John Tavener, mort d’un chantre du Paradis (présentation et entretien posthume)

Le compositeur britannique John Tavener est décédé le mardi 12 novembre 2013. Né en 1944 et élevé dans une pure tradition « classique », c’est avec des pièces musicales détonantes de contemporanéité qu’il s’était fait connaître et même reconnaître. C’est la disparition de l’un des enfants sensibles de ce siècle qu’Unidivers entend ici saluer. Un génie sensitif s’éteint. Et, à notre grand regret, cette perte ne semble guère émouvoir un monde médiatique français qui l’a toujours boudé. Normal : un compositeur qui ne cache pas sa foi en Dieu et non en Boulez, c’est rédhibitoire.

 

En 1968, John Tavener signe une première cantate intitulée The Whale (déjà inspiré par l’épisode biblique de Jonas) sur le label… des Beatles en personne. L’année suivante, c’est sur l’invite de Lennon et Starr qu’il compose une composition funèbre, Celtic Requiem, officieusement dédié à sainte Thérèse de Lisieux. Alliant dès lors une écriture avant-gardiste et pop culture, il se révèle une antenne sensible autant aux affres de notre époque qu’à ses émaciés résolutions esthétiques et spirituelles…

Il y a énormément d’artistes capables de nous conduire en enfer, je préfère quelqu’un qui me montre le chemin du paradis. (John Tavener)

Sir John Tavener et Mère Tekhla
Sir John Tavener et mère Tekhla

Né en 1945, John Tavener a fait ses études à la Royal Academy of Music avec Sir Lennox Berkeley et David Lumsdaine. Après avoir exploré les formes modernes de la musique, il expose son originalité conceptuelle dans ladite cantate intitulée The Whale. Il fit une telle sensation que sa musique fut enregistrée sous le label des Beatles, Apple ; l’amitié et l’admiration de Paul Mc Cartney se démentiront d’ailleurs jamais. Jusqu’en 1977 il persévéra dans l’approche très personnelle de la musique contemporaine, avec toutefois un attrait prononcé pour la néo-tonalité et une influence non négligeable de la foi chrétienne. Mais 1977 est une année clef qui voit l’aboutissement d’une quête spirituelle avec l’entrée de John Tavener dans l’Église orthodoxe. Cet événement marquera durablement sa vie et rayonnera d’une manière absolue sur toute son œuvre. Mère Tekhla, abbesse d’un monastère russe en Grande-Bretagne sera son principal soutien spirituel lors du décès de sa mère. Elle demeurera son guide spirituel, et participa à l’élaboration de plusieurs livrets et œuvres de Tavener.

Quand on écoute de la musique orientale, d’une certaine manière, le divin s’y trouve déjà. Il est – ce qui est un parallèle de l’éternel – « Je Suis ». (John Tavener)

John Tavener élabore sa musique à partir d’un « équilibre dynamique » qui prend appui sur de longues phrases issues des litanies orientales et le contre-pied de l’esprit plus « actif » (opposé à contemplatif) de la musique sacrée d’Occident. Cette musique baignée d’une réelle transparence harmonique ne vise rien moins que l’accomplissement d’une participation non-duelle à cet éternel Je Suis. Pour le compositeur, c’est la seule véritable musique du temps présent, à la fois ancienne et neuve.

Quand on regarde les choses comme elles sont vraiment, la terre est un miroir du Monde éternel, et quand, on regarde bien, il est possible de vivre en ce monde les limbes de l’éternité. Dieu n’existe pas dans le monde, mais dans le même temps, Il s’y reflète, lui donnant sa forme et sa structure. La musique devrait être jouée avec une joie tranquille, semblable à une journée ensoleillée et calme, pleine de douceur, rayonnante. (John Tavener à propos de sa pièce de Eternity’s sunrise)

Salué et honoré dans le reste du monde, Sir John Tavener (anobli par la Reine d’Angleterre en 2000) est ostracisé dans le milieu musical classique et contemporain français. Un aveuglement bien triste de la part de l’intelligentsia française et un profond regret pour celui qui admirait la Normandie et le philosophe spécialiste de l’Islam Henri Corbin, l’ésotériste René Guénon et le compositeur chrétien Olivier Messiaen (1).

 Inspiré du visionnaire britannique William Blake. Son choral a cappella The Lamb, écrit en 1982, est devenu un chant populaire de Noël. En 1997, c’est The Song for Athene qui est joué aux funérailles de Lady Diana. C’est encore  à la mémoire de la princesse de Galles qu’il compose Eternity’s Sunrise. Il est joué par l’excellent Kronos Quartet. En 1998, c’est le violoncelliste virtuose Yo-Yo Ma qui créé son émouvant Wake up and die (inspiré par la lecture de Maître Eckhart et de l’étonnant érudit pérennialiste Ananda Kentish Coomaraswamy). En 2004, il écrit Prayer of The Heart pour la chanteuse islandaise Björk et le quatuor Brodsky ; inspiré par la prière dite du cœur ou de Jésus de la tradition chrétienne orthodoxe, cette œuvre devient en 2008 la bande-son de l’installation de Jake Levers, Centre + Circonférence, au Wallspace de Londres. En 2006, Alfonso Cuaron choisit sa musique pour la bande originale de son film Le Fils de l’homme (adapté de P.D. James). Et, en en 2008, c’est son sublime Funeral Canticle (composé pour la mort de son propre père) qui ouvre l’acclamé Tree of Life de Terence Malick…

Sir John Tavener fut ainsi l’un des grands compositeurs de notre temps. De ceux qui ont saisi l’essence d’une certaine modernité ; celle qui s’écoule consciente, bien loin des excès aussi bien passéistes que contemporains. Alliant audace sonore conceptuelle et respect profond d’une universelle spiritualité (2), Sir John Tavener a participé d’une manière absolument unique à une nouvelle délimitation de ce qu’est la musique « sacrée ».

Le but tout entier de la musique sacrée doit être de nous conduire sur le seuil de la prière ou sur le seuil d’une vraie rencontre avec le Dieu vivant. Car le sacré est antérieur à l’art et totalement impollué par tout ce que l’art peut faire. (Glimpses of paradise)

Un art de l’ouverture. Mais un art qui se tient. Qui retient tout autant les leçons de l’ascétisme orthodoxe  que celles, singulières et personnalistes, des hommes et des femmes de notre temps. Ce temps des luttes contre le rétrécissement rationaliste et comptable à l’extrême… Bref, avec John Tavener, il en va de ces réalités irréductibles, autant spirituelles que charnelles, qui creusent et érigent à la verticale d’un monde toujours rétréci des sillons de lumière ineffable…

Thierry Jolif et Nicolas Roberti

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Ayant eu l’insigne privilège de travailler avec lui à un ouvrage français qui lui rendrait enfin la place qu’il méritait dans le concert des compositeurs actuels, projet malheureusement trop tôt avorté, l’annonce brutale de son décès a remis en mémoire de Thierry Jolif les quelques bribes de travaux entamés et précieusement conservés. John Tavener devait fêter « en grande pompe » et avec de nouvelles œuvres son 70e anniversaire l’année prochaine. C’est avec une profonde émotion qu’Unidivers offre donc, en forme d’hommage posthume, ce bref entretien inédit avec Sir John Tavener…

How do you make the choice of the instrumentarium for a particular piece ?

The music that I hear in my head is often already scored for instruments. Otherwise the instrumentation comes about entirely through metaphysical considerations, for instance, in Ultimos Ritos the trumpets at the descent of the Eucharist represented royalty, and the flutes represented love. Music today lacks this kind of symbolism.

You sometimes say that you have no more references into the contemporary music ? Did you get some before ? I thought to Stravinsky or Bach.

Yes, I loved Stravinsky, he had such a wonderful ear and he was a believer. But he was a modernist too, and in his sacred music he never truly returns to the archetype. As for Berio, he always seemed to be one of the few modernists who were concerned with the voice, so I enjoyed his Italianate lyricism. Beethoven was a volcanic genius with a demiurgic passion for exteriorisation. In the late quartets, masterpieces though they are, he began a form of humanism that would go rapidly downhill through Mahler, Schoenberg and Berg: the naked putrefaction of the post-modernist. In comparison with Beethoven, Bach and Mozart are faultlessly crystalline. I love Mozart above all Western composers, and I liken him to Persian and Hindu miniatures. He is truly inexplicable, paradisial, radiant and he ‘forgives’ every single one of his operatic characters. He was a ray of God, a true epiphany.

You’ve said : « to hear is the most important thing to me », which seems an approach close to the oral tradition of popular music. Do you feel near to these music ?

I love the spontaneity of popular music, but I suppose the ‘composer’ in me wants more. I feel myself to be outside of the whole developmental, evolutionary nature of western music. I prefer the music of the east, and in a way my ethos as a composer comes from there, although my music is essentially western in sound as I myself am western.

Do you think it is really possible to create nowadays a contemporary music which could be a non modern music ?

I think it is extremely difficult. All one can do is to write what is in one’s soul, which should be united to the infinite. Infinity has no time. I try to show beauty, the childlike, the feminine and sacred. I can not myself say whether my music sounds modern or not, merely that I am totally out of sympathy with the times, although grateful for the time given me to live.

Notes :

(1) « Sans doute les français ont toujours eu un certain sens du sacré, autrement des personnes telles que René Guénon et Henri Corbin n’auraient pas existé en France. Les jeunes gens français, en particulier les compositeurs et les artistes auxquels j’ai parlé à Paris, ont une grande affinité avec cela. La crise du monde moderne […] devrait être lue par tout compositeur, artiste ou critique avant de faire quoi que se soit d’autre, certainement avant de jeter un œil dans la direction du modernisme ». Extrait de Glimpses of Paradise,  p. 209.

(2) « De mon point de vue [la musique contemporaine] est une idolâtrie des systèmes, des procédures et des notes. Si la vérité intérieure n’est pas révélée dans notre musique alors elle est fausse. C’est une chose que de suivre une inclination spirituelle c’en est une autre que de supposer que l’idolâtrie de “l’art” puisse être une quelconque réalisation de l’esprit ». Extrait de Glimpses of Paradise,  p. 209.

À notre connaissance, deux livres essentiels sont parus en anglais :

John Tavener, The Music of silence, a composer’s testament, Brian Keeble, Faber and Faber Limited, New York, 1999

John Tavener, Glimpses of Paradise, Geoffrey Haydon, Indigo, Londres, 1998

Et (de moindre importance) en français

John Tavener, l’enchanteur, Jean Biès, Les Deux Océans, Paris, 2008

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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