Pierre Maurel, auteur de la série Michel, raconte avec L’Arme à gauche, aux éditions Glénat, l’histoire désenchantée d’un sexagénaire, qui part à la recherche de ses rêves militants et politiques passés. Tendre et émouvant.
Pour un « héros » de BD il n’est « patibulaire mais presque ». Au physique d’abord : ventripotent, chaussures trouées, il passe aux yeux de beaucoup pour un clochard, un marginal. Au relationnel ensuite : il ne cause pas, « jamais un petit mot ». Et son silence alimente sa possible histoire : il aurait eu des ennuis avec le fisc, il serait un ancien barbouze, ou même peut-être corse ! Braves dames et braves gens du village, et d’ailleurs, une chose est certaine : « cet homme-là, c’est un ours ! ».
Voilà pour les présentations. Un détail supplémentaire : il s’appelle Mario mais cela, on l’apprendra plus tard. De lui, on ne sait guère autre chose au début de l’album. Il va de son cabanon à la place du village. Et vice versa. Pour vous en dire un peu plus, il faut aller à la page six et à la réception d’un SMS : « Harpo è morto ». Trois mots en italien qui vont mettre en route le vieux Mario pour trois jours de marche, le faisant passer de France en Italie et faire ressurgir de nombreux souvenirs. On n’a guère envie de vous en dire plus sur les raisons de son départ si ce n’est que l’annonce d’un décès est un véritable séisme qui déclenche et bouleverse le vieil homme bourru, a priori inatteignable et hors du monde. On peut juste glisser un indice, celui du roman de Monica Sabolo, La vie clandestine (voir chronique) livre important de la dernière rentrée littéraire, où la romancière part à la recherche de l’histoire et des protagonistes du groupuscule d’extrême gauche Action Directe. Les échos entre les deux ouvrages, la BD et le roman, sont nombreux et fréquents.
Puisque l’on vous propose des pistes, on peut ajouter que, inconnu dans son village, Mario n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la série Michel, dont le quatrième tome sort actuellement. Dans ces BD, Pierre Maurel depuis une douzaine d’années narre les aventures d’un reporter radio, un peu bancal, qui a du mal à vendre ses reportages et raconte les travers de notre société. Michel est un peu, beaucoup, hors des clous. Mario lui ressemble, et c’est normal puisqu’il apparait dans le deuxième tome de Michel. C’est son histoire d’avant qui nous est dite ici de manière totalement indépendante.
Terminées les énigmes. On peut maintenant vous écrire que Mario part pour un road movie rencontrant les travers de notre société rurale et semi-urbaine. Ce voyage, qui rappelle Sur Les Chemins Noirs de Sylvain Tesson, évite soigneusement les grandes agglomérations pour nous faire pénétrer dans le monde des zones déconnectées, ces territoires victimes d’une nouvelle occupation des sols, ceux des délaissés, des gilets jaunes, des super- et hypermarchés, des panneaux publicitaires, des pavillons objets de cette véritable « passion française » selon les mots des sociologues Hervé Marchal et Jean Marc Stébé.
Pourtant à l’intérieur de ce territoire abandonné par les technocrates, les gens de pouvoir, Mario va trouver parfois de la connivence, de la bienfaisance comme avec un retraité qui a besoin de conseils pour son potager et qui l’héberge, de manière impromptue pour une nuit. Même dans ces moments de partage, Mario, au visage d’un personnage moustachu de Cabu, reste impassible, figé, peu démonstratif. Comme si son passé l’empêchait de vivre désormais sa vie pleinement. Il ne veut rien nier et renier de sa jeunesse, mais devant l’obstacle infranchissable d’une réalité qui ne lui convient pas, il se replie sur lui-même. Il s’exclut d’une société dont il comprend les dérives mais contre laquelle il a renoncé à combattre, ayant payé cher ses engagements et ses convictions.
L’arme à gauche n’a rien pourtant d’un tract politique ou d’un brûlot anarchiste. Pierre Maurel évite ces écueils en gardant un optimisme mesuré, constitué de valeurs humanistes dans les relations personnelles, individuelles. Pourtant même les porteurs des plus beaux idéaux se dévoilent mercantiles, égoïstes. Heureusement il reste les rencontres les plus intimes, les retrouvailles familiales touchantes sans être larmoyantes. Un peu d’espoir quand même dans ce monde de brutes.
Avec ce scénario complet, linéaire, contrairement aux récits syncopés de Michel, Pierre Maurel prend un risque, s’aventure dans des contrées inconnues de lui. On devine, mais on le sait depuis longtemps, les préférences, les combats qu’il met en dessins. On sait vers qui son cœur balance et il sait trouver le mot juste et décrire avec beaucoup de délicatesse les rapports humains, notamment ceux des « gens de peu ».
À la dernière page le lecteur est heureux d’avoir fait ce bout de chemin avec Mario, entre nostalgie, colère et tendresse. Mais une question apparait : l’arme à gauche ou larme à gauche ? Les deux à la fois peut-être.