Lalo Schifrin (1932–2025), maestro du rythme et des images 

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Lalo Schifrin

Le 26 juin 2025 s’est éteinte une étoile de la bande-son mondiale. Lalo Schifrin, compositeur argentin aux mille visages, s’est retiré du grand orchestre de la vie à l’âge de 93 ans, laissant derrière lui un sillage de thèmes inoubliables, de contretemps jazzy et de silences habités. Il fut plus qu’un musicien de films : un alchimiste du tempo, un tisseur d’univers. Une main gauche dans le classique, une main droite dans le jazz, et un esprit libre dans l’éther de la création.

Que reste-t-il quand le silence retombe sur les accords d’“Mission: Impossible”, ce thème foudroyant qui pulse dans les veines du XXe siècle avec l’assurance d’un Beethoven pop ? Que reste-t-il d’un homme capable d’écrire une musique qui court plus vite que les voitures de Steve McQueen dans Bullitt, mais aussi de s’effacer pour laisser chanter les moteurs ? Tout. Il reste tout. Car Lalo Schifrin a su inscrire ses notes dans la mémoire collective, là où aucun générique ne s’efface.

Un caméléon doué d’oreilles absolues

Né Boris Claudio Schifrin à Buenos Aires en 1932, dans le sillage d’un père violoniste au Teatro Colon, Lalo fut un prodige modeste. Dès l’enfance, il côtoie les mondes parallèles de la partition et de la rue, entre l’enseignement d’un professeur de Daniel Barenboim et les rumeurs du tango urbain. Adolescent, il découvre le jazz comme on tombe amoureux d’une langue étrangère. À 18 ans, il gagne Paris, entre au Conservatoire, étudie avec Darius Milhaud et fréquente les clubs de Saint-Germain-des-Prés. Double vie. Double feu.

Il devient le pianiste et arrangeur de Dizzy Gillespie, le maître du bebop. Et très vite, ses partitions se mettent à swinguer tout en parlant la langue des grands classiques européens. C’est ce métissage — fusion d’Igor Stravinsky et de John Coltrane, d’Olivier Messiaen et de Bud Powell — qui fait de Schifrin un créateur unique, inclassable, inimitable.

Le souffle des images, la pulsation du monde

Hollywood ne s’y est pas trompé. De René Clément à Peter Yates, de Don Siegel à Carlos Saura, les cinéastes accourent vers cet homme capable de faire entendre le suspense, la vitesse, le silence et le chaos dans une seule séquence. Il ne compose pas sur l’image, il compose avec elle. Mieux : il dialogue avec elle, la provoque parfois, la soulage souvent. Quand la poursuite de Bullitt laisse la musique s’éteindre, c’est parce que Schifrin a compris que le bruit des pneus et le souffle du spectateur suffisent. Il disait : « Le silence, c’est la continuation de la musique. »

Son œuvre est immense. Plus de 100 bandes originales, des séries cultes (MannixStarsky & Hutch), des chefs-d’œuvre (la tension poisseuse de L’Inspecteur Harry, la fureur orientale d’Opération Dragon), des partitions classiques méconnues — sept symphonies, des concertos. Et jusqu’à sa dernière création, un hommage symphonique à l’Argentine donné en avril 2025, il n’aura jamais renoncé à écrire librement. Dans un avion entre Madrid et Los Angeles, pour Tango de Carlos Saura, il écrit sur des serviettes en papier. Parce que la musique ne s’attend pas : elle se saisit.

Hommage à un maître du timbre et du groove

Lalo Schifrin n’était pas un compositeur d’appoint, mais un maître du timbre, un orfèvre du rythme. Bruno Coulais a salué chez lui cette liberté orchestrale rare : la capacité à mêler flûtes andines, big band, cordes sombres et synthés lunaires sur un beat irrésistible. Il écrivait comme d’autres dansent. Il pensait la musique comme un jeu sérieux, où la joie du motif compte autant que la densité de l’orchestration.

Dans un monde où la musique de film devient souvent un fond sonore, il en a fait un protagoniste. Il a donné une voix aux rues de San Francisco, aux fusillades de Clint Eastwood, aux fantasmes d’espionnage, à l’Amérique urbaine et électrique. Il a offert aux images la complexité du jazz et la rigueur de la fugue.

Et maintenant… le silence

La mort de Lalo Schifrin ne fera peut-être pas trembler les murs des salles de cinéma. Mais pour tous ceux qui savent écouter, pour ceux qui se souviennent du frisson d’un thème, du sourire d’une modulation, de l’ombre d’un silence entre deux notes, elle laisse un vide sonore. Lalo Schifrin a souvent comparé la musique au cinéma : deux arts du temps. Et comme tout grand film, sa vie se termine sur un fondu. Mais ses notes, elles, ne cessent de résonner.

Mission accomplie, maestro.
Le rideau se ferme, mais votre musique continue de battre dans nos tempes. Vous n’avez jamais été une figure de l’ombre — vous étiez la lumière pulsée du grand écran. Un métronome du rêve. Une pulsation dans la nuit. Une signature.

Reposez en paix, Lalo Schifrin.
Le monde du son vous salue — et vous écoute encore.

Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.