Fin de bise : quand le bureau abandonne la joue

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Il fut un temps pas si lointain où la journée commençait, dans bon nombre de bureaux français, par un ballet chorégraphié de bises rituelles. Deux joues frôlées – parfois une, deux, trois, parfois quatre selon la géographie – servaient de prélude aux échanges de dossiers, aux réunions et aux cafés partagés. Mais quand le Covid fut venu, la bise alla crier famine. Cette habitude a reculé, parfois disparu, et avec elle une certaine manière de vivre la proximité au travail. Faut-il s’en réjouir ou le regretter ? Quels effets cette mutation des rituels a-t-elle sur les relations entre collègues ? Enquête sur une coutume qui vacille.

Un geste culturellement enraciné

La bise fait partie du patrimoine social français. Comme le rappelle l’humoriste britannique Paul Taylor dans sa célèbre vidéo « La Bise », ce geste surprend souvent les étrangers. Il symbolise la proximité, l’affection et la reconnaissance. Le nombre de bises varie selon les régions et les contextes : deux, trois ou quatre, selon que l’on soit à Lille, Toulouse ou Brest.

En entreprise, la bise se voulait une manière d’humaniser les rapports professionnels, d’atténuer la froideur des bureaux. Dans certains secteurs comme la culture, la communication ou le spectacle, elle faisait figure de rite d’intégration. « On ne se disait pas grand-chose, mais le fait de faire la bise tous les matins, ça créait du lien. Maintenant, chacun arrive avec ses écouteurs, dit à peine bonjour. Je trouve qu’on a perdu quelque chose », regrette Jean-Baptiste, technicien dans une PME de Cesson-Sévigné.

Mais cette proximité forcée n’était pas toujours désirée. Nombre de salariés et salariées témoignent de leur malaise face à un geste imposé, souvent ambivalent. « Je détestais ce moment. J’avais l’impression de jouer un rôle. Et puis devoir me rapprocher physiquement de collègues que je connaissais à peine… C’était une intrusion dans ma zone de confort », confie Karine, assistante de direction à Cesson-Sévigné.

Les maladresses sont aussi légendaires : bise ratée, dérapage sur les lèvres, joues humides ou électrisées… autant de petits détails qui peuvent transformer un geste anodin en moment dérangeant. « Un jour, j’ai heurté le nez de mon collègue en me penchant, on s’est cognés de plein fouet. Depuis, je fais juste coucou », raconte en riant Claire, comptable dans l’agroalimentaire.

Le Covid-19 comme tournant

La crise sanitaire a joué un rôle de catalyseur. Les mesures de distanciation ont forcé l’arrêt de la bise, donnant à certains le courage de ne plus y revenir. « Le Covid a été un prétexte parfait pour arrêter sans avoir à se justifier. Avant, si tu disais que tu ne voulais pas faire la bise, tu passais pour asocial. Maintenant, c’est normal », observe Lucie, 31 ans, graphiste en coworking à Nantes. D’autres y voient un gain de temps et d’efficacité. Faire la bise à quinze collègues chaque matin représente parfois dix minutes de sociabilité obligatoire, au détriment de la concentration ou de la ponctualité.

Hygiène, respect et alternatives

Les risques sanitaires ont aussi refait surface. Le Dr Frédéric Saldmann, auteur de « On s’en lave les mains » alerte : « Une personne porte la main à son visage seize fois par heure en moyenne. Imaginez la propagation des microbes avec les poignées, claviers, et bises ». Les alternatives se multiplient : salut de la main, bonjour collectif, check complice ou simple sourire. Certaines entreprises codifient même ces nouvelles pratiques dans des chartes relationnelles. « J’ai remarqué qu’on s’adapte instinctivement. Avec certains collègues, c’est un check, avec d’autres un “Salut tout le monde !”. C’est plus fluide, moins rigide que la bise », note Étienne, développeur web en start-up.

Faire la bise n’est pas interdit. Elle subsiste dans des milieux professionnels où la convivialité prime, et peut rester un marqueur de confiance ou de respect. Ce geste demeure un langage social subtil, mais qui ne doit jamais être imposé. « J’aime toujours faire la bise aux collègues que j’apprécie. Mais je demande désormais si ça les gêne. Le respect commence par-là », conclut Mehdi, cadre associatif à Rennes.

Plus de respect, plus de froideur ?

La disparition progressive de la bise au bureau marque une transformation profonde des rapports sociaux. Elle offre plus de liberté individuelle, de respect du corps et de clarté relationnelle. Mais elle questionne aussi notre besoin de chaleur humaine et de reconnaissance physique. Plutôt que d’opposer les partisans et les réfractaires, il s’agit peut-être d’inventer un nouvel équilibre, où chaque geste, du check au bonjour verbal, devient un choix conscient plutôt qu’une obligation sociale.