- Non fondé sur l’élection, mais sur la compétence auto-proclamée.
- Non stabilisé par le droit, mais justifié par la vitesse et la maîtrise du futur.
La substitution de la compétence visionnaire au contrat démocratique ne manquera pas d’imprévisibles possibles conséquences : dissolution des instances représentatives ; nouvelles formes d’aristocratie cognitive ; castes biologiques (cf. Yuval Noah Harari, Homo Deus) hybridation technocratique-salvatrice, sécessions cognitives (par ex. Elysium de Neill Blomkamp).
Les risques sont donc immenses : hubris technicien, isolement social, marchandisation intégrale du vivant. Mais ces problèmes ne sont-ils pas déjà présents dans nos sociétés ? Et l’un des bienfaits de la société future conçue par les technognostiques ne sera-t-il pas précisément de remédier à nombre des souffrances individuelles et collectives ? La perspective d’un bonheur infiniment renouvelé, d’un présent éternalisé, nourrit une séduction intense. Chez chaque individu. Pour tous. Quand bien même elle devrait ne se réaliser que pour un pourcentage plus ou moins important de l’actuelle humanité. Car elle est libératrice.
Une ontologie existentialiste cosmique
Au-delà de ses dimensions techniques et politiques, la technognose esquisse une nouvelle ontologie : celle d’un existentialisme cosmique qui viendrait balayer les anciens horizons religieux et humanistes, mais aussi intégrer le transhumanisme classique comme le post-humanisme.
L’homme de la technognose n’est plus conçu comme un être enraciné dans une nature donnée, ni comme un sujet porteur d’une mission transcendante instituée par Dieu, l’Histoire ou la communauté. Il devient le producteur de son propre sens à travers sa capacité d’expansion technique dans l’univers. Son existence n’est plus justifiée par un ordre reçu ; elle l’est par le projet technologique qui l’arrache à ses limitations biologiques et planétaires.
À la différence de l’existentialisme classique, marqué par l’angoisse devant l’absurde (Chestov) ou par la déréliction dans l’Être (Heidegger), cet existentialisme cosmique est porté par une promesse d’ascension continue. L’humain ne se découvre pas abandonné dans un monde muet ; il se proclame maître des mondes à construire.
Ainsi, la Silicon Valley ne se contente pas de produire des machines : elle esquisse une nouvelle cosmologie technicienne où l’extension de la conscience humaine dans le cosmos devient la vocation suprême de l’existence. Dans ce projet, les anciennes religions de salut — chrétienté, humanisme démocratique, historicisme marxiste — apparaissent comme des dispositifs périmés, incapables de répondre à la nouvelle échelle des ambitions humaines.
Qui dessinera l’homme du futur ? Une minorité auto-désignée ou l’humanité plurielle ?
La technognose, dans son actuel stade héroïque, est aujourd’hui l’une des forces les plus puissantes de transformation anthropologique. Portée par l’accélération technologique et le vide idéologique contemporain, elle propose une refonte radicale de la condition humaine — sans ni garantie de salut ni dialogue démocratique.
Ce puissant dispositif qui a commencé à reconditionner le monde est freiné par différentes formes de résistances, parfois combinées – politiques, religieuses, écologiques, indigènes ou communautaires – telles que les mouvements décroissants, néo-traditionnalistes, techno-sceptiques africains ou sud-américains. Ces résistances vont continuer à grandir, en réaction notamment à l’I.A. dont l’apparition est un élément mondial fortement perturbateur, a fortiori avec les prémices de cultes technologiques peu ou prou idolâtres qui l’accompagnent.
Est-il efficace de dénoncer cette nouvelle promesse de lendemains qui chantent ? Pour beaucoup, de fait, les technognostiques préparent un futur viable, une évolution consistante. Pour autant, il serait utile d’inventer d’autres sphères, d’autres anthropotechniques, capables de combiner la puissance de l’innovation avec la dignité de la délibération collective. Car dans un monde où la technique devient messianique, résister consiste à concevoir d’autres futurs désirables. Et ce, en incluant tout le monde, autrement dit y compris ceux qui pensent différemment, y compris l’ensemble du vivant, mais aussi un fait capital : l’humanité est arrivée à un stade quantitatif et qualitatif qui rend très probable la fracturation de son intégrité-intégralité dans les années à venir. Au demeurant, sans autres alternatives technologiques enthousiasmantes, la technognose (s’)imposera au monde, deviendra monde.
Scénario fictionnel 1 : Michael, entrepreneur américain de 103 ans, a réussi à se prémunir de toutes les maladies, a augmenté les capacités et assurer le renouvèlement cellulaire de son corps ; c’est un bel exemple du nouvel homme augmenté. Pour faire suite à une soudaine saute de désir délicieusement capricieuse, il décide de migrer sa conscience dans un jeune corps synthétique. C’est possible à son époque. Je vous parie à 100 % qu’il dira oui, et je vous parie à 100% qu’il préférera rester dans son corps de 103 ans en le réparant et en le régénérant encore et encore.
Scénario fictionnel 2 : Sonia, 45 ans, est célibataire sans un sou, sauf son maigre salaire de technicienne de classe F. Elle a perdu son fils, tué dans une rixe en jouant a RealFortnite. Elle n’a plus que de la douleur, elle n’est plus que douleur. Realife+ lui propose de téléverser sa conscience dans un cloud où elle effectuera quelques tâches techniques quotidiennes et sera éternellement heureuse ; en contrepartie, elle abandonne définitivement son corps à Realife+ et son cerveau sera utilisé quelques heures par jour au service de l’entreprise. Je vous parie à 100 % qu’elle dira oui, et je vous parie à 100 % qu’elle dira non.
Bref, voilà l’espoir alternatif : le chat de Schrödinger n’a pas encore miaulé.
Bibliographie succincte
- Ruha Benjamin, Race After Technology, Cambridge, Polity Press, 2019.
- Peter Thiel, Cato Institute speech, 2009.
- Marcel Gauchet, La fin du progrès, Paris, Gallimard, 2022.
- Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Paris, Armand Colin, 2009.
- Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 1999.
- Peter Sloterdijk, Sphères I : Bulles, Paris, Fayard, 1998.
- Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme, Paris, Aubier, 1936.
- Fredric Jameson, Archaeologies of the Future, London, Verso, 2005.
- Fredric Jameson, Future City, New Left Review, n°21, May-June 2003.
- Martin Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986.
- Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, New York, PublicAffairs, 2019.
- Byung-Chul Han, La société de la transparence, Paris, PUF, 2013.