À Oakland, une troupe de scouts pas comme les autres donne aux jeunes filles racisées les outils pour grandir libres, fortes et solidaires. Ni cookies ni boussole, mais des badges pour la justice sociale, des cercles de parole sur le racisme, et des ateliers de sororité politique. Portrait d’un mouvement qui révolutionne, à hauteur d’enfant, les formes de l’engagement et de l’éducation.
Une naissance militante à Oakland
Tout commence en 2014. Anayvette Martinez, militante queer d’origine chicana, cherche pour sa fille un espace où elle pourrait célébrer son identité, poser des mots sur les injustices qu’elle perçoit, et rencontrer d’autres enfants qui lui ressemblent. Ne trouvant aucune structure existante, elle décide de la créer elle-même. Avec la complicité de Marilyn Hollinquest, amie de longue date et éducatrice engagée, elle fonde les Radical Monarchs, une alternative aux scouts classiques. Le premier groupe s’installe à Oakland, ville au riche passé militant, berceau des Black Panthers et foyer historique des luttes afro-américaines. Leur pari : faire de l’éducation périscolaire un lieu de construction identitaire et politique, dès l’enfance.
Une pédagogie radicale, douce et joyeuse
Leur logo, un papillon monarque, incarne à lui seul la philosophie du projet : la transformation, la résilience, la migration. Leurs uniformes arborent des couleurs puissantes – chocolat et violet – et sont ornés d’insignes aux noms évocateurs : Black Lives Matter, Radical Beauty, LGBTQ+ Allyship, Environmental Justice, Disability Justice…
Chaque badge est l’aboutissement d’un cycle complet, mêlant ateliers, lectures, rencontres avec des militants, actions concrètes et réflexions collectives. Il ne s’agit pas seulement d’« apprendre » mais de vivre les savoirs, en lien direct avec le réel.
“On n’est pas là pour faire semblant que le monde va bien. On veut comprendre pourquoi il va mal, et comment y remédier.”
— Zaira, 11 ans, Radical Monarch d’Oakland
Les badges emblématiques :
- Black Lives Matter : comprendre les racines du racisme systémique et la lutte pour les droits civiques.
- Radical Beauty : apprendre à s’aimer dans un monde dominé par les canons blancs.
- LGBTQ+ Ally : devenir un·e allié·e actif·ve et informé·e, découvrir les luttes queer.
- Environmental Justice : relier écologie et justice raciale.
- Immigration Justice : comprendre les dynamiques migratoires et défendre la dignité des exilé·es.
Un espace pour grandir sans s’excuser
Les Radical Monarchs accueillent des filles et des jeunes personnes de genre non conforme entre 8 et 12 ans, dans un cadre où la fierté d’être soi est centrale. Il ne s’agit pas seulement d’inclusion, mais de centrage : ici, les voix des enfants racisés sont au cœur du projet. Loin de l’entre-soi caricatural, le mouvement prône une sororité politique, un soutien mutuel, une pédagogie par l’expérience et la parole.
On y apprend à débattre, à désobéir de façon constructive, à parler en public, à écouter aussi. On y pleure parfois, on y rit beaucoup. Et surtout, on y développe un sentiment d’appartenance et de puissance.
Un documentaire qui donne chair à la vision
En 2019, la réalisatrice Linda Goldstein Knowlton consacre un documentaire à la première troupe : We Are the Radical Monarchs. On y suit deux ans de vie collective, entre réunions hebdomadaires, ateliers féministes, marches contre Trump et conflits ordinaires d’enfance. Le film révèle l’intensité discrète de ce projet : à la fois tendre et implacable, joyeux et lucide, exigeant et profondément humain.
Le documentaire a été sélectionné à SXSW et diffusé dans plusieurs festivals à travers le monde. Il a permis de faire connaître le mouvement, tout en inspirant la création de nouvelles troupes à Los Angeles, New York, San Antonio… Un réseau est en train d’émerger, fondé sur un curriculum radical, et une volonté partagée d’ancrer chaque groupe localement.
Et après 12 ans ?
Beaucoup d’ex-Monarchs deviennent mentors junior pour les plus jeunes. D’autres participent à des mouvements sociaux, des actions climatiques, ou à la création de nouveaux modules pédagogiques. Un programme pour les 13–18 ans est en cours de développement.
L’objectif : ne jamais couper l’élan, mais le prolonger.
Des critiques, mais un cap assumé
Certains dénoncent une politisation prématurée, ou une approche communautaire excluante. Martinez et son équipe assument pleinement : l’éducation n’est jamais neutre. Choisir de taire les injustices, c’est déjà prendre parti. Dans un pays où les enfants racisés grandissent en étant confrontés à la discrimination, au manque de représentations positives et à la violence symbolique, il est vital de leur offrir un cadre de réappropriation de soi et du monde.
Les Radical Monarchs ne cherchent pas à former une élite militante, mais à rendre visible ce qui est souvent nié, et à créer des adultes conscients, fiers, et solidaires.
Une leçon universelle depuis les marges
En proposant une éducation ancrée dans le vécu, fondée sur l’amour de soi et l’amour du collectif, les Radical Monarchs inventent peut-être l’une des formes les plus puissantes de pédagogie contemporaine. Un modèle radical, oui – mais dans le sens originel du mot : celui qui prend les choses à la racine.
Et si l’émancipation ne commençait pas au lycée ou à l’université, mais dès l’âge de dix ans, dans une salle de quartier, un badge cousu main sur la poitrine, et les yeux tournés vers un avenir qu’on n’attend plus mais qu’on construit ?
À lire / à voir :
→ Site officiel : https://radicalmonarchs.org
→ We Are the Radical Monarchs (2019), documentaire de Linda Goldstein Knowlton