Cryptomonnaies : pourquoi les forces de l’ordre n’ont pas à jouer les gardes du corps de nouveaux riches

enlevement crypto

C’est un phénomène symptomatique d’une époque obsédée par la visibilité : de jeunes millionnaires autoproclamés, enrichis par la spéculation sur les cryptomonnaies, se mettent en scène sur Instagram ou TikTok, posant devant des bolides hors de prix ou exhibant des bouteilles de champagne ou des liasses de billets comme autant de trophées de guerre économique. Mais ces mises en scène ostentatoires, souvent couplées à un discours agressif — contre les « losers », les « boomers » ou « l’État voleur » — se heurtent parfois à la réalité brute : menaces, extorsions, voire agressions. En réponse, certains de ces nouveaux riches réclament aujourd’hui une protection policière renforcée, au nom de leur supposée vulnérabilité.

Le mardi 13 mai 2025, à Paris, la fille de Pierre Noizat, PDG de la plateforme d’échange de cryptomonnaies Paymium, a été la cible d’une tentative d’enlèvement en pleine rue, alors qu’elle se trouvait avec son enfant. Des individus armés et encagoulés ont tenté de les forcer à monter dans un véhicule, mais l’intervention rapide de passants a permis de faire échouer cette tentative. Cet incident s’inscrit dans une série d’attaques visant des acteurs du secteur des cryptomonnaies en France. En janvier, David Balland, cofondateur de Ledger, a été enlevé avec sa compagne ; les ravisseurs ont exigé une rançon et lui ont sectionné un doigt (voir notre article). En mai, le père d’un autre entrepreneur crypto a été retenu captif pendant plusieurs jours, avec une demande de rançon de 7 millions d’euros.

En réponse à cette escalade de violences, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a convoqué une réunion le 16 mai 2025 avec des représentants du secteur des cryptoactifs, le préfet de police de Paris, des directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales, ainsi que l’Association pour le développement des actifs numériques (ADAN). À l’issue de cette réunion, plusieurs mesures immédiates ont été annoncées pour renforcer la sécurité des professionnels du secteur :

  • Accès prioritaire au numéro d’appel d’urgence 17 pour les acteurs du secteur et leurs proches.
  • Consultation de sûreté des domiciles par des référents de la police et de la gendarmerie nationales.
  • Organisation de « briefings sécurité » assurés par des unités d’élite telles que le GIGN, le RAID ou la BRI pour les personnes les plus exposées.
  • Mise en place d’un double point de contact : le numéro 17 pour les urgences et le Commandement du ministère de l’Intérieur dans le cyberespace (ComCyberMI) pour l’accompagnement de la filière.
  • Formation spécifique des forces de l’ordre à la lutte contre le blanchiment des cryptoactifs.

Par ailleurs, l’ADAN s’est engagée à sensibiliser les acteurs de la filière aux bonnes pratiques en matière de vigilance et de prudence. Un groupe de travail piloté par le ComCyberMI sera mis en place dès la semaine suivante pour élaborer un plan d’action national qui vise à renforcer la sécurité du secteur.

Ces directives ministérielles nous semble interroger la notion même de service public et d’égalité républicaine.

Une richesse spectaculaire… et risquée

Le profil est désormais bien connu. Jeune, masculin, souvent autodidacte, volontiers provocateur, le crypto-millionnaire entretient l’image d’un outsider qui aurait « cassé le système ». À coups de NFT achetés-revendus, de placements dans le Dogecoin ou de coups de poker sur Binance, il prétend incarner une nouvelle élite libérée des carcans traditionnels. L’élite 3.0. Mais voilà : la richesse, lorsqu’elle est étalée de manière aussi ostentatoire, attire les convoitises. Et dans certains cas, le réel vient troubler le storytelling. Cambriolages, séquestrations, phishing ciblés, doxing, et plus récemment, attaques à domicile ; l’exposition numérique peut avoir un coût très concret. Certains influenceurs « crypto » n’hésitent donc plus à faire appel aux forces de l’ordre, non pour dénoncer un délit, mais pour prévenir d’un éventuel danger… que leur comportement a largement contribué à susciter.

Le monopole de la protection publique ne fait pas d’exception

Dans une société démocratique, les forces de police sont là pour protéger les citoyens, sans distinction de fortune. Mais cela ne signifie pas qu’elles doivent devenir des agences de sécurité privée pour des individus qui s’exposent délibérément à des risques — souvent pour renforcer leur influence commerciale ou narcissique. Le fait de faire fortune n’ouvre aucun droit particulier à une protection sur-mesure, a fortiori lorsque cette fortune est construite sur des produits financiers ultra-volatils, sans cadre régulateur stable, et dont l’éthique reste souvent floue. Pourquoi mobiliser des effectifs publics — déjà en tension — pour sécuriser la villa d’un spéculateur en crypto ?

Libre à ceux qui, pour des raisons diverses – notamment en raison de l’étalage médiatique de leur fortune, – souhaitent se protéger davantage, de faire appel à des gardes du corps ou à des sociétés de sécurité privées. Ils en ont précisément les moyens. À chacun ses vanités, à chacun sa sécurité.

Non, la finance crypto n’est ni une industrie ni une entreprise

Un glissement sémantique révélateur accompagne cette demande de reconnaissance implicite. De nombreux acteurs de la cryptosphère parlent désormais de « l’industrie des cryptomonnaies », comme si l’on pouvait assimiler cette activité à un secteur structuré, productif, au sens économique classique. C’est une imposture terminologique.

L’industrie, au sens strict, désigne un ensemble de procédés techniques de transformation de matières premières en biens matériels. Elle implique des chaînes de production, une infrastructure tangible, une valeur d’usage. Or, les cryptomonnaies ne produisent rien de tel. Elles reposent sur des opérations purement spéculatives, des algorithmes, des promesses de rendement, et une logique de rareté artificielle. Elles ne transforment pas le monde physique, elles déplacent des chiffres dans les bases de données de la blockchain.

Dans la même veine, qualifier les acteurs de ce milieu d’entrepreneurs relève d’un abus de langage. Un entrepreneur, dans le sens économique et sociologique, conçoit une activité productive, assume un risque sur le long terme, organise du travail, gère des ressources humaines, développe des biens ou des services, crée de la valeur d’usage. Rien de tout cela n’est requis pour arbitrer des jetons sur un écran depuis un yacht à Dubaï ou dans une villa kitch au Kazakhstan.

Les appeler « industriels » ou « entrepreneurs » revient à anoblir des pratiques de spéculation digitale en leur prêtant une fonction sociale structurante qu’elles n’ont pas. Derrière cette confusion volontaire se cache une volonté d’imposer un droit à la considération — voire à la protection étatique — sans en assumer les responsabilités économiques ou sociales.

La figure du « parvenu 3.0 » et l’impunité sociale

Ce débat s’inscrit dans une problématique plus large qui est celle de la légitimité symbolique. Car si la richesse ancienne a souvent su se faire discrète (notamment dans les pays d’origines protestantes ; « pour vivre riches et heureux, vivons cachés… »), la nouvelle fortune issue du numérique, elle, revendique le droit au spectacle. Une forme de revanche contre les élites traditionnelles — et contre la morale sociale qui, encore récemment, valorisait la discrétion, la méritocratie ou le service.

Les « self-made-men » des cryptos jouent donc volontiers la carte du martyr : menacés parce qu’ils dérangent, haïs parce qu’ils réussissent. Mais ce discours de persécution, familier des grandes fortunes montantes, masque mal une réalité simple : l’arrogance n’est pas un droit, la discrétion est une vertu (au contraire de l’ostentatoire richesse) et la provocation n’est pas sans conséquences. L’État n’a pas à couvrir les excès d’un marketing personnel devenu dangereusement clivant.

Le mot d’ordre est pourtant connu : protéger sans privilégier ! Les victimes d’agression, quelles qu’elles soient, méritent l’attention et la protection des forces de l’ordre. Comme celle qui se pensent en danger. Mais il serait inacceptable que les policiers deviennent les gardiens d’un mode de vie fondé sur l’hyper-exposition, l’insolence et le mépris social. Le service public n’a pas à assurer la sécurité de ceux qui réclament qu’on leur accorde les privilèges d’un système qu’ils décrient. La sécurité, dans une République, ne doit jamais devenir une faveur accordée aux plus visibles ou aux plus riches. Et encore moins aux plus bruyants.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.