On prend le bus à l’arrêt A et on descend à l’arrêt B. Voilà un voyage quotidien sans surprise. On connaît le trajet par cœur. Certes les publicités sur le flanc du bus varient, le conducteur et les passagers sont remplacés par d’autres figurants, le prix du ticket augmente lentement mais inexorablement, parfois un coup de frein brusque et un pied se fait écraser, mais enfin, rien de bien excitant. Ce trajet de bus est devenu synonyme de routine, d’ennuyeuse répétition.
Paul Kirchner, auteur de bande dessinée, démontre au contraire que le bus peut être le véhicule d’aventures extraordinaires et transdimensionnelles. Les éditions Tanibis viennent de publier en album sa collection de strips the bus dans deux éditions parallèles ; l’une en traduction française, l’autre présente l’œuvre originale en anglais.
Les premiers strips de the bus (toujours écrit en minuscules) étaient initialement destinés au journal contestataire The Village voice. Ils seront finalement accueillis dans le magazine mensuel Heavy Metal (transposition étasunienne de notre national Métal Hurlant) entre 1979 et 1985 à raison d’un strip dans chaque numéro. the bus, imprimé sur une demi-page, sorte de « bouche trou » pour le maquettiste, figurait assez discrètement à côté de publicités et autres bons de commande.
Au début, le sommaire de Heavy Metal était principalement constitué de BDs de science-fiction françaises issues de Metal Hurlant dessinées par Bilal, Caza,
Aucune bulle de dialogue, et très peu d’onomatopées – nous avons relevé seulement une douzaine de strips sonorisés – dans l’ensemble du livre. La bande dessinée muette a toujours été d’essence onirique. Comme si l’absence de description du son équivalait à une privation sensorielle propice à une douce transe. Kirchner développe ainsi, avec une simplicité apparente, un langage visuel hypnotique.
Ce renoncement au son et à la parole sert également le discours de l’auteur. En effet, il semble que les passagers comme le conducteur soient avant tout préoccupés par leurs propres petites affaires et peu enclins à la communication. Dans le monde du bus, personne n’ouvre la bouche. Il semble s’agir d’une règle de vie. Un véritable contrat social qui garantit la préservation de l’intimité de chacun et le calme pour tous. Ainsi, dans le bus, il se passe des choses étranges et aberrantes, mais les gens font comme si tout était normal… Rien de mieux pour griser l’imagination d’un lecteur un brin paranoïaque !
Dans beaucoup de strips du bus est figuré un voyageur entre deux âges à l’aspect terne et insignifiant. C’est un personnage ambivalent. La plupart du temps passif, il se laisse happer par l’inconnu, il dérive dans la 4e dimension sans résister. Il s’émeut peu de sa situation pourtant souvent périlleuse. Peut-être parce que son indifférence ennuyée l’a doté d’œillères mentales le préservant du cauchemar extérieur.
Mais certains strips le présentent sous un jour différent, car parfois le temps et l’espace sont comme mus par sa volonté. On le voit ainsi lancer tel un javelot le poteau marqueur de l’arrêt qui va se planter à l’endroit exact qu’il a choisi pour prendre le bus. Notre voyageur est aussi capable de littéralement effacer un voisin bruyant qui perturbe sa lecture du journal en ouvrant la fenêtre du bus. Cet homme tranquille en imper cache-t-il en fait un psychonaute aux pouvoirs démiurgiques, masquant son identité ?
Si l’on peut encore questionner la normalité de notre antihéros, pas de doute, l’univers dans lequel évolue le bus défie les lois du temps et de l’espace. Il est doté d’une géométrie « anormale, non euclidienne, et évoquant de façon abominable des sphères et dimensions distinctes des nôtres » dirait Lovecraft1.
Pour figurer ces distorsions de l’espace-temps, Kirchner a volontiers recours à quelques dispositifs déjà employés par des artistes comme Magritte ou Escher, auxquels il rend hommage. Comme dans les peintures de Magritte, des portes et fenêtres apparaissent dans des endroits inattendus, ouvrant sur des lieux éloignés ou insolites. De même, la matière qui constitue le monde extérieur disparaît parfois. Seule persiste son image holographique en trois dimensions ou juste une représentation plane en deux dimensions : « ceci n’est pas un bus ». Parfois, le strip nous renvoie aux perspectives impossibles d’Escher lorsque que le proche et le lointain se rapprochent et finissent par coïncider, ce qui raccourcit sensiblement le trajet du bus, ou quand les bus se garent en s’emboitant les uns dans les autres, à l’infini, comme dans ses puzzles.
Si les lois spatiales sont altérées, c’est que le temps, tout puissant, le permet. Tour à tour ralenti ou accéléré, il n’a de cesse de se déconstruire et de se recomposer. Le bus est déjà arrivé avant d’être parti. Quelques secondes d’inattention et un policier est réduit à constater que le bus vient d’être entièrement recouvert de plusieurs couches de graffitis. Le voyage prend des millions d’années.
« Comment quelqu’un à l’air si normal peut-t-il dessiner des choses si étranges ? »
Neal Adams (dessinateur de Batman et des X-Men) à propos de Paul Kirchner2.
Kirchner n’a jamais couru après le succès et les honneurs et, préférant gagner sa vie en faisant du design de jouets ou de la réclame, il n’a pas été contraint de compromettre son œuvre de bande dessinée, d’une grande cohérence et d’une grande intégrité. Nous avons parcouru presque l’ensemble des bandes dessinées de Kirchner et n’avons jamais vu une seule planche indigne de lui.
Bon père de famille pragmatique gagnant sa vie en réalisant des story-boards publicitaires, cowboy fasciné par les mythes de l’ouest américain et les armes à feu, shaman psychédélique doué du don d’ubiquité, Paul Kirchner est assurément un être à part. Alors que ses personnages en perdition sont souvent aspirés malgré eux dans les trous noirs de l’espace-temps – rappelons que l’auteur a scénarisé une anthologie de bande dessinée intitulée The Big Book of Losers et écrit un essai sur l’histoire des flops et idées loufoques, – Kirchner garde le Contrôle, c’est un survivor qui subvertit la réalité avec humour.
Paul Kirchner ne devrait pas être inconnu du public français. Ses bandes de Dope Rider, road movie psychédélique et initiatique, ainsi que quelques histoires courtes ont été publiées vers la fin des années 70 dans les magazines L’Écho des savanes et L’Écho des savanes spécial USA, dans des traductions tout à fait honorables d’Yves Frémion et Jean Moritz, avant d’être collectées dans le recueil Contes à rebours (1980), aux éditions du Triton, très bel album qui n’a pas d’équivalent aux États-Unis ! Dans les années 80 deux courts récits sont publiés par Arédit/Artima dans la version française du magazine américain Epic.
Pourtant dans les livres et revues d’études sur la bande dessinée, publiés en France, nous n’avons jamais rien lu consacré à Paul Kirchner. Son nom ne figure pas non plus dans le tout récent 1001BD que nous avons chroniqué (voir l’article).
Félicitons donc les éditions Tanibis pour avoir pris l’initiative d’éditer le bus dans un album de qualité irréprochable, très soigneusement conçu et imprimé, avec de plus une postface inédite de l’auteur. Parallèlement à l’édition française, les éditions Tanibis ont eu la très bonne idée de publier également un tirage limité du livre dans sa version originale en anglais (la dernière édition de the bus avait été publiée en petit format en 1987 chez l’éditeur britannique Futura). C’est un exemplaire de cette édition – de même facture et au même prix que l’édition courante – que nous avons commenté.
the bus / le bus, de Paul Kirchner, Tanibis, mars 2012, 96 p., 15€ chaque
1 Dans l’Appel de Cthulhu / The Call of Cthulhu (1926): «He said that the geometry of the dream-place he saw was abnormal, non-Euclidean, and loathsomely redolent of spheres and dimensions apart from ours. »
2 Propos cités par Kirchner dans la préface de son album Realms, Catalan Communications, 1987. Il convient de signaler que les éditions Tanibis ont mis en ligne la BD Deep Sleep, une collaboration de Neal Adams et Paul Kirchner, à l’adresse: