Adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale en février 2025, la taxe Zucman vise à instaurer un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine net des ménages français détenant plus de 100 millions d’euros d’actifs, qu’ils soient immobiliers, financiers, ou de nature mobilière*. Ce dispositif s’appliquerait à environ 1 800 foyers fiscaux selon les estimations**, avec un rendement espéré oscillant entre 4 et 6 milliards d’euros annuels. La proposition de loi instaurant un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des ultra riches (dépôt le mardi 7 janvier 2025) arrive le jeudi 12 juin au Sénat…
L’objectif principal de la mesure est double : restaurer l’équité verticale de la fiscalité française, et garantir une contribution minimale des ultra-riches à l’effort collectif, notamment dans un contexte de déficit public structurel et d’épuisement des marges de manœuvre budgétaires classiques.
La logique d’un impôt correctif : ni ISF, ni nouvel impôt sur la fortune
Contrairement à l’ancien ISF supprimé en 2018, la taxe Zucman ne repose pas sur une assiette progressive. Elle n’introduit pas un nouvel impôt, mais un plancher de taxation visant à corriger une anomalie observée dans de nombreux pays développés : les ultra-riches, en raison de l’optimisation et de l’ingénierie fiscale, contribuent souvent moins proportionnellement que les classes moyennes supérieures[3].
Ce mécanisme s’inscrit dans la logique d’un impôt minimal alternatif, à l’instar de ce que pratiquent déjà les États-Unis avec l’Alternative Minimum Tax (AMT), appliquée aux hauts revenus depuis 1969.
Un remède à l’optimisation et à l’érosion fiscale ?
Plusieurs travaux empiriques ont mis en évidence l’usage intensif de structures opaques (holdings, fondations, trusts), de localisations favorables (Luxembourg, Îles Vierges, Delaware) et de revenus non distribués pour échapper à l’impôt, y compris dans les pays à fiscalité élevée[4]. Selon Zucman, un taux effectif d’imposition inférieur à 1 % n’est pas exceptionnel chez les très grandes fortunes françaises[5].
La taxe vise donc à contrecarrer ces pratiques sans modifier directement l’architecture fiscale générale, mais en imposant un seuil plancher inattaquable. Son caractère complémentaire aux dispositifs existants la rend juridiquement robuste, bien qu’elle soulève des enjeux d’articulation avec le droit européen sur la liberté de circulation des capitaux.
Loi Zucman et loi Tobin : vers une fiscalité globale des élites financières ?
L’initiative portée par Gabriel Zucman s’inscrit dans un mouvement historique de réflexion sur les outils fiscaux internationaux, amorcé dès les années 1970 avec la loi Tobin. Proposée par l’économiste James Tobin, prix Nobel 1981, cette mesure visait à taxer les transactions de change afin de limiter la spéculation sur les devises et de renforcer l’autonomie des politiques monétaires nationales[6].
Bien que la taxe Tobin n’ait jamais été mise en œuvre à l’échelle mondiale, elle a inspiré de nombreux projets européens — notamment la taxe sur les transactions financières (TTF) — et demeure une référence dans la pensée alter-mondialiste. Comme la taxe Tobin, la taxe Zucman s’attaque à une forme de dérégulation extrême : non plus celle des capitaux flottants, mais celle des patrimoines ultra-concentrés, globalisés, souvent sans attache fiscale identifiable.
Les tentatives avortées d’une taxe sur les transactions financières en France et en Europe
La taxe sur les transactions financières (TTF), souvent considérée comme une déclinaison contemporaine de la taxe Tobin, a fait l’objet de nombreuses propositions de loi en France au cours des deux dernières décennies. L’idée, soutenue notamment par ATTAC, Oxfam, ou encore certains économistes keynésiens, visait à taxer les opérations financières à haute fréquence, considérées comme déconnectées de l’économie réelle et porteuses de volatilité systémique.
En 2012, une version réduite de TTF avait été adoptée sous la présidence de François Hollande qui ciblint uniquement certaines opérations d’achat d’actions françaises à haute capitalisation. Mais les propositions ultérieures qui visaient à étendre cette taxe aux produits dérivés ou aux transactions intra-journalières ont systématiquement échoué, notamment en raison de l’opposition constante du groupe macroniste à l’Assemblée nationale, au nom de la compétitivité financière et de la protection de la place de Paris comparé à Londres ou Francfort.
A l’échelon européen, un projet de TTF coordonnée entre onze États membres de la zone euro (proposition dite de « coopération renforcée ») a été négocié entre 2013 et 2019, mais a finalement été enterré sans accord, faute d’un consensus sur l’assiette exacte et la répartition des recettes fiscales. Cette impasse a conduit plusieurs observateurs à considérer la taxe Zucman comme un substitut structurel, mieux ciblé politiquement, car touchant les personnes physiques très fortunées, et non le fonctionnement des marchés eux-mêmes.
Une mesure française aux ambitions internationales
Zucman plaide pour une coordination internationale de la taxation des milliardaires, sur le modèle de l’accord de 2021 sur un impôt minimum de 15 % sur les profits des multinationales. Il estime que 2 % de prélèvement sur les patrimoines des 3 000 milliardaires mondiaux rapporteraient jusqu’à 250 milliards de dollars par an[7].
Dans un monde marqué par les transitions climatiques, démographiques et technologiques, cette contribution permettrait de financer des biens publics globaux, à commencer par l’éducation, la santé ou l’adaptation au réchauffement climatique. La France, en adoptant la taxe Zucman, enverrait un signal à l’Europe et au G20 quant à la possibilité d’une fiscalité équitable, réaliste et coordonnée au XXIe siècle.
La taxe Zucman n’est pas simplement une réforme technique : elle interroge les fondements politiques et moraux de la fiscalité moderne. En posant la question de la contribution minimale des très grandes fortunes, elle ressuscite l’idéal d’une solidarité fiscale à la mesure de la richesse, dans un monde où les inégalités n’ont cessé de se creuser depuis la crise de 2008. À défaut d’être une révolution, elle pourrait être le point de bascule vers une fiscalité plus globale, plus juste et plus lisible.
Article connexe :
Bibliographie
- Assemblée nationale. Proposition de loi instaurant un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des ultra-riches, dossier législatif, 7 janvier 2025.
- Gabriel Zucman, La richesse cachée des nations : Enquête sur les paradis fiscaux, Seuil, 2013.
- Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Seuil, 2020.
- Thomas Tørsløv, Ludvig Wier, et Gabriel Zucman, “The Missing Profits of Nations,” NBER Working Paper No. 24701, National Bureau of Economic Research, 2018.
- Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard, Réformer pour réparer, rapport pour France Stratégie, janvier 2024.
- James Tobin, “A Proposal for International Monetary Reform,” Eastern Economic Journal, Vol. 4, No. 3/4 (July/October 1978), pp. 153–159.
- Zucman, Gabriel. « A global tax on billionaires: How much could it raise? », Global Tax Evasion Observatory, avril 2024.