La chaise numéro 14 de Fabienne Juhel, c’est le roman d’une vie bafouée par la violence de l’épuration. C’est également le récit du pardon et d’une Bretagne rugueuse comme ses paysages. Une Bretagne forte comme ses habitants et, surtout, comme ses habitantes.
Une chaise de bistrot banale devient l’un des symboles de Maria Salaün dans sa quête du pardon. Six morceaux de bois et huit vis qui, pour cette jeune fille atteinte d’arithmomanie (compulsion à compter), vont s’ajouter à sa malédiction du chiffre 5 (mais 14 fait 5 si quand on additionne l’unité et la dizaine…).
Nous sommes près de Saint-Brieuc. À la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un commando de cinq maquisards déboule avec fracas devant l’auberge de Victor Salaün dans une jeep de l’armée américaine. On les appelle les nettoyeurs. Ces jeunes à l’esprit revanchard sont prompts à condamner tous ceux qui ont collaboré de près ou de loin avec les Allemands.
Aujourd’hui, ils viennent tondre Maria ; celle qui a couché avec un lieutenant allemand, client de l’auberge. Antoine, le chef du commando prend cette mission particulièrement à cœur puisque Maria, son amour de jeunesse, s’est autrefois refusée à lui. Lorsqu’elle arrive dans la cour, vêtue de la robe blanche de fiançailles de sa mère morte en la mettant au monde le 5 mai 1922, en étalant comme un défi sa longue chevelure rousse flamboyante souvent méprisée par les vieilles bigotes, c’est une martyre et non une putain qui transfigure les yeux de l’assistance :
Le temps était comme suspendu. L’engrenage grippé, la machinerie céleste à l’arrêt. Bizarrement, le roucoulement énamouré des pigeons avait cessé. Ni piaulement de mouettes ni croassement de corneilles dans le ciel. Plus un chant, plus de gazouillis dans les corbeilles des arbres. Les feuilles immobiles, malgré le petit vent de chaleur. À moins que cela ne fut qu’une impression. Comme si voir la beauté singulière, la beauté extraordinaire empêchait chacun d’entendre. Peut-être d’ailleurs n’y avait-il plus de rue. Des pans entiers d’immeubles s’étaient dissous dans la déflagration de lumière. Abolis, les pierres grises, les pavés, l’auberge, la Jeep kaki. Le décor s’était évaporé derrière la jeune fille. La mousseline de soie blanche et le roux des cheveux concentraient le faisceau des regards. Il devait bien un peu rester quelques éléments du décor, mais ils s’apparentent à du carton-pâte détrempé comme mâchouillé.
Pour autant, personne ne va s’opposer à son humiliation. Soit par peur des représailles, soit par esprit de vengeance pour faire suite aux temps difficiles de l’occupation allemande. Maria reste forte, elle ne se sent pas coupable d’avoir succombé au hasard de l’amour.
Et c’est pourquoi et c’est ainsi que sa raison de vivre consistera ensuite à « montrer à tous que la honte n’était pas de son côté. Que la honte n’était pas son souci, mais qu’elle deviendrait le leur, après. » Elle est soutenue par trois personnes : l’amour de son père ; Marie de Launay, une aristocrate qui a subi le même sort parce que son père partageait sa passion des chevaux avec un allemand ; Louis, un interprète américain qui deviendra son chevalier et la sauvera de la vindicte populaire. Maria part ainsi en quête de pardon auprès de ceux qui l’ont humiliée. Toujours vêtue de sa robe blanche, portant sa chaise tel un bouclier, un sac de jute contenant ses cheveux à la taille, elle s’expose face aux tortionnaires ou aux institutions.
À tous ceux qui l’ont banni pour sa couleur de cheveux, l’accusant d’être responsable de la mort de sa mère, se signant pour conjurer le sort, à tous ceux qui se sont soumis devant ce commando vengeur, à tous ceux qui condamnent l’amour avec un homme qui ne fait pas partie de leur communauté, un ennemi certes en ce temps de guerre, mais « cet amour n’a débouché sur aucune exécution, sur aucune torture, sur aucune déportation » contrairement aux actions de certains notables, Maria s’impose silencieusement pour obtenir réparation.
L’histoire est simple, mais universelle. Et d’ailleurs Fabienne Juhel évoque la différence de traitement dans les jugements de soldats américains selon leur couleur. Qui peut condamner un être humain pour sa différence ? La violence et la jalousie sont rarement des réponses à nos frustrations. Même si la religion demande de pardonner à ceux qui nous ont offensés, peut-on cheminer en paix avec des humiliations au fond de l’âme ? Et bien plus que le fond, c’est la richesse du style qui accapare le lecteur. Dans un décor qui magnifie la nature bretonne, l’auteur épouse les sensations des personnages dans leurs moindres frissons.
Fabienne Juhel La chaise numéro 14, Editions La brune du Rouergue, mars 2015, 279 pages, 21€
Fabienne Juhel, née en 1965 à Saint-Brieuc, est professeur de Lettres dans les Côtes-d’Armor. Son enfance dans la campagne bretonne inspire l’atmosphère de ses romans. La Verticale de la lune, son premier roman, paru chez Zulma en 2005, est remarqué pour son onirisme et sa poésie. En 2009, elle obtient le Prix Ouest-France Etonnants Voyageurs pour À l’angle du renard (Le Rouergue 2009).
Extrait :
Les hommes sont arrivés en Jeep vers midi.
Une Jeep kaki avec une étoile blanche sur le capot. On l’a vue descendre l’avenue principale, prendre la direction de la gare, dépasser le Champ-de-Mars, obliquer vers le centre-ville pour remonter ensuite vers la cathédrale avant de s’engouffrer dans le vieux quartier juste après la préfecture.
Dans la Jeep, ils étaient quatre. Quatre jeunes gars. Un blond, un roux et deux bruns arborant des chemisettes kaki à manches courtes sans insigne particulier, ni épaulette, ni galon. Le blond était au volant, un brun à ses côtés. Les deux autres à l’arrière, le pistolet mitrailleur calé sur leurs cuisses nues. Le chauffeur portait un béret de parachutiste.
La Jeep a fait une embardée en s’engageant dans une ruelle. Le moteur a patiné. Le chauffeur a dû rétrograder pour négocier le virage à l’angle de la rue, comme s’il avait lu son nom au dernier moment.
Les deux gars tressautaient à l’arrière. Ils tenaient leur Stern d’une main et, de l’autre, se cramponnaient à la portière. D’être secoués comme des pantins, ça n’avait pas du tout l’air de les faire rigoler.
La Jeep a roulé sur un casier à bouteilles, vide ; elle a percuté une poubelle. Son contenu s’est déversé dans le caniveau. Rien que des épluchures et des journaux.
Après son passage, un chien a quitté sa paillasse devant la porte de l’échoppe du cordonnier pour aller renifler de ce côté. Il a musse sa tête dans les journaux, des fois qu’ils contiendraient la vidure d’un poulet ou d’un lapin, puis il est reparti bredouille, la queue battant doucement l’air, s’enrouler dans sa paillasse. Un grand chien jaune, très maigre, avec la truffe décolorée.
La Jeep a continué sa progression sans réduire sa vitesse. Quand elle a débouché de l’autre côté de la ruelle, les passants se sont jetés sur les côtés en rouspétant un peu, mais pas trop. Depuis qu’ils en voyaient sillonner les routes de campagne, ils avaient appris à reconnaître les Jeep de l’armée de Libération conduites par les soldats américains.
Des gars gentils, polis, toujours le sourire aux lèvres, même leurs Noirs, surtout leurs Noirs, et qui distribuaient des chewing-gums et du chocolat aux enfants, du café et des cartouches de cigarettes blondes à la population.
Les filles en étaient dingues.
Sauf que ces quatre hommes-là n’étaient pas des Américains, pas des G.I. – government issue, autrement dit propriété du gouvernement des États-Unis – mais bien des gars d’ici. Des fils des terres sans doute, des maquisards.
Ceux-là n’étaient la propriété de personne. Plutôt des bandes livrées à elles-mêmes dans le no maris land de la débâcle allemande.