Junichirô Tanizaki Le goût des orties ou la reconfiguration du sujet
Le mariage de Kaname et Misako bat de l’aile. La séparation, le divorce ne sont pas loin. Par ailleurs, Miasko entretient une relation avec un amant, Aso, mais avec l’approbation de Kaname. Leur jeune fils, Hiroshi, ne sait rien de leur situation. Le couple, cependant, retarde autant que possible sa rupture. Kaname prend conscience de la fascination qu’exerce sur lui le bunraku, théâtre de marionnettes auquel son beau-père le convie. Le bunraku et O-hisa, la jeune maîtresse de son beau-père, homme attaché aux traditions séculaires du Japon, contre l’influence de l’Occident, jugée négative.
En fait d’orties, la traduction littérale de ce roman de Tanizaki (titre original : Tade ku mushi) est Les insectes qui mangent la renouée poivre d’eau. Persicaria Hydropiper. Il s’agit, en japonais, de la première moitié du proverbe tade ku mushi mo suki zuki, « même les insectes mangeurs de renouées poivre d’eau ont leurs goûts », sous-entendu : selon les individus, ils préfèrent tel ou tel type de plante, c’est-à-dire, pour nous, que les goûts et les couleurs ne se discutent pas.
Intéressante expérience de lecture, en ce qui me concerne. Voici qu’on me propose de visiter le Japon de 1929, un pays dont on me dit, avant le deuxième conflit mondial, avant Hiroshima et Nagasaki, qu’il subit l’influence négative de l’Occident. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’une fresque historique, mais d’un roman intimiste au travers duquel percent des problématiques dont la comparaison avec le climat psychique du 21e siècle me semble risquée, mais peut-être indispensable. Nous tombons tous à peu près d’accord : en France, nous ne sommes pas tenus de suivre servilement les rentrées dites « littéraires », loin de là, mais, concrètement, où en est ce Japon que, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais visité ? À lire (presque à tourner délicatement les pages du beau roman de Tanizaki) les descriptions de provinces, de quartiers situés à l’extérieur de Tokyo, à explorer, en mode asiatique, la vérité du mensonge théâtral (le bunraku) à l’intérieur d’une œuvre de fiction, que retrouverais-je aujourd’hui, là-bas, de ces années vingt ?
L’Orient et l’Occident s’affrontent donc sur un mode intimiste, dans la tête, pourrait-on dire, de Kaname. Une lecture superficielle du livre pourrait faire croire qu’il ne se passe pas grand-chose, et il est vrai que Tanizaki, par sa rythmique propre, individuelle, et sa rythmique de sujet localisé dans une aire et un temps spécifiques, compose un paysage par touches subtilement décalées. L’impatience du lecteur occidental (et occidentalisé) pressé, dans sa servitude trop souvent volontaire à des proses prédigérées, de suite oubliables, peut-il endurer l’entrée dans ce cérémonial des pages, des lignes faussement silencieuses du texte ? Peut-il aller jusqu’au bout de cette délicate et radicale ascension de ce qui est tout de même, devant notre veille paresseuse, une sorte de mont Fuji littéraire ? Peut-il se perdre dans le contraste qu’offrent les méandres provinciaux de ce pays qui n’est pas tout d’une pièce ? Peut-il se laisser absorber dans cet espace et ce temps tout comme Kaname, initialement travaillé par l’image des acteurs hollywoodiens et l’érotisme des Mille et Une Nuits, se laisse attirer par la vérité spectaculaire, spéculaire sans cesse proposée par les solennelles et traditionnelles marionnettes du bunraku ?
Cette opposition se laisse voir, semble-t-il, dans la recherche, chez Kaname, d’un décalage offert par la fiction, par la manipulation expérimentale de pièces d’un jeu : marionnettes, figures hollywoodiennes, œuvres littéraires : Les souvenirs d’une belle de jour, Matahei le bègue, Peter Pan et plus encore que ce dernier texte, Les Mille et Une Nuits. Elle est également perceptible dans trois figures féminines qui traversent le roman : Misako, O-hisa, Louise. O-hisa semble épouser les valeurs du Japon traditionnel tandis que la prostituée Louise, d’apparence occidentale, qui se dit originaire de Turquie, est en réalité une Eurasienne. L’opposition entre la madone et la femme débauchée cristallise la recherche érotique de Kaname, après des heures de lecture des Mille et Une Nuits. L’enfance de Peter Pan paraît loin derrière, les contes orientaux aussi, devant la figure féminine inerte de la marionnette (mais aux gestes et expressions subtils, criants de vérité grâce à l’art du marionnettiste) et de la femme de chair sous ses différents avatars. Au fond, c’est toujours la fiction qui aide l’individu à avancer vers sa vérité : fiction du texte écrit et lu, fiction du texte écrit, mais joué sur scène par une figure de bois, fiction de nos propres représentations devant le corps désiré, bien vivant, dont nous ne prisons pas nécessairement, malgré tout, la réalité : plus qu’un duel entre l’Orient et l’Occident, Le goût des orties nous convoque à la pesée de fantasmes et de mouvements du cœur communs aux deux moitiés du monde. Ce roman correspond également à une période pendant laquelle Tanizaki fut en quête de sa propre identité : le séisme de Kanto, en 1923, détruisit son domicile ainsi qu’une bonne partie de bâtiments historiques situés à Tokyo. Tanizaki, qui jusqu’alors avait été attiré par la modernité occidentale, se mit à éprouver de l’intérêt pour l’esthétique et la culture japonaises.
Nous tâcherons de ne pas oublier que Junichirô Tanizaki vécut jusqu’en 1965 et qu’entre l’année où fut écrit Le goût des orties et aujourd’hui, la radicalité du vingtième siècle, évoquée plus haut, peut ajouter une difficulté supplémentaire à notre entrée dans ce texte. Une difficulté ou une occasion précieuse de nous regarder dans un miroir qui nous renverrait une image à la fois différente et identique, sans tomber dans l’ennui de la niaiserie psychologisante. Une fiction vraie, un écart qui permettrait l’écriture de notre propre texte, à chacun de nous.
Un dernier point, que je remarque à l’instant : je ne le fais pas exprès, mais j’écris cette note de lecture le 25 novembre 2013, date anniversaire du seppuku de Mishima.
En vérité, pour Kaname, il n’était pas nécessaire qu’il obtînt cette O-hisa, la compagne du vieillard ; une autre ferait aussi bien l’affaire. Celle dont il rêvait secrètement devrait être plus proche encore d’une O-hisa idéale que celle qui habitait cette maison. Son rêve, il ne le trouverait peut-être qu’en une poupée qui gisait maintenant au fond d’un placard sombre dans les coulisses d’un théâtre, derrière une porte éclairée par un bec de gaz. En ce cas, il s’en contenterait. (pp. 269-270)