Imaginez une émission de télé-réalité où douze immigrés « légalement présents » sur le sol américain débarquent sur un bateau à Ellis Island. Là, sans ironie, une voix off en Dolby Surround vous annonce : « Qui aura ce qu’il faut pour devenir… AMÉRICAIN ? » Bienvenue dans The American, le dernier fantasme télévisuel issu de l’esprit entrepreneurial — ou délirant — de producteurs soutenus (ou du moins pas fermement désavoués) par l’administration Trump.
La citoyenneté comme trophée, version Hunger Games
Le concept ? Une compétition à travers les États-Unis, à bord d’un train baptisé The American — ça ne s’invente pas — dans laquelle les candidats passent une série d’épreuves mettant en valeur leur mérite, leur loyauté et, tant qu’à faire, leur habileté à réciter la Déclaration d’indépendance en apnée. L’unique gagnant remporterait la citoyenneté américaine, les autres… rien. Pas même un lot de consolation ou un ticket retour.
C’est ainsi que l’Amérique du spectacle réinvente l’intégration : en la transformant en prime time, entre The Apprentice et Survivor, mais version « parcours d’humiliation filtré par drone ». L’idée ? Montrer que le rêve américain se mérite. Une manière élégante d’habiller une politique migratoire brutale avec des paillettes, du montage serré et une musique épique.
Quand Kafka rencontre Netflix
Ce projet aurait pu rester un délire de scénariste frustré. Mais le Département de la Sécurité intérieure (DHS) a bel et bien été approché pour y participer. Pire : il a reconnu « étudier le projet » dans le cadre de ses « efforts de communication ». Autrement dit, l’État fédéral envisage de sous-traiter la solennité du droit du sol à des producteurs de reality TV. Kafka lui-même n’aurait pas osé.
Rob Worsoff, le producteur à l’origine du show, promet qu’il ne s’agira ni d’un cirque ni d’un Hunger Games. À croire que poser cette phrase est déjà en soi une alarme. Car enfin, quel degré de décence faut-il avoir perdu pour concevoir la citoyenneté comme une récompense télévisuelle, une sorte de César ou d’Oscar du bon immigrant ?
Le triomphe du cynisme politique
Soyons clairs : ce programme ne sort pas de nulle part. Il est l’enfant illégitime du culte du mérite, de l’obsession sécuritaire et du populisme médiatique. Il pousse jusqu’à l’absurde une logique déjà bien ancrée : celle qui considère que l’immigrant doit faire la preuve, en permanence, de son utilité. Être médecin ne suffit plus ; il faut désormais être télégénique.
Ce projet est aussi un aveu. Celui d’une Amérique en perte de repères, qui doute de sa propre légitimité au point de devoir scénariser l’arrivée de nouveaux citoyens comme une épreuve de Ninja Warrior. Le passeport devient alors le Graal, le décor un parc d’attractions, et le pays une entreprise de divertissement sur fond d’idéologie triée sur casting.
Une dystopie bien réelle
Dystopique ? Évidemment. Indécent ? Totalement. Mais plausible, dans un monde où les frontières sont gérées comme des franchises et où le slogan Make America Great Again rime avec Make Reality Great Again. Et comme le note The New York Times, ce n’est pas une première : en 2003, la Fox avait déjà tenté un projet similaire, vite abandonné sous la pression de l’opinion. Vingt ans plus tard, l’opinion a changé. Ou s’est lassée de s’indigner.
The American est peut-être encore au stade de pitch. Mais il dit déjà tout d’une époque où la dignité devient monétisable, la souffrance divertissante, et l’identité nationale un badge à décrocher après une épreuve d’immunité. Ce n’est plus de la télé-réalité. C’est du théâtre de la cruauté, version patriotique.
Et à la fin, il n’en restera qu’un. C’est-à-dire, un citoyen. Les autres ? Ils pourront toujours tenter leur chance dans la saison 2. S’ils ne sont pas expulsés d’ici là.