« L’impossibilité de juger – telle m’apparaît aujourd’hui la signification de La Plage dans le domaine intellectuel (le livre ne se réduisant évidemment pas à cette banalité) – la possibilité de juger tant Hersent que Guillaume, et même, de la part de Guillaume, Irène, car à mesure que le livre se déroule lui apparaissent des aspects différents qui l’obligent à revenir sur ses jugements et sur ses impressions antérieurs.»
Le Rescapé. Carnet (novembre 1949 – mars 1951) (Séquences, 1993), propos du 15 mars 1950, pp. 30-31.
Dès les premiers chapitres du roman de Paul Gadenne, et sous l’apparente banalité de ces pages, nous frappe la profonde cohérence avec laquelle l’écrivain évoque le sujet qu’il n’aura cessé, au travers de chacun de ses textes ou peu s’en faut, de sonder : la rencontre est ce sujet, et cette petite phrase de cinq mots seulement recèle des profondeurs insondables que Gadenne n’a jamais eu peur d’explorer, puisqu’il fait décidément partie de ces romanciers, décidément de plus en plus rares, qui ne peuvent concevoir leur art que comme un questionnement douloureux sur la condition humaine.
Toute rencontre signe son échec, car elle procède de ce que les Grecs appelaient l’aorasie, c’est-à-dire la perte irrémédiable suivant la rencontre, et même constitutive de la rencontre dans son essence la plus secrète. C’est ce gouffre qu’explore La Plage de Scheveningen, sans doute l’un des plus beaux de la littérature française.
Guillaume Arnoult, déambulant dans les rues de Paris qu’il reconnaît à peine après plusieurs années de guerre, retrouvant d’anciennes connaissances et des amis qui lui sont désormais plus étrangers que des inconnus, n’en finit pas de songer au destin de celui qui fut l’un de ses condisciples en classe de khâgne, André Hersent, un personnage inspiré par Robert Brasillach que Gadenne fréquenta durant sa jeunesse.
Hersent, brillant intellectuel dont le seul défaut semble être de n’avoir jamais souffert (1) mais aussi de s’être réfugié dans une abstraction délétère a, durant l’Occupation, collaboré avec l’ennemi en rédigeant des articles violemment antisémites et furieux à l’égard des ennemis du Reich. Ce dernier en passe d’être définitivement défait, il n’a pourtant pas fui et Arnoult aura vite fait d’apprendre qu’il a été fait prisonnier d’autorités desquelles il ne doit attendre nulle mansuétude.
Il est bien sûr impossible de rencontrer Hersent puisqu’il est emprisonné, alors qu’il est si facile de retrouver la belle Irène, que Guillaume a aimée il y a plusieurs années, et dont une connaissance lui communiquera l’adresse à Paris.
Une rencontre, celle avec le polémiste et idéologue perverti, est impossible, l’autre, celle avec la femme qui, en somme, a trahi, semble en revanche d’une facilité déconcertante : les apparences sont trompeuses car, en premier lieu, Hersent et Irène, le traître à la patrie et l’ancienne amante, sont mystérieusement liés.
Ensuite, la rencontre avec Irène est elle-même impossible, malgré l’évidence souriante avec laquelle elle s’est produite, comme si Guillaume et Irène n’avaient pas été séparés pendant plusieurs années, comme si plusieurs années de guerre n’avaient pu parvenir à modifier leur entente amoureuse qu’un regard, pas même un mot, suffit à faire renaître.
Ce lien entre des personnages qui ne se sont jamais rencontrés, Hersent et Irène, nous est présenté de la façon la plus simple, dès la toute première page du roman : «Nous étions des hommes, et nous découvrions qu’être des hommes, c’était répondre au même nom que nos bourreaux» (p. 9). Cette phrase pourrait aisément constituer le bréviaire de toute l’œuvre de Gadenne, loin, fort loin heureusement des sophistications ridicules et byzantines que se plaît à y dénicher l’une de ses forts passables commentatrices qui, sauf erreur de ma part, n’a pas relevé dans son pourtant indigeste assommoir qui tente de faire de Gadenne le lecteur savant des auteurs de l’Antiquité la moquerie de l’écrivain à l’égard de ces derniers (cf. p. 136). Il est vrai qu’il est sans doute plus important, pour ces hongres, d’évoquer la dimension symbolique de l’arbre que de tenter de sonder l’épaisseur métaphysique d’un texte ambigu, riche de ses propres paradoxes.
Quelques pages plus loin, Paul Gadenne ne craint pas de donner, à cette solidarité invisible, à cette «sorte de chaîne enchantée» (p. 19), un nom que la théologie catholique a défini très clairement : «L’idée d’une faute immense, collective, ancestrale, à laquelle pourtant chacun participait à titre personnel, s’enracinait chaque jour un peu plus dans nos consciences. Nous avions décidément fini de vivre le temps des fictions» (pp. 21-22).
La réalité la plus banale, celle de ces maisons qui ne parviennent pas à créer un peu de chaleur (cf. p. 40) autour d’êtres qui ont bien dû se débrouiller durant les années de guerre pour survivre, est finalement, selon Gadenne, nourrie par une dimension qui, bien loin de se concentrer sur la seule réalité de la Chute et du péché de nos pères, insiste sur la dimension apocalyptique du monde perdu et retrouvé, si bien illustrée par la remarquable nouvelle intitulée Baleine : «Parti de Vincennes de bonne heure, Guillaume n’y rentrait donc qu’après avoir décrit dans Paris de grands cercles où il avait tenté d’enfermer tous ceux à qui il croyait qu’une idée, un sentiment le reliaient encore, avec une avidité que peu d’entre eux arrivaient à comprendre, encore moins à approuver, comme si le monde, d’un instant à l’autre, risquait de lui manquer» (pp. 17-8).
Et pourtant, cette étrange idée d’une solidarité entre les salauds et ceux qui, sans être des innocents bien évidemment, n’ont finalement pas grand-chose à se reprocher, Guillaume Arnoult semble la refuser avec énergie puisque, nous dit-il : «Il n’était pas venu à Paris pour examiner le cas d’Hersent. Quelqu’un lui avait-il confié Hersent ?» (p. 31), cette dernière interrogation ne pouvant que répondre en écho aux phrases de la Genèse évoquant l’histoire du frère meurtrier, Caïn, qui aura une importance si nette dans le roman de Gadenne, Guillaume Arnoult ne pouvant décidément se défaire du souvenir de celui qui fut son ami et qui dans quelques jours peut-être sera condamné à mort : «Il recommençait à penser à un visage perdu, condamné – dans le sens où l’on dit que les portes sont condamnées – et que depuis longtemps il se croyait résigné à ne plus revoir» (p. 19).
C’est d’ailleurs sans doute le fait de repenser à Hersent qui a fait se lever, dans l’esprit de Guillaume Arnoult, le souvenir de celle qu’il a aimée, même si c’est «le claquement sec d’un volet replié à la levée du ciel» qui lui fait se rappeler les réveils auprès d’Irène (cf. p. 24). Quoi qu’il en soit, l’ancienne maîtresse et l’ami depuis longtemps perdu de vue sont singulièrement liés : «Il fallait accepter en même temps ces êtres inconciliables […]. Hersent était dans une prison très noire, et Irène dans un appartement très lumineux [et Guillaume] allait d’Hersent à Irène, d’Irène à Hersent, ne pouvant se décider à assurer la victoire de l’un sur l’autre» (p. 59), puisqu’il s’agit, en somme, de les sauver tous deux.
Hersent, Arnoult doit tenter de le sauver de la justice des hommes mais, plus essentiellement, de la prison dans laquelle ses idées, son manque d’imagination même (cf. p. 30, un point commun qu’il partage avec ses juges, cf. p. 131), l’ont enfermé, ainsi que les damnés sont enfermés dans le cachot de l’hermétisme démoniaque, que j’ai évoqué à plusieurs reprises dans mes notes. Lorsqu’il pense à Hersent, Guillaume Arnoult éprouve le désagréable sentiment que son ombre même est devenue maléfique (cf. p. 59) et il a «l’impression d’une destinée qui se referm[e]» (p. 14), destinée pour laquelle il faut donc à tout prix tenter de pratiquer une «sortie» (p. 26), fût-elle condamnée par avance à l’échec comme celle de ces «officiers anglais du Fort de Bayonne, morts en 1814» (p. 23) alors qu’ils étaient cernés de toute parts par l’ennemi qu’ils n’hésitèrent pas une dernière fois, avant de mourir, à défier.
Irène, il faut tenter de la sauver contre elle-même, contre sa vie présente, dont Guillaume ne sait rien et qui, sans doute, nie son existence, fait comme si l’ancien amant n’avait plus le moindre droit de regard sur celle qu’il a aimée.
Reconquérir Irène, ce n’est absolument pas se venger des conséquences d’une séparation douloureuse, d’ailleurs peut-être provoquée par Arnoult lui-même, peu importe (3). C’est, bien au contraire, lutter contre le si lancinant sentiment d’une dépossession (cf. pp. 12-3), qui saisit le personnage dès les premières pages du roman, comme s’il ne parvenait plus à reconnaître celles et ceux qu’il a autrefois connus parce que quelque chose, quelque part de leur âme ou peut-être même leur âme tout entière, s’est évaporée.
Reconquérir Irène, c’est aussi retrouver, je l’ai dit, la seule approximation terrestre de l’innocence, le bonheur, du moins son sentiment, mais c’est surtout se sauver : «S’il avait pu parler avec elle comme autrefois, ne fût-ce qu’une heure, il aurait été sauvé» (p. 24), pour la simple et bonne raison que reconquérir Irène, c’est finalement maintenir intacte la part de pureté qu’elle a fait naître dans l’âme d’Arnoult, et ainsi accéder à la plus mystérieuse dilatation qu’offre le temps, celle de cette Reprise (ou Répétition) qui obséda Kierkegaard tout autant que Gadenne qui en fut un lecteur affamé et qui, selon un commentateur de Brasillach, ne serait pas une thématique complètement étrangère à cet écrivain (4) : «par un sentiment qui n’était pas très clair non plus, il s’obstinait à penser que c’était en lui que vivait Irène. Il croyait que plusieurs choses très belles qu’ils avaient créées étaient en eux pour toujours et que rien ne pouvait faire que cela n’eût pas été» (p. 41).
Dès lors, le dépossédé qu’est Guillaume Arnoult, dépossédé du bonheur, de celle qu’il a aimée, de son ancien ami, des paysages eux-mêmes contemplés avec l’être adoré (5), doit tenter de tout faire pour reconquérir ce qu’il a perdu ou qu’on lui a ôté, fût-ce le si éphémère «charme de cette heure qui peu à peu se détachait des autres, se rangeait parmi les rares heures inaccessibles à la préméditation, et qui ont l’air de tomber sur nous d’en haut» (p. 67) ou bien le goût magique des gestes les plus simples, impossibles à oublier même si celle qui leur conférait tant de grâce n’est plus là pour en magnifier la banalité : «Mais déjà Irène remettait ses cheveux en ordre, avec un mouvement rapide et palpitant des doigts, tirait sur son corsage, baissait les yeux, un peu rose, l’éclat de sa peau animé par l’émotion, et ses cils étaient d’un blond si pâle que Guillaume voyait seulement leur ombre sur sa joue. Il avait oublié de telles finesses […]» (p. 69).
Le vocabulaire de Gadenne est à ce titre éloquent, dans cette phrase qui l’illustre de façon remarquable : «Ces instants, dont le souvenir lui revenait en même temps que la première bouffée d’air respirée depuis cinq ans, lui restituant sa durée, dans une réapparition bouleversante, il découvrait soudain […] qu’il était libre de les recréer, – peut-être de les reconquérir» (p. 42, je souligne).
Cette reconquête du passé qui pourtant résiste à toute tentative de recréation (cf. p. 54) et qui nous échappe (6) puisque nous nous situons en fait dans l’avenir (cf. p. 134), donnons-lui désormais son véritable nom de Reprise ou de Répétition. Certes, d’un point de vue philosophique, c’est elle qui permet d’éprouver le sentiment d’une cohérence entre les différents personnages qu’un homme ou une femme, au cours d’une vie, semblent tour à tour, et sans réel lien logique, endosser (7) : «Guillaume redécouvrait à propos d’Hersent ce qui l’avait tant choqué, révolté dans l’histoire de ses rapports avec Irène, cette chose qu’il n’avait jamais pu comprendre – ce que notre vie se compose de moments successifs. De moments qui ne se pénètrent pas, impossibles à faire rentrer l’un dans l’autre» (p. 126).
Guillaume Arnoult, bien des fois, éprouve le vertige d’une dislocation de l’être dans la durée, même si, devant Irène, il semble goûter «l’attrait qu’on éprouve à retrouver un être ce qu’il était» (p. 60) et aussi l’attrait, encore plus vif «sinon un peu pervers, d’un être nouveau surgi sous l’ancien» (pp. 60-1).
Certes encore, il attend d’elle, de cette nouvelle rencontre, d’éprouver l’ensorcelant bonheur de «leurs propos aériens, rapides, peut-être inconsistants, si leur charme n’avait consisté justement en ceci, que cette rapidité leur donnait une saveur, la saveur des choses fuyantes, l’attrait d’un risque sous-entendu, le goût du sable» (p. 62).
Mais le goût du sable est aussi celui de la vague amère qui se retire et assèche la plage et le risque le moins important n’est pas celui de vivre, en fin de compte, comme un esthète uniquement soucieux de son seul plaisir, Guillaume ayant compris qu’il «voulait avoir Irène sans vie, détachée de tout» et même, il ne peut guère se le cacher, «détachée de lui-même» (p. 80).
Un autre danger, le plus foudroyant peut-être, guette celui qui se dit «héros du temps» et qui, durant toute sa vie, a d’instinct, fait «marcher le temps en arrière» (p. 98, l’auteur souligne), car il consacre l’échec de la Reprise véritable, laquelle est présent reconquis, passé non point effacé mais compris, accepté et même accompli : «Je n’avais plus lieu de revivre ce qui était vécu, car cela même, Irène étant là, changeait de sens» (p. 117, l’auteur souligne).
Paul Gadenne, à cette Reprise qu’il a méditée en lisant fébrilement Kierkegaard, comme Charles Blanchet, dès 1963, avait raison de le signaler (8), a ajouté une dimension qui me semble avoir été peu étudiée par Kierkegaard : la Reprise est nécessaire pour reconquérir le bonheur non point éphémère mais éternel mais, surtout, et c’est ce second point, fondamental, qui détermine les conséquences dramatiques d’un échec (soit l’enfermement dans l’hermétisme démoniaque), la Reprise est vitale pour celui qui cherche à comprendre les motivation de ses juges.
Nous affirmions plus haut que, dans l’esprit de Guillaume Arnoult, évoquer Hersent et reconquérir Irène constituaient en fait une même réalité, non plus philosophique mais ontologique : reconquérir le passé, c’est faire que le présent dilaté à l’infini de la paix retrouvée ou gagnée, de l’entente, du pardon, à jamais efface l’intolérable sentence qui a ouvert le présent en deux, retranché le passé et aboli l’avenir.
André Hersent, jugé, a été condamné à mort, comme Irène et Guillaume l’apprendront alors qu’ils se sont réfugiés dans un modeste hôtel près de la mer (cf. p. 124), et ce jugement, pour Arnoult, ne peut soulever que le souvenir ignoble d’un moment où, l’ayant croisée sans le vouloir alors qu’elle se remettait d’une maladie, Irène a détourné son regard en apercevant celui dont elle fut pourtant la maîtresse : «Toute cette liberté qu’ils avaient eue et qui permettait à Irène, ce jour entre les jours, de se trouver loin de lui sur une route, venant sans le savoir à sa rencontre, se heurtait en lui à une interrogation épouvantable : à ces moments-là il n’était pas loin de considérer l’abandon comme un mystère. Quelque chose de pire que la mort» (p. 83). L’abandon pire que la mort ? Sans doute, car l’abandon finalement n’est qu’un autre mot, un mot lâche, un mot qui se cache derrière un autre, pour le jugement : on abandonne à son sort, à son triste sort, un être qu’on a jugé. Le jugement de l’homme par l’homme, selon les mots de Guillaume Arnoult durant son extraordinaire dialogue avec Hersent (cf. pp. 146-161), ne peut provenir que d’une époque ayant oublié Dieu, qui seul peut juger (cf. p. 158) sans faire désespérer. Lorsque l’homme juge un autre homme, ce ne peut être que d’une façon honteusement partiale, incomplète, fausse, dangereuse, désespérante.
Ce n’est pas tout car : «Il lui resta cependant une seconde pour entrevoir la prodigieuse haine dont il était l’objet (et dont la mesure pourrait être difficilement mieux donnée que par ce reproche adressé à un être sur son essence, reproche si monstrueux qu’il resterait toujours inexprimé, – et à son tour un pareil reproche peut-il jamais être racheté ?…) quand il vit Irène, enfin alertée par sa vue, hésiter soudain, et s’arrêter» (p. 84). Gadenne notait dans (Actes Sud, 1983, p. 45) que les grands romans étaient d’abord ceux qui nous frappaient par certaines de leurs images : «Le souvenir des grandes scènes romanesques s’intègre peu à peu à notre univers spirituel, et – parce qu’elles représentent le point de culmination d’une pensée, un certain point de vue sur le monde, le concrétisent dans une image – n’est pas sans influence peut-être sur notre vie». Quel lecteur sérieux de La Plage de Scheveningen peut avoir oublié l’intensité de la scène qu’évoque Paul Gadenne avec une précision dirait-on cinématographique ?
Ce reproche portant sur l’existence même d’un être, ancien amant, propagandiste ou bien Juif qu’il s’agira, plus ou moins brutalement, d’éliminer, Guillaume Arnoult ne peut le tolérer : «Maintenant, la vue d’Irène, en me rendant l’enchantement, me rendait la torture; mon être était restitué à lui-même. Je ne pouvais pas tolérer qu’Irène gardât, comme elle semblait le faire, certaines pensées qu’elle avait eues de moi. Il me semblait que le monde ne pouvait pas continuer ainsi (p. 94, l’auteur souligne).
Ainsi pouvons-nous à présent donner un autre nom à la Reprise : la Justice, qui pousse Guillaume à clamer son innocence : «Je voulais qu’on m’entende. J’avais besoin de clamer; et si ce bois à la lisière duquel nous étions avait été forêt, il n’aurait pas encore suffi à mon cri» (ibid.), qui le pousse encore à réclamer que justice soit faite, que le Juge apparaisse qui n’a pas craint de le condamner : «Les coupables ont peur d’être jugés; pour moi je pouvais me rendre compte que, depuis six ans, je n’avais, consciemment ou non, aspiré qu’à une chose, être mis en présence de mon juge, affronter ou subir son regard, – et je n’avais eu d’autre malheur que de savoir que mon juge me fuyait» (p. 94, l’auteur souligne).
Nous comprenons mieux l’insistance avec laquelle Guillaume Arnoult songe au destin de son ami André Hersent qui, à présent emprisonné, se retrouve «seul avec sa mort» (9) et n’a sans doute pas eu la possibilité de justifier son intelligence avec l’ennemi selon l’expression convenue, alors que Guillaume, lui, se voit offrir la chance de demander à celle qui l’a jugé puis rejeté les raisons l’ayant poussé à prononcer l’ignoble sentence valant exécution : «Je lui en voulais de m’avoir refusé la clarté, de m’avoir condamné sans dire pourquoi. Pendant tant d’années, à cause d’elle, j’avais envisagé comme la splendeur même de la vie l’image de l’accusé devant ses juges, tout seul au milieu d’une salle attentive, et dont la moindre parole est entendue, consignée, appréciée. Tout le monde se tourne vers cet homme en noir, tout le monde le regarde – et que peut-il se passer de plus, qu’une fêlure n’apparaisse sous les pieds de cet homme et de ceux qui l’écoutent, une fêlure où la terre va s’engloutir» (p. 97).
Refuser de s’expliquer, c’est d’une lâcheté insigne mais c’est surtout grever la destinée d’un être d’un poids tout bonnement intolérable puisqu’il engage son salut, comme Paul Gadenne ne craint pas de l’affirmer en parlant, ailleurs, de faute (10) : «Qu’un être refuse de nous donner cette sanction, cet accord, dont nous faisons dépendre, à tort ou à raison, notre salut… À côté de ça, une peur, Irène, au fond, je crois que ce n’est rien» (p. 108).
Refuser de s’expliquer, refuser de donner les motifs ayant conduit à la rupture, c’est, aux yeux de Guillaume, condamner deux fois Hersent, le condamner une nouvelle fois en lui refusant toute possibilité de s’expliquer et de se défendre.
Ainsi se pose, avec quelle bouleversante intensité, la question, je l’ai dit, de la réussite ou de l’échec de la communication, l’échec entraînant le désaveu, la honte d’avoir vécu avec l’autre, l’horreur d’avoir à le croiser de nouveau, sur une route ensoleillée, la nécessité de le rejeter dans les limbes de l’oubli et de la dénégation : «C’est pourquoi il ne lui suffisait pas qu’ils fussent là tous les deux, reposant dans leurs lits parallèles, sous le même rayon de lune, immuable depuis des éternités, il fallait réussir à rétablir entre eux la communication, et à la rétablir là même où elle avait été rompue, sinon tout resterait faussé. Tout le mal venait […] de cette distance entre les esprits et, à l’intérieur des esprits, de cet écart entre nous et nous, de cet abîme entre nous et les autres, qui crée le désaveu, et permet la condamnation» (p. 128).
Il semble que nous puissions même rapprocher la Reprise d’une idée fulgurante de Kierkegaard, qui affirme que, sans la Reprise perpétuelle que Dieu opère du monde, ce dernier ne pourrait tout simplement continuer d’exister et se dissoudrait à la seconde même «Supposons que Dieu lui-même n’ait pas voulu la reprise : le monde n’aurait jamais existé. Ou bien Dieu aurait suivi les plans faciles de l’espérance, ou bien il aurait tout rappelé à sa mémoire, pour le garder dans le ressouvenir. Mais il ne le fit pas. Le monde subsiste donc et il continue de subsister parce qu’il est une reprise» (11).
C’est durant le dialogue avec Hersent que Guillaume affirme, une fois qu’il a compris que son ami, pourtant défenseur de la chrétienté, ne croyait pas en Dieu, que, sans l’existence d’un horizon transcendant, le néant est le fin mot de l’histoire absurde et pleine de fureur des hommes : «Si je ne puis compter sur une pensée juste, aimante, connaissant la raison intime de mes faits et gestes, en somme sur la mémoire de Dieu, eh bien, je préfère ne compter sur rien, j’abandonne à l’instant toute prétention, je ne veux être chose qu’une poussière à la surface d’une poussière, – cette poussière d’astres que du moins j’aurais passionnément aimée» (p. 159).
Qui ne comprend, dès lors, que la communication entre les êtres ne peut, aux yeux de Paul Gadenne, que s’adosser sur une confiance primordiale, absolument vitale pour l’œuvre des hommes, croître à partir d’un socle nourricier qui ne peut être rien d’autre que le pari de l’existence de Dieu bien davantage que la fumeuse, ridicule et païenne harmonie vaguement spiritualisante évoquée par Marie-Hélène Gauthier ?
Cette communication est essentielle car, selon Gadenne, c’est lorsque la vertu des mots s’épuise que la force se déchaîne : «Quand le pouvoir des mots s’épuise, les hommes rédigent des proclamations, des appels au peuple, des bulletins de victoire. Napoléon vient après Voltaire et Campistron, et donne le ton pour un siècle, – comme Mallarmé vient après Napoléon, et ouvre une ère de nouveau traversée de catastrophes. […] En d’autres termes encore, quand le mot s’use, quand la phrase devient sans pouvoir, quand le dernier degré de la complication, du raffinement ou du pompiérisme est atteint, il n’y a plus que l’appel aux nerfs» (p. 212). Quel est l’exemple d’un discours qui ne s’est pas épuisé, en raison du fait qu’il décrit avec une bouleversante simplicité les événements joyeux ou désastreux de l’humanité ? Quel est l’exemple de texte dont les mots, à force d’avoir été utilisés, a conservé la verte primitivité de sa force sans tomber dans le ridicule de la déclamation ? : «Le mot nuit est déclamatoire en français, dit-elle. Comme le mot océan, dit-il. Comme le mot amour. Tous les mots qui veulent dire quelque chose en français sont déclamatoires. Tous ceux qui désignent les choses dont nous vivons» (p. 208).
La Bible, c’est-à-dire «le Discours lui-même» (p. 202), représente le meilleur exemple d’une langue qui n’a rien perdu de l’infini pouvoir de nommer les choses les plus simples et les plus complexes, et de les nommer dans une langue qui est capable de traverser les siècles sans s’affadir ou, pire, mentir : «[…] il faut bien voir qu’aucune description inspirée par la guerre ne surpasse ce qu’on trouve dans cent endroits de ce recueil, de ce vieux livre de lectures pour tous les âges, où je crois que tous les modes d’expression sont contenus, de la satire au surréalisme. On y voit que les maladies mêmes du langage sont de la plus haute, de la plus vénérable antiquité. Depuis que l’homme est, il délire» (p. 201).
La Bible n’est sans doute que la cristallisation la plus insigne, à vrai dire miraculeuse si on observe qu’elle est composée d’une pluralité de voix et même de langues (12), d’une parole qu’il s’agit de savoir écouter, par exemple durant cette nuit unique où Irène et Guillaume non seulement parlent dans une chambre d’hôtel mais s’en échappent pour s’aventurer dans la nuit et y contempler une lumière irréelle qui a a dû baigner d’autres femmes et d’autres hommes il y a des siècles ou même des milliers d’années, et dont ils ne savent bien évidemment rien si ce n’est que, sans doute comme ils l’ont fait, ils ont cherché à localiser dans le firmament Déneb, Altaïr et Véga. Cette lumière, Guillaume se déclare bien en peine de parvenir à la décrire alors que, «autrefois, dit-il, les hommes osaient exprimer ces choses, osaient réciter l’univers…» (p. 216), comme si la parole, au travers des âges, permettait, seule, en soufflant sur notre si fragile poussière, à ceux qui savent l’écouter, de participer au chant du monde. C’est ainsi que Guillaume peut ne pas craindre d’affirmer que ses véritables contemporains son «les hommes qui ont senti cela comme nous, ce sont les siècles présents au fond de nous, dans un mot, dans une phrase que nous nous rappelons, et qui nous touche…» (ibid.).
Dès lors, l’homme qui ne croit pas en Dieu et ne peut se résoudre à se coller une balle dans la tempe, n’a d’autre choix, comme semble le suggérer Paul Gadenne, que celui d’utiliser une parole privée de socle, et cette parole viciée n’est autre que le slogan qui a vite fait de se transformer, en temps de guerre, en appel au meurtre, comme nous l’avons vu.
Voyez ainsi la manière dont Arnoult interpelle son ami Hersent qui s’est fait devant lui le héraut intraitable de l’Histoire contre les personnes, si facilement broyables qu’elles n’ont aucune importance particulière, surtout pour le Guide, Duce ou Führer, qui jamais n’hésitera à les utiliser jusqu’à la dernière pour servir ses desseins grandioses : «Accepterais-tu de passer ta vie dans une prison ? De passer ta vie sans témoin ?… Sans l’espoir d’un témoin, d’un regard sur toi, tu meurs; et tous les gestes, les pensées de ce prisonnier qu’est chacun de nous ne vont qu’à invoquer, à susciter un témoin hors des murs entre lesquels nous vivons, et quelquefois hors de notre époque. Sans quoi on ne s’apercevrait même plus qu’on est en prison, hein, et il n’y aurait pas de différence entre la vie et la mort. Le bourreau qui viendrait nous appeler au petit matin, qu’est-ce qu’il changerait à notre sort. Rien. Absolument rien. Une fourmi écrasée, voilà ce que ce serait. Quelque chose de si accablant, de si inexistant qu’il n’y aurait même pas de quoi crier. Si l’humanité sait qu’elle vit sans témoin, elle est à elle-même sa prison […]. Si Dieu n’existe pas, comprends donc, il faut le faire exister» (p. 160).
En fin de compte, Hersent remplace Dieu par l’action (13), et c’est peut-être là, dans ce remplacement, que réside toute mystique de la force, si pressée de hâter la destruction, non pour faire advenir quelque parousie assumant les temps passés et détruits, leur somme de folles espérances et de tragiques destructions, mais pour exalter la recommençante scarification que la force grave sur la destinée de l’homme, marqué, comme Caïn, d’un signe ineffaçable au front (14). L’apôtre de la force n’aspire pas à la paix, au rétablissement de l’harmonie brisée, mais à une guerre perpétuelle, à des orages d’acier qui n’en finissent pas de crever, l’éclair alimentant les feux qui détruisent la terre, sa sécheresse provoquant de nouveaux brasiers qu’aucun orage de chaleur ne parviendra à éteindre, le signe d’infamie profondément creusé dans la chair fragile n’en finissant pas de puruler et de signifier ainsi la damnation d’une créature privée de rédempteur, et privée de rédempteur parce qu’elle n’en veut plus, qu’elle s’en est débarrassé, du moins le croit-elle : «De sorte que si ton grand homme détruisait la France… La France est trop pourrie pour servir encore à quelque chose, clama Hersent avec une véhémence effrayante. Au point où elle en est, on ne peut que souhaiter la destruction complète de tout ce qui existe dans ce pays. Tout ce qui pourra hâter cette échéance me paraît bon» (p. 154).
Cette mystique de l’action qui est force brutale peut fasciner et, de fait, elle a fasciné des millions de personnes qui auraient vécu comme le dernier déshonneur le fait de ne pas s’engager, fût-ce pour se perdre, en adoptant la position de tous les lâches, le centrisme. Toute personne qui fait un choix est de fait un extrémiste, du moins aux yeux des médiocres, comme a raison de le rappeler Hersent, rejoint par Pol Vandromme évoquant celui qui fut le modèle de ce personnage romanesque, Robert Brasillach (15) : «Le déshonneur, mais voyons, c’est le plus beau risque ! Tout perdre, ou tout gagner. Ce qui sera impossible désormais, ce sera de rester dans l’entre-deux, tu comprends. Ce qui est en train de mourir, mon petit, c’est la neutralité. Un homme qui reste neutre, c’est un homme qui pourrit. Jamais aucun feu ne brûlera en son souvenir» (p. 157).
Rien ne serait plus faux de croire que, face à l’intraitable Hersent, que Guillaume Arnoult voit, par une espèce de don de divination (cf. p. 161) enfermé dans la prison hermétique du destin qu’il s’est forgé et qu’il a forcé, ce dernier serait un faible. C’est tout le contraire et, à l’occasion, Guillaume Arnoult peut lui aussi affirmer qu’il y a quelque fascination suspecte à préférer une voie sans retour et même, à s’y engager sans retour, bref, à admettre que prendre le parti de Caïn est, après tout, une chose humaine (16) : «Quoi de plus intéressant que la trahison, que la conversion de l’or en plomb, et que celle de l’agresseur en victime ?» (p. 143).
À sa façon, Arnoult est lui aussi un fort, dégoûté par la «gelée visqueuse» que constitue «la matière humaine indifférenciée» (p. 277), un fort qui «eût préféré mourir dans la peau d’un traître avéré plutôt que de vivre dans la peau» de nombre de ses insipides semblables qui se sont engraissés comme des porcs durant la guerre, un fort qui affirme que l’une des façons, pour le meurtrier Caïn, de retrouver l’unicité de ses actes, est d’accepter, de revendiquer le meurtre qu’il a commis (cf. p. 283), un fort qui ne cesse de forcer le destin, justement parce qu’il n’accepte pas que son orbe se rétrécisse jusqu’à former un cachot autour de ses actes, un homme qui estime avoir le droit, dans certaines situations exceptionnelles qui «suspendent toutes les lois» (p. 254), de se faire justice lui-même, comme nous le voyons dans l’infernal Vent noir. Guillaume Arnoult est, comme le personnage si étrange et machiavélique que Sören Kierkegaard a mis en scène, lequel affirmait que la jeune femme n’était finalement que le moyen dont Dieu s’était servi pour éprouver le jeune homme, une de ces âmes fortes qui ne craignent pas de se confronter à Dieu pour Lui réclamer ce qu’ils estiment leur devoir être dû et, si ce n’est à Dieu, à celle qu’il pense l’avoir renié, la femme autrefois aimée, la seule, selon les dires de Gadenne, avec laquelle il a pu nouer de réelles conversations (17), la seule devant laquelle il importe donc de dénouer ce qui a été noué, de casser le jugement prononcé (18) : «Il ne voulait pas seulement qu’elle [Irène] fût là […] mais qu’elle voulût bien revivre cette petite minute de jadis où, sur cette route, elle l’avait renié» (p. 174).
À un tel point, le coup de force romanesque qu’opère Paul Gadenne en conférant une portée eschatologique et véritablement religieuse aux questions qui taraudent les personnages par l’évocation de l’épisode de Caïn tuant son frère Abel semble presque logique (cf. chapitre XVII).
C’est en rapprochant Hersent du premier meurtrier que Gadenne, s’il ne légitime pas son destin, tente du moins de l’expliquer : comme Caïn selon le romancier, Hersent a décidé, une fois pour toute, d’être le plus fort, à la suite d’une humiliation secrète qui a fait de lui un homme ayant paru ridicule devant un autre, Guillaume Arnoult justement, et à propos d’une femme (cf. p. 182), humiliation et blessure d’orgueil qui ont provoqué la disparition du «garçon souriant d’autrefois» (p. 184) pour laisser place à l’apôtre de la force et de l’ordre.
Désormais, la voie d’Hersent semble toute tracée : le culte de la force, de l’ordre, seuls capables à ses yeux de rendre quelque grandeur à un pays, la France, qui l’a perdu. Désormais aussi, le destin se referme sur celui qui a été incapable de prendre le parti du plus faible contre le plus fort, celui qui le premier a fait couler le sang de son frère, épisode depuis lequel, nous dit Gadenne, il n’y a plus un seul pouce de terre sèche (19) : «Le mal peut triompher, dit Guillaume, il est toujours le mal. Caïn vainqueur de son frère reste Caïn. Ce que nous ne voyons pas souvent, c’est Caïn vainqueur de Caïn» (p. 185).
Désormais enfin, force est de constater que la reprise dont Guillaume a rêvé avec Irène ne pourra avoir lieu, même si demeure, à l’égard de la femme qu’il a follement aimée, non point un sentiment mais plus qu’un sentiment, une ambiance, une atmosphère indéfinissables : «En moi depuis toujours, sous des couches d’oubli volontaire et la dureté des gestes quotidiens n’avait cessé de vibrer ce ciel impondérable, comme le souffle même de notre vie. Fair love !…» (p. 221).
Même si demeure encore la certitude qu’Irène est irremplaçable, non point parce que Guillaume l’aimera toujours, mais, bien davantage, parce qu’il conservera d’elle le souvenir d’une présence constamment présente si je puis dire (20), et non point passée, aussi fraîche que légère, connaîtra ainsi une «abolition immédiate de tout ce qui [n’est] pas l’instant présent» (p. 266) et gardera la certitude que c’est cette légèreté même qui constitue l’essence d’Irène : «Peu ou beaucoup, je ne puis le dire, mais pendant ce temps tout fut possible, je pouvais attacher Irène à ma vie, recommencer avec elle ce que j’avais manqué avec elle, dans une répétition indéfinie, comme si elle était toujours disponible, comme si sa vie en dehors de moi avait été une page blanche, n’avait pas compté» (p. 225, l’auteur souligne).
«Et, dans cette chambre, Irène endormie, à ta portée, Irène revenue. Revenue sur l’aile des cataclysmes, mais revenue» (p. 255) : est-ce si sûr, comme le prétend Paul Gadenne dans l’admirable chapitre 21 ?
Comme avec Hersent (cf. p. 226) avec lequel désormais plus rien ne peut passer (cf. p. 265), Guillaume est incapable d’être le contemporain, au sens fort, kierkegaardien, du terme, d’Irène (21), puisque la marche des événements est décidément irréversible «et qu’aucun retour vers le Paradis n’était accordé à qui que ce fût» (p. 245), puisqu’il faut, pour supprimer le Mal, condamner celui qui en a été le vecteur et donc tuer l’homme, Caïn (22) tout comme Hersent.
Ainsi, après cette nuit consacrant leurs retrouvailles, le destin (qui d’autre, lui qui est si facétieux ! (23)) placera une nouvelle fois Irène et Guillaume en présence l’un de l’autre, à peine un mois après leur fameuse nuit (cf. p. 275), et ils décideront, une nouvelle fois, de louer une chambre d’hôtel trônant au milieu des ruines de la guerre : certes, si ce «décor équivoque, ces murs percés, ces pierres écroulées» (p. 272) constituent le décor qui convient aux êtres désespérés que la guerre a généré par centaines de milliers, la reprise est impossible, et pour une étrange raison. Guillaume tente de persuader Irène qu’il leur faut passer une nouvelle nuit ensemble, «pour compenser d’autres nuits, dont soudain l’enchantement lui paraissait voisin de la trahison». Irène lui objecte bien au contraire que ce serait passer une nuit dans un décor aussi ravagé qui constituerait la véritable raison et il est alors soudain assez terrifiant de constater avec quelle promptitude Guillaume se range à son avis, alors même qu’il comprend, dans un éclair, qu’Hersent «mourrait sans lui» puisqu’il «ne pouvait plus rien» pour lui, «plus rien» ajoute Gadenne, «si le cri suraigu de quelque volatile torturé, perçant la rumeur des trains, n’était venu tout à coup lui rappeler le désespoir du monde».
Dès lors, Guillaume Arnoult, qui refuse la fausse chance de cette seconde nuit, après celle vécue au bord de la mer, a peut-être, du moins de façon symbolique, préserver l’essentiel, en ayant gagné celle qu’il a aimée en gardant pures les minutes qu’ils ont passées ensemble, alors que les dégrader en les rejouant dans un décor sinistre, cela eût été commettre un péché contre la beauté, cette beauté si fragile et si éphémère qui est toujours menacée par la destruction : «L’horreur a beau être; l’homme écoute toujours ces deux chants alternés, que murmure la béatitude et que clame la violence. Leurs échos depuis des siècles les accompagnaient tous deux à travers cette marche dans la nuit la plus transparente de l’année» (p. 215).
«La nuit la plus transparente de l’année», celle qui ne fera pas désespérer de la splendeur de la création : «Pourquoi Véga, Altaïr, les Pléiades, notre petite routine céleste, alors que tant d’étoiles innommées, de galaxies torrides, subsistent hors de notre regard ?» (p. 261), cette nuit sera donc préservée de la déchéance, mais non point par une véritable reprise, comme nous venons de le voir.
Peut-être ne faut-il pas craindre dès lors d’affirmer que la reprise réelle réside dans un acte fort peu orthodoxe, qui consiste, pour celui qui s’estime coupable, qu’il s’agisse de Caïn du meurtre de son insupportable frère Abel ou de Guillaume Arnoult comprenant qu’il n’a en fait probablement jamais réellement aimé Irène si ce n’est comme l’icône d’une vie facile, détachée de tout engagement (il faut lire les pages magnifiques de pudeur où Gadenne évoque l’enfant, refusé d’une parole par Guillaume à Irène), qui consiste donc à assumer ses actes, meurtre ou rejet.
Peut-être ne faut-il pas craindre d’affirmer que la reprise réelle a lieu non pas sur la plage de Scheveningen qui, «comme les autres», est «une plage minée» (p. 285) et avec Irène, mais face à une autre plage, celle que surmonte une villa de Biarritz, et avec une autre femme, la propre sœur d’Irène, Laura : «Pourrait-il donc se trouver au monde quelque chose de meilleur, de plus accueillant que cette pièce remplie du bourdonnement de la mer, avec sa fenêtre ouverte, avec cette femme qui veille sur le feu ? Et a-t-on besoin d’autre chose… ?» (p. 296).
Ces quelques heures éphémères de pure grâce, qui donnent à Guillaume la certitude d’avoir, enfin, trouvé Irène (cf. p. 299) pourtant partie aux États-Unis avec son mari, ces heures de lumière qui lui donnent la certitude qu’il ne reverrait peut-être plus Laura «de même qu’il ne reverrait plus Irène» alors même qu’il vient «d’atteindre ici un de ces points mystérieux où notre vie trouve une ouverture» (p. 302), ouverture qui lui permet même de considérer les morts, Hersent fusillé ou bien le mari de Laura, mort au combat, comme des présences rassurantes et non plus horrifiées, ces quelques heures arrachées au temps de la vie quotidienne qui reprend ses droits impérieux suffisent-elles à compenser l’horreur de la guerre que, lentement, les hommes commencent à saisir dans toute son étendue : «À vrai dire, les perspectives étaient différentes, et le cri qui s’élevait des camps de concentration […] rendait vaine la pitié que nous aurions pu éprouver pour l’ennemi, et déloyale la justice que nous aurions pu lui rendre» (p. 289) (24).
À cette question, Paul Gadenne ne répond pas.
Juan Asensio (publié sur Stalker)
Notes
(1) Cf. pp. 44 et 59 de notre édition de La plage de Scheveningen (Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1986).
(2) Paul Gadenne écrit : «Il avait cru pouvoir s’en tirer par l’innocence; Hélène [dont la mère juive a disparu dans un camp d’extermination], sans une plainte, lui faisait comprendre que c’était impossible, qu’il n’y avait pas d’innocents» (p. 21). Pourtant, le romancier n’exclut pas l’idée d’une possibilité infime de réaliser cette innocence qui ne peut à ses yeux qu’avoir un seul autre nom, celui de bonheur : «Guillaume eut soif, soudain, de la seule innocence qu’on puisse trouver sur terre, celle qui consiste à éprouver du bonheur» (p. 23).
(3) «Irène l’avait quitté, ou il l’avait quittée, cela n’était plus très clair pour lui […]» (p. 41).
(4) «Dans son ouvrage Lettrines, Julien Gracq écrit à propos de Robert Brasillach cette note cursive: «…Cette sensibilité avait sa marque distinctive : ce qui frappe tout au long de ces Mémoires d’un homme de trente ans, c’est la faculté curieuse qu’il avait de ressentir son époque, presque au jour le jour et sans aucun recul, comme un futur bon vieux temps.» Ceux qui de toujours ont estimé Gracq pour sa hauteur de ton ne peuvent qu’être déçus par la légèreté d’un tel bavardage et la médiocrité de ce niveau de vision. Quel rapport peut donc entretenir avec ce charmant bon vieux temps […] la bouleversante irruption du souvenir ? Ce souvenir-là vient comme un voleur, il est proprement réveil, coup sourd au cœur, grondement au loin comme celui qui accompagne quelque glissement de terrain. C’est aussi l’heure où l’on a presque envie de défaillir. À vrai dire, il y a un tout autre plan du souvenir chez Robert Brasillach que celui de la mémoire ordinaire. Le fait de se rappeler est chez lui presque un acte – fût-il foudroyant – et comme un acte métaphysique. S’il fallait préciser, on aimerait bien plutôt comparer cette brusque présence du passé à l’Instant, tel que le concevait Kierkegaard : échappée hors du temps source d’oubli et d’erreur, mise en contact avec l’éternité, insertion de l’éternel dans le temporel. Mais, ajoute le philosophe danois, «à l’instant même où je découvre que j’ai connu d’éternité la vérité sans le savoir, du même coup cet instant se cache et se résorbe dans l’éternel qui l’accueille, si bien que, pour ainsi dire, je ne saurais le trouver, même si je le cherchais, parce qu’il n’y a ni ici ni là, mais seulement un ubique et un nusquam, un partout et un nulle part.» Il est certain que, chez Robert Brasillach, le bonheur est lié au souvenir; et que le souvenir est rappel de soi, mise en contact avec soi-même à un autre niveau métaphysique intuitivement perçu, proprement répétition, au sens kierkegaardien encore. Il est non moins certain qu’à ses yeux le bonheur comme le souvenir sont instantanés, que l’on peut et doit certes s’y préparer, mais qu’à l’instant même où on les rencontre on ne peut les ressentir que comme donnés et qu’ils se résorbent aussi en une nébuleuse qui est comme le sillage et l’âme de votre vie. Le souvenir, la conscience ne sont que des éclats discontinus, mais ce sont des éblouissements. Nous sommes loin du pauvre bon vieux temps. Le bonheur, on nous a prévenus dès l’abord, le bonheur est une île parce que le bonheur est d’abord une rupture. Le bonheur est bien toujours le cruel bonheur», Bernard George, Brasillach (Éditions Universitaires, coll. Classiques du 20e siècle, 1968), pp. 43-45.
(5) «Ils s’étaient connus autrefois parmi des paysages dont il aimait penser qu’ils avaient longtemps continué, de loin, à commander leurs vies séparées, et dont ils s’étaient plu, un temps, à chercher les échos chez certains maîtres» (p. 64).
(6) Passé qui nous échappe assurément, mais cela peut parfois être fort utile, comme l’admet Arnoult : «Or je savais qu’à la faveur de la nuit les actes les plus ténus de notre vie sont en danger de resurgir; mais je savais aussi que la nuit pouvait estomper les plus graves, les faire rouler dans le torrent des choses révolues» (p. 117).
(7) Voir à ce titre ce que dit à Guillaume Irène sur un épisode de son enfance, p. 104 ou bien les nombreuses remarques de Gadenne sur la difficulté de relier plusieurs actes d’un homme à ce que nous sommes en mesure de connaître de lui : «Et ainsi la même absence de continuité qui l’étonnait tant à l’intérieur des êtres ne le choquait pas moins d’un être à l’autre, quand ces êtres se trouvaient unis comme il l’avait été à Irène» (p. 128) ou encore : «Ce qu’il n’arrivait pas à comprendre, c’était comment celui [Hersent] qui avait écrit cela, qui avait senti ces choses-là, qui avait eu ces traits heureux, ce bonheur d’expression, comme on dit, et celui qui maintenant allait mourir, et le savait, pouvaient faire un seul et même homme. Cela, décidément, dépassait pour lui tout ce que l’esprit peut assimiler» (p. 133).
(8) En écrivant : La hantise de Kierkegaard : «Y a-t-il une répétition possible ?» traverse les romans de Gadenne, Charles Blanchet, Gadenne ou la passion de la rencontre (Esprit, avril 1963, n°316, repris dans Carnets Gadenne n°11, Agen, 1996), pp. 137-8.
(9) «Le monde était ignoble, oui, et c’était le monde où nous étions, qu’il était impossible de continuer à respirer dans ce monde-là, impossible de rester là, chaleur contre chaleur, tandis qu’un homme, dans sa prison, se retrouvait seul devant sa mort» (p. 125).
(10) «Secrètement je l’avais suppliée de ne pas se tromper sur moi, car c’était cela qui à mes yeux était la plus grande faute» (p. 97).
(11) Sören Kierkegaard (Constantin Constantius), La Reprise [1843] (traduction et notes de Nelly Viallaneix, Flammarion, coll. G. F., 1990), p. 67.
(12) «- Voyez au contraire, dans le Livre, combien les mots ont gardé leur fraîcheur d’expression.
– Ce sont probablement les passages où la langue est toute simple, dit-elle, où l’on se sert des mots de tous les jours.
– Peut-être. Mais avez-vous réfléchi que le miracle est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’une forme qui n’est pas fixée, qui est pour ainsi dire inexistante, qui varie d’un traducteur à l’autre ! Songez que quand vous lisez la Bible en français […] vous lisez un texte qui est passé par des tas de langues, qui, le plus souvent, a été traduit au moins deux fois, et en général sans le moindre souci d’art. Néanmoins, que vous le preniez ici où là, cela marche à tout coup, vous recevez le choc, vous y êtes, c’est toujours la formule ad hominem. Mallarmé s’est donné infiniment plus de mal pour arriver à un résultat plus douteux» (p. 209).
(13) «Tout l’homme est dans le signe dont il marque son action» (p. 156).
(14) Hersent affirme ainsi : «Pour nous il est clair et il devient même banal de dire que nous sommes entrés dans le temps des guerres de religion, et tout homme est marqué d’un signe, d’après lequel il doit vivre ou périr. Il faut choisir ce signe, et tout homme sera jugé non d’après les vertus qu’il aura déployées dans son action, mais d’après le signe qu’il aura choisi» (p. 157).
(15) «Aujourd’hui, la complicité de beaucoup d’intellectuels avec le totalitarisme déconcerte par sa prégnance, indigne par sa servilité, révolte par sa fureur homicide. Les idéologies extrémistes de l’avant-guerre, le communisme comme le national-socialisme, sont enfouies dans les poubelles de l’abjection policière. Les écrivains qui s’y impliquèrent ne furent peut-être pas les pires (ils mirent leur peau au bout de leur folie, ils jouèrent leur honneur, leur vie parfois, à la roulette russe) – les plus téméraires à coup sûr, les plus exposés aux tentations bestiales par leur candeur et leur opiniâtreté. Rien ne dépendait d’eux, ils n’avaient aucune prise ni sur l’issue de la guerre mondiale, ni sur le rapport des forces quand cette issue était incertaine, ni même sur la politique de la puissance occupante envers la France vaincue et démembrée; ils ne faisaient pas l’Histoire, il en étaient les voyeurs convulsionnaires. Alors pourquoi prirent-ils des risques démentiels, celui de ne pas mourir dans leur lit et, moins tolérable encore, celui d’abîmer leur réputation, de compromettre leur carrière, de livrer leur œuvre aux représailles de l’inculture et du ressentiment ? Toute vie est une énigme; la leur, une énigme plus labyrinthique que celles des hommes ordinaires», Pol Vandromme, Les Bivouacs d’un Hussard (Éditions La Table Ronde, 1997, réédition dans la collection La petite vermillon, 2007), p. 144. J’adresse mes remerciements à Antoine Costecalde qui m’a fourni cette référence (ainsi que celle concernant Bernard George) sur Brasillach.
(16) «Il faut si peu de chose […] pour qu’un homme prenne le parti de Caïn» (p. 182).
(17) «Depuis Irène, il n’avait plus eu de conversation avec personne» (p. 147).
(18) «Y a-t-il des jugements sur lesquels on ne peut pas revenir ?», demande ainsi, «presque tout bas», Guillaume à Irène (p. 175).
(19) «Il n’y avait plus sur terre, depuis la première goutte de sang, un endroit sec» (p. 136). Ailleurs, c’est le même constat d’une épouvante généralisée devant la gravité incalculable du premier meurtre : «Mais il y a ce cadavre tout frais, le premier cadavre, c’est quelque chose de tout à fait inguérissable» (p. 195).
(20) «Hélas, pourquoi demain, pourquoi toujours une possibilité de repli, une sinuosité dans la profondeur de l’âme, alors qu’il aurait dû être tout lisse devant elle, alors que toute la noblesse était là» (p. 229).
(21) Ne la voie-t-il pas ainsi : «Les flammes dansaient sous ses yeux, et il aperçut Irène reléguée par sa propre faute à une distance infinie, à travers un océan de brouillard, et se débattant pour le rejoindre» (p. 233).
(22) «[…] condamner Caïn, supprimer le problème en supprimant l’homme. On ne peut vivre avec certains scrupules; un bon remords vaut mieux» (p. 248).
(23) «Peut-on partir en coupant tous les liens ? Cela ne se fait que dans les livres» (p. 258).
(24) Notons que Paul Gadenne semble tenir rigueur à son personnage, Guillaume Arnoult, d’avoir fait un «songe absurde» et antisémite, évoqué à la page 237 du roman.
Je découvre Paul Gadenne, écrivain d’ envergure né en 1907, passé inaperçu. Je termine à peine La plage de Scheveningen que déjà je reste empreint de sa puissance de réflexion exceptionnelle. Paul Gadenne, si méconnu, presqu’ inconnu, possède un style d’ écriture remarquable, que j’ ai un peu peiné à intégrer, mais c’ est aussi une écriture d’ une extrême précision dans l’ introspection des caractères, des sentiments, également dans les déclarations des personnages, complexes, que ces vérités qui sont les leurs, si riches de découverte, d’ enseignement, obligent à l’ embrassement total de l’ œuvre et de son auteur.
Max Régnier. Aniche
Max Régnier. Villeneuve de la Raho