Il est temps de redécouvrir le plus grand peintre venu de Cuba, Wifredo Lam et cet ouvrage, richement illustré, nous permet d’en prendre connaissance à travers ses collaborations avec dix écrivains français – de René Char à Édouard Glissant, d’André Breton à Aimé Césaire, en passant par Mandiargues, Ghérasim Luca et Alain Jouffroy – dont il illustra les œuvres, par de nombreuses toiles et gravures.
Le maître d’œuvre de ce livre monumental est l’universitaire et essayiste Jean Khalfa, professeur au Trinity College, de Cambridge, qui a rassemblé autour de lui son collègue Carlos Fonseca, un Costaricien dont a paru en France un roman remarqué, Musée animal (trad. A. Gabastou, Christian Bourgois, 2022), et d’autres spécialistes de ce peintre, tels que Dorota Dolega-Ritter, Charlène Clonts et Isabelle Chol.

Un lien étroit a uni le peintre cubain et le poète antillais Aimé Césaire (que lui présenta André Breton, fuyant la France pour la Martinique en 1940) qui, en 1947, le définissait dans son âme essentielle :
« Wifredo Lam le premier aux Antilles a su saluer la Liberté. Et c’est libre, libre de tout scrupule esthétique, libre de tout réalisme, libre de tout souci documentaire, que Wifredo Lam tient, magnifique, le grand rendez-vous terrible : avec la forêt, le marais, le monstre, la nuit, les graines volantes, la pluie, la liane, l’épiphyte, le serpent, la peur, le bond, la vie. »
Rebondissant sur cette admirable définition qui passe au crible l’imaginaire de l’artiste, Jean Khalfa, dans la précieuse introduction à ce livre, met le doigt sur le facteur majeur de cette œuvre plasticienne : « Ce monde mystérieux est en mouvement, qu’il soit en pleine course ou vol, qu’il se retourne, comme pris par quelque urgence, dynamique suggérée dans le travail graphique par des traces directionnelles à l’arrière-plan ou un encrage plus dense des personnages dans la direction du mouvement. »

Il y a quelque paradoxe à invoquer le mouvement dans l’exégèse d’une œuvre qui, en soi, est figée sur la toile ou le papier. Hormis Calder et ses fameux mobiles, où trouver quelque agitation dans les traits d’encre et les touches picturales ? Et pourtant, dans cette confrontation entre des textes de poètes et des griffes de graveur, tout s’anime, flotte et vole assez pour nous tourner la tête. Déjà la philosophe espagnole María Zambrano, analysant la nature tropicale, qui est l’axe et le vecteur de toute l’œuvre de Lam, faisait ce constat : « Tout se meut sous une quiétude apparente », pour conclure que « la danse semble être la vie intime de toutes les créatures. » Peut-on imaginer Cuba sans la salsa – et ces rythmes latinos tels que le son, le guaguancó, la rumba, le mambo, le cha-cha-cha… – qui anime, d’un bout du globe à l’autre, le désir de vivre et de jouir de quelque bonheur ? Naguère, Pierre Goldman, fasciné par la Caraïbe et sa musique, voulait l’inscrire au cœur de sa démarche d’écrivain, ne jurant alors que des Trois tristes tigres de Cabrera Infante, et des recherches ethnologiques de Lydia Cabrera, figure marquante dans ces pages. Nous sommes toujours à Cuba et la terre tremble sous l’invocation du vaudou, appelé là-bas santería, et, au-delà, bien sûr, des mains levées, des poings dressés de tous les damnés de la terre.
Carlos Fonseca, lui-même né aux rives caraïbes, nous éclaire sur le tableau paradigmatique de Lam, La Jungle (1943) qui, dit-il, représente « un univers où, simultanément, des figures émergent et se fondent dans une végétation dense rappelant les plantations de cannes à sucre de Cuba ». Là, visages, mains, tiges végétales s’animent et s’agitent pour éclairer ce qu’on appelle la zafra, la coupe des cannes à sucre, et cet effort renvoie à l’exploitation de l’homme (a-t-elle jamais cessé ?) et, partant, à l’ère coloniale qui sous-tend nombre de ces réflexions. Sans oublier que Jean Khalfa est, d’abord, le grand exégète de l’œuvre de l’Antillais Franz Fanon (Écrits sur l’aliénation et la liberté, de Frantz Fanon, La Découverte, 2015), qui a tant marqué les réflexions contemporaines. À cet égard, précieuse apparaît l’analyse d’un Benjamin Péret, rattachant l’art de Lam au surréalisme en ce qu’il a de révolutionnaire :
« Lam erre à l’aventure dans ces forêts englouties, qu’on dirait d’autant plus vierges qu’on a plus tenté de les violer, où des bêtes des temps révolus continuent à gronder dans chaque clairière. Il s’est attaché à leur capture, non pour les dompter mais pour nous les montrer à l’état sauvage et dans toute leur captivante fureur, afin que nous puissions les reconnaître en nous. »

Ce qui autorise Jean Khalfa à tirer le rideau sur « la représentation des interrogations et de la force de vie de cultures que le colonialisme avait oblitérées ou réifiées en exotismes, et qui y ont résisté en se révoltant et se réinventant ».
On ne peut résumer un tel ouvrage tant il embrasse de thèmes. On retiendra la remarquable approche de Ghérasim Luca, ce poète roumain, frère d’âme de Paul Celan qui, comme lui, choisit de se jeter dans la Seine, dont l’œuvre majeure Apostroph’Apocalypse (1967) eut le bonheur d’être illustrée par Wifredo Lam. « Lam et Luca, acteurs du Tout monde », ainsi s’intitule la brillante approche de Charlène Clonts montrant comment « les deux artistes se rejoignent en un espace où les métissages permettent de dépasser les limitations et les hiérarchies ». Nous touchons là au maître mot, « métissage ». Un des amis de Wifredo Lam, le peintre cubain Agustín Fernández, sorti comme lui de l’Académie des Beaux-arts de San Alejandro à La Havane, le présente comme un Janus non pas à double mais à triple face : « cubano-noir, ou cubano-chinois » (Mémoires, 2025) ; Wifredo (en fait, Wilfredo, mais le l a sauté, par erreur, à l’état-civil) est né d’une mulâtresse descendant d’Espagnol et de Congolais déporté, et d’un père, chinois de Canton émigré en Amérique. Triple ou archi-métis, comment ce grand artiste n’aurait-il pas répondu à l’injonction lancée naguère aux Étonnants Voyageurs de Saint-Malo : « Métissez-vous », par Édouard Glissant, l’inventeur du « métier à métisser » ?
Dans l’émouvant chapitre qu’il lui consacre, « L’art primordial de Wifredo Lam », Édouard Glissant, son frère d’âme, estime que le peintre cubain nous fait entrer dans « la résistance des jungles à tous les prés carrés de l’oppression et de la démission », ajoutant ainsi aux définitions antérieures de l’art de Lam qui fut, par ailleurs, un militant des causes perdues, et singulièrement, un combattant républicain de la Guerre d’Espagne (1936-1939) participant à la défense de Madrid. Mais c’est en puisant aux racines mythologico-religieuses de son Cuba, à la santería et aux rites abakuas venus d’Afrique qu’il réalisera son œuvre, dont cet ouvrage aujourd’hui rend témoignage.

Nous laisserons pour finir la parole à son jeune ami Alain Jouffroy qui lui dédia ces vers térébrants :
Lames de couteaux, lames de violences
Lames d’évidence, lames de massacre,
lames d’espoir
Lames de rires, lames de voluptés,
lames et larmes.
Jean Khalfa (ed.)
Wifredo Lam, livres d’artiste – Dialogues, Jean-Michel Place éditeur, 2025, 366 p., 39,50 €
