CINEMA ET TELEVISION, LA BRETAGNE EN 1958

Bretagne 58. Cela pourrait être le titre d’un film cherchant à montrer le visage disparate d’un territoire et d’une population. La période 1950-1964, entre le redémarrage et la prospérité économiques, se caractérise par l’expansion rapide du bâtiment et des travaux publics, des industries liées au tourisme et de la branche laitière ; par la déconcentration d’entreprises qui viennent en Bretagne pour profiter du calme social et politique.

bobines film

Sous la IVe République française, dans le contexte de la création de la Communauté économique européenne en 1957, puis face au pouvoir jacobin de la Ve République qui s’installe à partir de 1958, le CELIB, Comité d’Études et de Liaison des Intérêts Bretons, insiste sur le « problème breton » et développe par son action non négligeable en matière d’équipement de la Bretagne un régionalisme de notables, soutenu par le Mouvement pour l’Organisation de la Bretagne (MOB), créé en 1957. C’est ainsi que la Bretagne bénéficie en 1956 du premier plan de développement régional, bien qu’imparfait. La culture bretonne, quant à elle, s’engage peu à peu vers une renaissance qui sera beaucoup plus marquée à partir des années 60, dans une période d’expansion économique et de contestation sociale (2).

Charles Vanel
Charles Vanel (1892-1989). Ici photographié en 1934.

En 1958, année par définition nationale du fait de la guerre d’Algérie et du passage constitutionnel de la IVe à la Ve République, des acteurs d’origine bretonne sont à l’écran. Parmi eux deux Rennais : Charles Vanel a déjà bien entamé sa carrière d’acteur (il a alors 66 ans) tandis que celle de Marcel Bozzuffi, dans des seconds rôles, est relativement récente. Le Malouin Alain Cuny est à l’affiche dans le sulfureux Les amants de Louis Malle alors que Daniel Gélin, Malouin d’adoption et jeune premier, commence à être éclipsé par la Nouvelle vague.

L’actrice Yvonne Clech, née à Saint-Brieuc, tourne dans La moucharde de Guy Lefranc, dans lequel on trouve aussi le confirmé Noël Roquevert, de Douarnenez. Le Morlaisien Julien Guiomard est encore au théâtre de Jean Vilar. Jean Rochefort, d’une famille liée à Dinan et à Saint-Lunaire, débute à peine. Le Brestois Pierre Brice fait de brèves apparitions dans Les tricheurs de Marcel Carné ; il sera bientôt beaucoup plus connu par le public allemand que par le public français pour son rôle récurrent de l’Indien Winnetou.

ALAIN RESNAIS

Le Nantais Jacques Demy s’installe peu à peu dans le cinéma français, d’abord comme réalisateur de courts métrages tels que le beau documentaire Le sabotier du Val de Loire (1955) et Le musée Grévin qu’il tourne en 1958, « fantaisie cinématographique » sur un scénario de Jean Masson qui ne l’inspire pas. Le Vannetais Alain Resnais est connu comme réalisateur de documentaire : après Nuit et Brouillard sorti en 1956, il sort en 1958 Le chant du styrène, film de commande du groupe Péchiney, mais très esthétique. Le Fougerais Georges Franju, après des courts métrages réussis, tourne son premier long métrage, La tête contre les murs. Philippe Durand, rappelé pour la guerre d’Algérie et blessé, s’apprête à tourner le court métrage Secteur postal 89 098, qui sera censuré en 1961, tandis que le directeur de la photographie, né à Brest, Yann Le Masson, est sur le tournage de La récréation de Paul Carpita, court métrage de réflexion sur l’inutilité des guerres coloniales.

L’Allemand Volker Schlöndorff, futur réalisateur du Tambour en 1979, a quitté Vannes, où il avait suivi sa famille et son père médecin quelques années auparavant, pour Paris et l’IDHEC, la grande école du cinéma. Le décorateur nazairien Bernard Evein vient de travailler avec Louis Malle et Claude Chabrol et s’apprête à le faire avec François Truffaut 4. Si ces quelques trajectoires individuelles ne peuvent suffire à cerner continuités et ruptures en ce qui concerne le rapport entre la Bretagne et le cinéma autour de 1958, elles s’inscrivent pourtant déjà dans un jeu d’échelles. Les trajectoires individuelles engendrent des trajets entre les territoires, car il s’agit bien de « monter à Paris », elles supposent des désirs de filmer et de jouer, quitte à ce que cela ne soit pas en Bretagne. Parfois, certains y reviennent dans le cadre de leur métier : Charles Vanel, Jean Grémillon. Or, en matière d’histoire régionale, notamment sociale et culturelle, c’est plus le va-et-vient, « le principe de la variation qui compte, non le choix d’une échelle particulière 5 ». Variation dans le temps et l’espace, variation des regards et des représentations aussi.

cinéma bretagne

L’article de l’organe de presse Breiz du 15 novembre 1957, intitulé « Pour le cinéma la Bretagne est encore une terre à découvrir » pose la problématique : la Bretagne est-elle une terre de décors ou un territoire d’une création respectueuse de la réalité bretonne, qu’elle soit le fait de Bretons ou pas ? Dans les années cinquante c’est une question chère aux trois frères Caouissin, cinéastes semi-professionnels, qui réalisent dès 1952-1953 Le mystère du Folgoët, fresque historique autour du Saint Salaün ar foll, et qui sont persuadés que le cinéma peut saisir l’âme et le visage du peuple breton (6).

Qu’en est-il, en 1958, des rapports entre le cinéma et la Bretagne (dans une définition historique, Loire-Atlantique comprise) ? Cinq axes peuvent être envisagés en intégrant quelques exemples de films : 1° 1958 est l’année culminante de la distribution de films dans les salles bretonnes par l’intermédiaire du GASFO ; 2° La Bretagne est utilisée comme décor dans le film Les Vikings ; 3° Les Bretons sont cependant au cœur du dispositif cinématographique avec le documentaire La mer et les jours. 4° Les films amateurs (7) sont de plus en plus nombreux, des films de famille aux reportages ou documentaires voire aux fictions. Ces films sont réalisés, dans le cadre d’une pratique culturelle ordinaire, en individuel ou par des citadins aisés dans un club. Le milieu et les films amateurs témoignent-ils d’une spécificité socioculturelle ou pas par rapport au tissu français (8), dans leur rapport à la télévision, au cinéma d’ailleurs avec le Festival national amateur de Saint-Cast ? Il y a lien entre l’histoire locale et l’histoire locale du cinéma. Celles-ci participent de la tendance notée par Richard Rorty visant à réintroduire dans l’histoire « des existences et des singularités (9) ». Pour autant ces histoires ne correspondent pas nécessairement à une « histoire en miettes » sans lien avec l’histoire nationale (10). 5° Enfin, le regard partisan sur la guerre d’Algérie avec Algérie en flammes de René Vautier confirme l’engagement politique et culturel d’un cinéaste breton par et dans un cinéma immersif et « d’intervention ».

1958 : l’apogée du GASFO

Depuis 1949, date de sa création sous forme de coopérative catholique, le GASFO, Groupement des Associations Familiales de l’Ouest (qui succède à la Fédération des Associations des Cinémas de l’Ouest de l’avant-guerre), dont le siège est à Rennes, ne cesse de se développer face aux distributeurs nationaux et au Cinéma Éducateur de la Ligue de l’Enseignement. Le nombre de salles affiliées est dense : 220 salles en 1951, 320 en 1958. Toutefois, le groupement est peu ou pas présent dans le centre des grandes villes. La concentration des salles se fait dans les quartiers périphériques des villes (Rennes, Nantes, Quimper, Saint-Brieuc, Brest, Lorient, Vannes), les petites villes et les bourgades rurales (dans les cinq départements de la Bretagne historique et dans celui de la Mayenne). Ce qu’on y appelle le « bon film », selon une cote en vigueur, repose sur les critères suivants : la poésie, la morale et l’aspect commercial. Ainsi, la « Nouvelle vague » du cinéma français est refusée, car considérée comme « cinéma de l’immoralité qui ne met en scène que des voyous et des délinquants (11) ! »

À côté du GASFO, les ciné-clubs ruraux confessionnels de l’association Film et Culture (25 en 1957), liée à la Jeunesse Agricole Catholique et plus spécialisée dans les films à interrogation rurale, permettent un peu plus de liberté dans le choix des films à projeter. Film et Culture, dont le siège est à Quimper, est aussi au service des Directions de l’enseignement catholique des Évêchés de Quimper et de Vannes. Fort de son succès, Film et Culture crée en 1958 quelques ciné-clubs en ville sous l’appellation de ciné-clubs populaires (entre autres dans un café de Lorient-Keryado, dans trois quartiers de Brest, dont celui de Lambézellec, à Quimper (12).

Cependant, du milieu des années cinquante au milieu des années soixante-dix, au total, le Finistère perd 40 salles, la Loire-Atlantique 36, le Morbihan 6 et les Côtes-du-Nord 413. Fabrice Montebello a montré en quoi 1958 peut être « comprise comme date de remise en cause du mode de consommation des films en salles (14). » En 1957, 411 millions de spectateurs français sont comptabilisés, dont près de 5 millions en Bretagne, alors qu’une ville comme Rennes est encore dotée de 13 cinémas (15) ! Depuis la baisse du nombre de spectateurs et de salles est générale. Plus particulièrement, Michel Lagrée a écrit une synthèse éclairante sur la crise du cinéma de patronage de la fin des années cinquante : « Alors que la télévision fixait à domicile le public adulte ou âgé, l’exode rural et la mobilité nouvelle (cyclomoteurs, voitures) drainaient les jeunes vers les salles commerciales de centre-ville, plus attractives et confortables, bénéficiant de l’exclusivité des nouveaux films et des progrès technologiques (CinémaScope, etc.). D’ailleurs l’évolution des mentalités, marquée en Bretagne par une rapide émancipation religieuse et culturelle, aboutissait à une dépréciation du cinéma paroissial en tant que tel auprès de son propre public.

Ce phénomène a coïncidé, selon l’intéressante hypothèse de J. Erhel-Lamandé, avec la loi Debré sur l’enseignement privé, et la suppression d’une finalité essentielle pour le cinéma de patronage : le financement de l’école catholique. Enfin la raréfaction du clergé conduisait à un abandon progressif des charges non directement pastorales, et à la relative clôture d’un cycle d’activisme social dans les “Œuvres” ouvert dans les années 1890. De 1958 à 1963, le nombre des salles paroissiales du GASFO, dans l’Ouest, passa de 320 à 195. Encore était-on loin ici des déserts cinématographiques comme la Lozère (4 salles) et la Creuse ou le Cantal (6 salles). Le cinéma de patronage avait vécu, et avec lui le grand projet de mariage de l’image lumineuse et de la pastorale catholique, conçu dans les années 1930 (16). » Toutefois, le GAFSO se réorganisera en Société Rennaise de Diffusion Cinématographique en 1968, ce qui ralentira plus ou moins le déclin de certaines salles.

En 1958, l’abbé Joseph Lemarchand, dit Jean Sulivan, anime depuis dix ans le ciné-club rennais La chambre noire, un des plus importants ciné-clubs de province, haut lieu de cinéphilie qui se réunit dans la salle de cinéma Le Français. Cela continuera encore dix ans jusqu’au départ de l’abbé pour Paris (17). Les séances se multiplient dans la semaine, entre 1957 (ciné-conférence du réalisateur américain Preston Sturges : Hollywood cinéma) et 1960 (ciné-conférence intitulée Jean Grémillon. Cinéaste de l’équilibre symphonique) (18). Ce ciné-club qui entame sa marche vers le cinéma Art et essai est, à cette époque, de plus en plus prisé par les intellectuels rennais à la culture littéraire comme en témoigne le lien avec la librairie réputée Les nourritures terrestres, la première à réserver à Rennes un rayon entier aux ouvrages sur le cinéma (19). La chambre noire est une référence pour le Cinéma éducatif, créé par la direction diocésaine de l’Enseignement catholique au début de l’année scolaire 1957-1958 et qui concerne les élèves de collège (20). Mais les militant-e-s de la Jeunesse Ouvrière Catholique trouvent les débats de La chambre noire trop intellectuels et créent leur propre ciné-club, Voir et Juger, en 1950, dans les locaux du GASFO puis dans La Maison du peuple. Jugé à son tour trop cinéphile, ce ciné-club disparaît en 1957 (21).

Dans la Bretagne de 1958, il y a bien longtemps que la domination de l’Église est un fait : elle n’est concurrencée que par le goût de spectateurs tournés vers les films sentimentaux ou comiques et non vers les films catholiques, moralisateurs, les films éducatifs ou à l’esthétique exigeante. Tangui Perron note « des retards laïcs » et des « tentatives ouvrières », faute notamment de « la faiblesse du mouvement ouvrier (22) ». Une exception cependant : l’Office régional des œuvres laïques de l’enseignement par l’image et par le son (OROLEIS), dont le siège est à Rennes et qui organise des séances scolaires et postscolaires dans l’académie de Rennes (23). Rennes est d’ailleurs un lieu d’éducation cinématographique laïc auprès des jeunes dès 1922, avec le Cercle, dont l’installation puis la rénovation d’une salle de cinéma associatif est soutenue par la municipalité (1922 et 1945) (24). La section cinéma amateur du cercle Jules Ferry est créée à Saint-Malo en 1957 (25). Ainsi, des instituteurs, comme des prêtres, filment les événements festifs et le quotidien locaux.

Une Bretagne-décor ?

Dans le mensuel Breiz du 15 novembre 1957, F. Choquet publie l’article « Pour le cinéma la Bretagne est encore une terre à découvrir ». Breiz est l’organe de presse de Kendalc’h, confédération culturelle créée en 1951, qui regroupe la BAS (constituée des musiciens traditionnels des bagadou), Ar Falz, organisation laïque pour l’enseignement du breton et le Bleun Brug, association culturelle et sociale catholique et la Jeunesse étudiante bretonne. Par une mise en perspective des représentations de la Bretagne au cinéma depuis l’entre-deux-guerres, période pendant laquelle les cinéastes viennent tourner en Bretagne des extérieurs dans les décors naturels, l’article s’intéresse aux « possibilités cinématographiques » de la Bretagne (26). Ainsi on peut lire : « Ces possibilités qui n’en dresseraient tout de suite l’inventaire : grandioses paysages maritimes, décors champêtres plein de caractère, ports colorés, vieilles villes, traits humains demeurés d’une vigoureuse originalité, là même où la langue et le costume ont disparu. Terre foisonnante de richesses pour la caméra, la Bretagne n’a pourtant guère inspiré de grands films comme, par exemple, la Provence. »

Dans une production médiocre, voire injurieuse selon le journaliste, seuls deux réalisateurs, non « bretons cinéastes », mais « cinéastes bretons » (27), trouvent grâce aux yeux de l’auteur : Jean Epstein avec Finis terrae (1929) et Mor vran (1930), qui « rudes et dépouillés, ont précédé d’une quinzaine d’années le néo-réalisme » ; Jean Grémillon avec Tour au large (1927), Gardiens de phare (1929), Remorques (1939-1941), encore diffusés dans les ciné-clubs et à la télévision à cette époque. F. Choquet espère en l’avenir, à propos de Lancelot du lac, que prépare Robert Bresson. « Le réalisateur du Journal d’un curé de campagne serait venu discrètement en Bretagne cet été pour y rechercher, avec sa minutie habituelle, l’âme de Brocéliande dans les paysages de notre pays et les visages de ces habitants. » Finalement, il faudra attendre 1973 pour le tournage de ce film, à Noirmoutier en Vendée ! Un petit encart est consacré à un film sous le titre « On va tourner en Bretagne Les naufrageurs. Le tournage est prévu pour 1958 par Charles Brabant, ce qui n’emballe pas F. Choquet, qui reconnaît toutefois intéressant que le scénariste soit Roland Laudenbach, sensible à la Bretagne. En fait, R. Laudenbach se charge de l’adaptation et des dialogues (le scénario est de Gwenn-Aël Bolloré, d’Ergué Gabéric, homme d’affaires et producteur du film). Dany Carrel, Charles Vanel, Renée Cosima, épouse de G.-A. Bolloré, sont parmi les acteurs de ce récit de naufrage provoqué en 1852 par des îliens affamés. Le tournage a lieu du 13 mai (!) au 23 juillet 1958 dans le Finistère : à Tronoën, où le village fictif du film est entièrement reconstitué « en dur » autour de l’église et du calvaire, à Kérity pour les scènes d’intérieurs dans les grottes et maisons de pêcheurs ; à Bénodet pour le naufrage de la goélette (28). L’actrice Dany Carrel se souvient d’un tournage festif et des difficultés rencontrées par le réalisateur pour tourner la scène du pardon breton, avec des figurants locaux. Après une nuit particulièrement alcoolisée, certains des figurants tombaient au cours de la procession, « perdues dans les brumes du chouchen (29). » La première mondiale a lieu à Quimper le 18 novembre 1958 (30).

Le journaliste de Breiz poursuit son tableau sur la Bretagne au cinéma avec les courts métrages, pour lesquels il est plus clément, le vrai visage de la Bretagne y apparaissant davantage : par exemple dans Pêcheurs de goémons de Yannick Bellon (1948), Prélude à la Bretagne d’Étienne Lallier, récemment présenté aux Journées du cinéma de Rennes, et Penn ar bed du Breton Roger Moride. Bien entendu l’association cinématographique, folklorique et culturelle Brittia Films, créée en 1952 par les frères Caouissin, qui tente « avec courage de créer un véritable cinéma breton », est citée à propos du mystique Mystère du Folgoët, reconstitution historique de 1953, tournée en Bretagne, dans les paroisses du Léon, avec de nombreux figurants et Jarl Priel, acteur professionnel dans le rôle du saint breton Salaün ar foll. Le film est vu par près d’un million de spectateurs.

Pourtant, vers 1956-1957, Brittia Films n’existe plus vraiment malgré des productions aussi disparates que Le camp de Conlie (en hommage aux Bretons du général de Kératry, parqués en 1870 dans la boue du camp par le républicain Gambetta), que La côte de granit rose (31). C’est la fin du rêve d’un cinéma culturel breton indépendant envisagé dans les années quarante (32), à cause d’un amateurisme économique et technique trop prégnant. Pierre Caouissin fait ainsi le bilan : « Mon expérience de cinéaste amateur au Club des cinéastes amateurs de Brest m’a aidé, mais nous nous sommes lancés dans une aventure un peu au-dessus de nos forces. C’était du professionnel, notamment sur les plans technique et financier. C’est là que le saut a été difficile. Ça n’avait plus rien à voir avec l’amateurisme. Tous nos ingénieurs de son, nos monteurs étaient des professionnels. C’était très dur. Je ne connaissais pas, et pour cause, le montage du son : il y avait trois bandes, celle de la musique, celle du dialogue, celle du bruit. Et il fallait mettre tout cela en route ! J’avais abandonné mon métier, je travaillais jusqu’alors avec mon frère Ronan qui avait une imprimerie-librairie à Landerneau. Nous nous sommes dit que nous allions faire du cinéma breton et qu’on essaierait de vivre avec cela. Herry faisait le scénario, Ronan faisait le régisseur et moi j’avais la caméra 16 mm. Nous avons surmonté ainsi les difficultés pendant quatre ans. À l’auditorium parisien où nous montions nos films, une fois la curiosité passée, les professionnels nous aidaient. Il faut dire que nous payions cash. Dans l’ensemble, les relations avec les professionnels ne se passaient pas trop mal. Les ingénieurs du son travaillaient sérieusement. Nous, nous voulions un bon son et puis c’est tout. Nous voulions être des cinéastes indépendants, nous ne faisions pas partie du cinéma professionnel de Paris. Ceci dit, le cinéaste amateur est beaucoup plus libre que le cinéaste professionnel. Le cinéaste amateur fait ce qu’il veut (33) ». Et F. Choquet de conclure que les « devis considérables et la concentration de l’industrie cinématographique à Paris permettent de mesurer les difficultés qu’il y aurait à mettre en œuvre à partir de chez nous un grand film qui honorerait la Bretagne dans son authenticité et serait susceptible de couvrir le marché français et étranger. C’est le seul rayonnement de notre pays qui peut aujourd’hui attirer spontanément un producteur, un réalisateur, un scénariste et faire naître une idée de film. » Par là, il est acté que la vaine opposition entre cinéma breton et films tournés en Bretagne, pour suivre Jean-Pierre Berthomé, pourrait être dépassée. C’est qu’il « n’est pas nécessaire d’être Breton pour s’inscrire intimement dans la Bretagne et en exprimer la singularité (34) ».

Voyage en ballon lamorisse

En 1958, six films sont réalisés en Bretagne. Quatre longs métrages de fiction : Les naufrageurs (Charles Brabant), Pêcheur d’Islande (Pierre Schoendoerffer), Tant d’amour perdu (Léo Joannon pour une adaptation libre d’Eugénie Grandet de Balzac par Roland Laudenbach une nouvelle fois) et Le voyage en ballon (Albert Lamorisse pour un tour de France en ballon qui permet de voir la rade de Brest, Locronan et Carnac vus du ciel (35) ; deux courts métrages documentaires : De mon temps de Claudine Lenoir (36), dont le commentaire qui s’adresse à une vieille Bretonne nostalgique tente de montrer le caractère immuable de la Bretagne à partir de la confrontation d’images de l’époque et des années vingt, comme si le cinéma pouvait ralentir la course du temps ; le lyrique La mer et les jours (de Raymond Vogel et Alain Kaminker sur le thème des relations des habitants de l’île de Sein à la mer (37).

Deux fictions tournées en 1957 sortent sur les écrans en 1958 (38) : Une vie (d’Alexandre Astruc, adaptée de l’œuvre de Guy de Maupassant, entre autres par… Roland Laudenbach), pour laquelle le lieu de tournage de la baie de Saint-Brieuc évoque la Normandie, et Les Vikings (de Richard Fleischer). L’année ne fait pas exception à la tendance repérée sur le temps long : le net déséquilibre entre l’Armor (le littoral) et l’Argoat (l’intérieur). Comme l’écrit Jean-Pierre Berthomé : « Comment s’en étonnerait-on ? Pour le meilleur comme pour le pire, la Bretagne des cinéastes reste celle de ce qui fait sa différence visible, son imaginaire pittoresque qu’on vient justement solliciter : ports, plages, îles ou rochers fouettés par la mer (39) ». Cela est d’autant plus vrai que le tourisme balnéaire se développe en Bretagne. Le film éducatif En Bretagne, daté de 1958, résume bien cela : au gré des images, les rares commentaires disent : « Les paysans vivent pauvrement », « Beaucoup de Bretons sont pêcheurs » et « La Bretagne est surtout le pays de la mer. Les côtes sont célèbres pour leur beauté », « Pendant les vacances beaucoup de gens viennent en Bretagne » et « Pendant l’été, hôtels et commerces profitent du séjour des baigneurs (40) ».

pêcheur d'islande

Ainsi Pêcheurs d’Islande est la troisième adaptation du roman de Pierre Loti, après celle de 1924 par Jacques de Baroncelli et de 1933 par Pierre Guerlais. Le film de 1958, produit par Georges de Beauregard et dont la photographie est celle de Raoul Coutard, n’est pas tourné à Paimpol, mais à Concarneau et à Beg-Meil. De plus, le film se caractérise, dans un souci commercial, par un happy end pour les amants, loin du sort tragique initial. Charles Vanel, qui incarnait en 1924 le jeune marin Yann, se voit confier alors le rôle de l’armateur, Mével, père de la jeune paimpolaise Gaud !

The Vikings, film de l’Américain Richard Fleischer, distribué par The United Artists, sort sur les écrans le 17 décembre 1958. Adapté d’un roman, ce film est produit par la Bryna Prod de l’acteur Kirk Douglas, qui y joue le rôle principal, Einar, aux côtés de Tony Curtis et de Janet Leigh. Sur fond de razzia au Xe siècle, le film brutal aux couleurs sanguines dues au talentueux directeur de la photographie Jack Cardiff, raconte la lutte fratricide entre les deux personnages masculins. D’avril à septembre 1957, l’équipe de tournage se rend à Bergen (Norvège), à Munich, à Fort-La-Latte et au Cap Fréhel, dans les Côtes-du-Nord. Plus précisément ce sont les extérieurs de la dernière séquence, celle du combat entre les deux hommes, au sommet du château du roi anglais de Northumbrie, qui sont tournés à Fort La Latte (41). Ce n’est pas la première fois que les studios d’Hollywood se délocalisent en Bretagne à la recherche de décors extérieurs.

Dès 1953, Raoul Walsh est venu à Concarneau pour réaliser Sea devils (La belle espionne), film d’espionnage sous Napoléon 1er avec Rock Hudson et Yvonne De Carlo. Le critique américanophile Jacques Lourcelles, auteur d’un subjectif Dictionnaire du cinéma en 1992, tient Les Vikings comme « le chef-d’œuvre de Fleischer, non surpassé depuis par lui ou par quiconque (42) ». Le grand spectacle hollywoodien est sur l’écran, mais n’est pas en reste au moment du tournage qui dure trois semaines durant le mois de juillet (43). L’équipe est constituée de 500 personnes au total. Deux DCA 4, dont un présente l’inscription « The Vikings Special », transportent les hommes et le matériel. Plus d’une centaine de figurants de Plévenon et du pays de Dinan regrettent le manque de communication en dehors du fameux « Action ! » Pourtant, le dimanche 14 juillet se tient à Lamballe le gala des Vikings, soi-disant offert par les vedettes internationales du film. Se succèdent des numéros de hache, d’armes blanches, d’arcs et de lasso (44). La force est exaltée, à l’image de celle qui se dégage dans le film. En 1980, la critique régionaliste verra dans le bélier en carton-pâte, construit pour l’occasion et que l’on peut alors encore voir sur le site, « le symbole pourrissant d’un pays relégué à l’état de studio, puis de poubelle… (45) », mais gageons que la plupart des spectateurs de l’époque y ont vu un spectacle d’aventures divertissant et pourquoi pas parfois une certaine beauté lyrique à laquelle les à-pics bretons et la mer grondeuse ont contribué.

La mer et les jours ou mourir pour des images

Dans les années cinquante, les courts métrages documentaires, éducateurs, promotionnels, artistiques font florès. La télévision n’est pas encore dans de nombreux foyers. Aux yeux des historiens et cinéphiles bretons on compte deux courts-métrages qualifiés de chefs-d’œuvre dans les années 45-60 : L’un d’eux (46) est La mer et les jours, documentaire en noir et blanc d’une vingtaine de minutes, réalisé par Raymond Vogel en collaboration avec Alain Kaminker (47) et dont les images sont d’André Dumaître (48), habitué des tournages de courts métrages sur la Bretagne et la mer. En 1950, le long métrage Dieu a besoin des hommes de Jean Delannoy (49) a contribué un peu plus à faire connaître l’île, bien que le tournage ne se soit pas toujours bien passé entre l’équipe et les habitants. Le documentaire est sombre, tant par la mort omniprésente dans le quotidien des pêcheurs de l’île de Sein que dans la lumière captée par le chef opérateur Dumaître. La mort d’Alain Kaminker pendant le tournage, emporté par une lame lors d’une tempête, contribue un peu plus à cette ambiance. Ainsi, dès le début du film les dédicataires sont les marins de l’Anne-Gaston, péris en mer le 15 novembre 1958, et Alain Kaminker, « qui filma leur naufrage et participa au sauvetage des survivants, péri en mer le 11 décembre 1958 en achevant cette chronique (50) ». Les dures journées s’égrènent, au fil des plans et séquences montés par Henri Colpi et Jasmine Chasnay, accompagnés par la musique de Georges Delerue et le texte de Chris Marker. Avec réalisme, entre documentaire et fiction, entre « l’intimité des morts » et « la pudeur des vivants », le film magnifie les vies minuscules des îliennes, dans l’attente du retour de leur marin ou déjà veuves : « les petites filles savaient qu’elles trouveraient la mer toujours devant elles, que leur vie serait toujours modelée par la mer et menacée par elle ». Il magnifie aussi les vies des îliens, Lech Richard et Henri Le Gall notamment, sur la mer ou la scrutant telles des « sentinelles de la mer » pour savoir s’ils vont sortir. Trois séquences sont particulièrement fortes : celles des « exercices d’acrobatie » des gardiens de phare d’Ar Groac’h (La Vieille) et d’Ar Men, transbordés par la Velléda, vedette des Ponts-et-Chaussées ; celle de la tempête dans laquelle est pris le canot de sauvetage qui emmène sur le continent une petite fille qui a une fracture du crâne et qui endure une traversée de trois heures ; celle des corps des deux marins pêcheurs noyés de l’Anne-Gaston, dans la mer puis sur leur lit de mort. Pas de voyeurisme pour autant, la caméra est respectueuse et le commentaire sobre.

Porter la voix des plus défavorisés dans un respect et une estime mutuels : c’est le sens de l’hommage rendu par René Vautier dans son documentaire 16 mm en noir et blanc de 1971, Mourir pour des images, premier film de l’Unité de Production Cinéma Bretagne (UPCB), cofondée avec la photographe Nicole Le Garrec : l’équipe du tournage, Alain Kaminker en particulier, a su s’intégrer aux Sénans et partager leur vie quotidienne. André Dumaître voulant abandonner le tournage, les marins du canot de sauvetage l’ont retenu : il faut qu’on termine le film, on va t’aider, il ne faut jamais laisser la mer gagner. » Alain Kaminker est enterré dans le cimetière de l’île, avec sur sa tombe l’inscription « Péri en mer 51 ».

La comparaison avec le film amateur sonore couleur tourné en 16 mm la même année par le médecin parisien Roger Dufour, fils d’armateurs dunkerquois (52), mérite qu’on s’y arrête un instant. Ar Groac’h raconte pendant 15 minutes 30 la vie quotidienne des gardiens du phare au large de l’île de Sein (53). L’année précédente, il a tourné Finis Terrée, « avec ceux de Sein et des feux du Raz », où il aborde déjà le ravitaillement et la relève des phares (54). Dans Ar Groac’h, filmé en mars 1958, on retrouve H. Le Gall, le patron de la Velléda, mais c’est aussi l’occasion de faire connaissance, entre autres, avec Messieurs Lazbleiz, gardien-chef du phare et Poullinec, ancien ravitailleur. Comme La mer et les jours, Ar Groac’h s’inscrit dans un cinéma éducateur, mais dans des cercles amical et associatif, à la diffusion limitée aux échelles des espaces amateurs (du club local au groupement régional [55], les festivals nationaux, les festivals internationaux). Le commentaire insiste beaucoup sur l’amitié entre les quatre hommes. Ainsi, à l’intérieur du phare, sur l’image du docteur mangeant du pain et levant son verre de vin, on peut entendre « Invité par mes amis, je partage avec joie leur repas ». Il s’en félicite même : sur l’image du retour du phare, focalisée sur le canot à l’arrière du bateau qui s’éloigne du phare, il commente : « Cette vie pour eux est celle qu’ils ont choisie. Peu de gens la connaissent. J’ai cette chance et celle de compter parmi leurs amis. » L’intérêt du film, au demeurant classique dans sa conception pour le milieu amateur de club (entre reportage et documentaire, avec fond musical permanent et commentaire explicatif plutôt abondant), réside dans le fait d’entendre les voix enregistrées, au fort accent, des hommes, qui se contentent souvent de confirmer dans leurs réponses les informations de la question posée par le respecté R. Dufour, « sur les lieux mêmes où se situe l’action (56) ». Elle réside aussi dans l’évocation par Monsieur Poullinec d’un sauvetage en mer effectué en 1926. Le film devient alors pleinement « lieu de mémoire » d’une parole conservée, projeté dans les clubs d’amateurs. Le film insiste sur le courage et l’exploit au quotidien des hommes, et contrairement à La mer et les jours, la mort n’y est pas abordée : le naufrage de 1926 se termine bien. Il ne s’agit absolument pas d’opposer La mer et les jours à Ar Groac’h. Ces deux films de qualité sont les deux faces d’un même milieu représenté, centré sur la mer et ses dangers, vécu au quotidien, dans des dispositifs social et artistique de tournage différents qui génèrent deux points de vue différents. En 1959, le médecin obtient des premiers prix au festival international du cinéma amateur de Carcassonne et au festival national du film amateur de Saint-Cast. Toujours en mars 58, son amour pour l’île amène R. Dufour à mettre en images, avec pour actrice Marguerite Goachet, le poème Mère noire, ode à la femme sénane, dont le portrait apparaît souvent en gros plan, qui regarde le cimetière des hommes entre l’île et la pointe du Raz (57).

Avant Télé Bretagne

En France, le nombre de téléviseurs passe de 600 000 en 1957 à 2 500 000 en 1961 (58) ! Il faudra attendre 1964, l’année de naissance de l’ORTF, pour qu’une télévision régionale, Télé Bretagne, soit créée. Dans La mer et les jours, si les images de tempête sont spectaculaires, il est à noter que le son du vent déchaîné et de la mer qui se brise sur les rochers est issu d’une émission de la Radiodiffusion-Télévision Française (RTF), Là où finit la terre (59). À propos de la Bretagne, la télévision aborde beaucoup le thème de la mer. Cinq épisodes du Tour de la France par deux enfants, adapté par Claude Santelli à partir du livre de G. Bruno, concernent la Bretagne (Saint-Nazaire, Saint-Malo) et sont diffusés à la fin de l’année 1958 : tout en gardant l’aspect pédagogique de l’ouvrage scolaire de la fin du XIXe siècle-début du XXe siècle, le feuilleton hebdomadaire a l’allure d’un récit d’aventures autour notamment d’un naufrage sur des récifs (60). Des reportages sont aussi consacrés au monde de la mer dans des magazines : « Le centre nautique des Glénans » dans Aux quatre coins du monde (61), « À Concarneau » dans Répondez Monsieur X (62). L’industrie est tout de même abordée avec « Les chantiers navals » dans Travail des hommes (63). De plus, les journaux télévisés comme Les Actualités françaises, au cinéma, permettent de couvrir d’autres sujets (64). Après 1958, dans un contexte économique et social évolutif, entre réussite et crise, la Bretagne des terres apparaîtra un peu plus : par exemple dans le magazine Cinq colonnes à la une, avec le portrait d’Édouard Leclerc de Landerneau en 1959 et le portrait d’une agricultrice en 1960 (65).

À la fin des années cinquante, la télévision reste, comme à ses débuts, une aventure qui rassemble des hommes, des cameramen, venus de tous les milieux. À la télévision on tourne alors en 16 mm. En 1958, le journal télévisé cherche, dans chaque département, des amateurs susceptibles d’être désignés comme « correspondants » avec mission de filmer des actualités locales. Le remboursement de la pellicule et le paiement de 400 francs par mètre de film passé sur l’antenne en sont les conditions (66). Marcel Jouanneau, libraire, un des fondateurs du Club des Cinéastes Amateurs de Brest en 1949, a ainsi travaillé comme pigiste pendant de nombreuses années pour la télévision française et occasionnellement pour la chaîne américaine CBS. L’amateur raconte : « Paris m’appelait pour me demander de couvrir tel ou tel incident, catastrophe, ou événement marquant de la région, parfois jusqu’à Pontivy. Le montage se faisait à Paris, puis à Rennes à partir de 1964, lors du lancement du journal télévisé régional. Les équipes de Paris ne se déplaçaient que pour des événements inhabituels comme la venue du Président de la République ou pour des reportages de plusieurs jours pour lesquels le son demeurait indispensable. » Dans ce contexte de recrutement télévisuel, la Fédération Française des Clubs de Cinéma d’Amateurs (FFCCA), méfiante, écrit dans le mensuel Ciné Amateur de mars 1958 : « […] des règlements peuvent être imposés, soit à nos clubs, soit à nos amateurs, pour délimiter leur champ d’action, les empêcher de filmer des reportages, empêcher même la projection de tels films dans nos clubs ou nos concours, nous attirer une surveillance de la part de la T.V.F. ». Et de conclure : « Nous devons rester “amateurs” dans toute la force du terme, c’est-à-dire libres et sans recherche d’un but lucratif (…) Il va sans dire que les amateurs devenus “correspondants” seront immédiatement radiés de nos concours (67). » Cela ne sera pas systématiquement suivi d’effets.

caméra kodak

Le cinéma amateur, un cinéma des villes ?

Dans les années cinquante, à la fin de la période de reconstruction et au début des Trente Glorieuses, l’augmentation progressive du niveau de vie et l’ouverture progressive sur la civilisation du loisir ou tout au moins le loisir de masse, cause et conséquence du développement de la consommation, tout en rendant possible l’expression personnelle (68), explique l’essor du cinéma amateur. Les caméras 9,5 mm Pathé, alors en déclin, 8 mm Kodak, principales concurrentes, sont très maniables. Le 16 mm, format semi-professionnel, peut être acquis par des catégories sociales aisées (médecins, professions libérales par exemple (69). En 1950, « la plus faible mise initiale de fonds atteint encore environ trois fois le salaire minimum vital (70) ». Si la pratique du cinéma amateur n’égale pas en nombre celle de la photographie en amateur, si les amateurs font d’abord et surtout des films de famille, et si l’enregistrement sonore est une difficulté majeure, les clubs d’amateurs affiliés à la FFCCA connaissent malgré tout un certain essor.

En 1958, il existe en Bretagne historique 16 clubs amateurs (71). C’est une période unique en matière de répartition sur le territoire breton, car les nombreuses créations de clubs des années 60 et 70 concerneront surtout Nantes et Rennes tandis que dans les années 80 les ateliers vidéo se répandront surtout dans de petites communes. Si la section nantaise du Cinamat, club parisien, est attestée dès 1933 et la section cinématographique de la Société photographique de Rennes dès 1938 (peut être 1934 selon les sources orales), le premier club de cinéastes amateurs à part entière est né à Quimper, en 1939, mais la déclaration de guerre ne permet pas au Club des cinéastes amateurs de Cornouaille de commencer ses activités.

Tableau des caméra-clubs créés dans la Bretagne historique entre 1945 et 1960 (72)

1945 : le Club des cinéastes amateurs nantais
1946 : la Société dinannaise de photo et de cinéma
1946-1947 : le Club ciné photo de la côte d’Amour (Saint-Nazaire)
1949 : le Club des cinéastes amateurs de Brest (CCAB), dont le président est Corentin Beauvais, pharmacien
1950 : – le Club des cinéastes amateurs de Cornouaille. C’est sa deuxième naissance.
– le Club des cinéastes amateurs de Lorient
– le Ciné amateur club SNCF de Rennes
– le Caméra club de Saint-Brieuc, dont le président est Léon-Jean Dechartre, ingénieur en génies électrique et mécanique
1952 : – le Caméra club de Paimpol
– le Ciné-club vitréen, dont le président est Alain Soyer, chirurgien dentiste
1953 : le Club des cinéastes et photographes amateurs de Morlaix
1954 : l’Écran fougerais
1955 : le Club des amateurs cinéastes de Rennes (CACR), ancienne section de la Société photographique de Rennes, dont le président est le docteur Louis Cathala73
1956 : – le Caméra club de la Côte d’Émeraude est attesté sous l’appellation du Cercle Jean Charcot (Saint-Servan)
– le Caméra club nantais naît à partir de l’équipe du film amateur Le baladin, fiction rendant hommage à l’humour de Charlot et de Buster Keaton, de Pierre Guérin, dessinateur aux Ponts et chaussées
1957 : – le Caméra photo club de Concarneau
1958 : – le Ciné-club de Paimbœuf
1959 : le Groupe des amateurs brestois cinéastes (A.B.C.)
1960 : premiers films de Treger Film, fondé par Roger Laouenan, clerc de notaire, qui va réaliser des actualités bretonnes hors du circuit télévisuel et les projeter dans la campagne trégoroise lors de veillées (74) !

Les pôles urbains, du grand au petit, sont les lieux de naissance de ces caméra-clubs. Nantes compte même deux clubs lors de la décennie 50, dont le plus récent, moins bourgeois, va devenir une référence en matière de dynamisme et de production (75). Les clubs des trois grandes villes bretonnes disposent d’un bulletin d’information interne, qui rend compte régulièrement des activités (séances de visionnement, séances techniques, galas) et des réflexions sur le cinéma amateur : Le cinéaste brestois à partir de 1950, à Rennes au moins dès 1952, le Flash du Caméra club nantais à partir de 1958 (76). Ces clubs, qui ont entre une centaine et une dizaine d’adhérents (77), ne peuvent compter que sur un petit noyau de membres vraiment actifs. Dans cet univers masculin, les femmes sont en très grande majorité assistantes de leur mari, colleuses, monteuses, comédiennes.

Les dirigeants sont issus de la bourgeoisie urbaine comme en atteste leur profession : médecins et dentistes, pharmaciens, ingénieurs, directeurs d’entreprise, commerçants, notaires notamment. S’ils affirment ainsi une distinction sociale, d’autant plus qu’ils utilisent le 16 mm plutôt que le 9,5 mm et le 8 mm, ils cherchent à développer le cinéma plus en tant que cinéastes qu’en tant que cinéphiles. La plupart du temps, les clubs sont affiliés à la FFCCA, qui a pour but d’« encourager le goût et l’art cinématographique dans l’amateurisme en favorisant la formation de réalisateurs par le développement de la culture, de la technique et du sens artistique cinématographiques ». À ce titre, une lettre de l’Inspection générale de la Direction générale de la jeunesse et des sports (qui dépend du ministère de l’Éducation nationale) de 1950 reconnaît la FFCCA comme « un ferment essentiel des recherches artistiques les plus hardies et les plus utiles. » Elle ajoute : « Dans ces clubs le cinéma est un moyen d’expression culturel au sens où nous l’entendons dans les perspectives de l’Éducation populaire (78). »

Les films réalisés dans les clubs sont surtout des reportages ou documentaires, parfois un peu trop proches des films de vacances, mais aussi des fictions (appelées scénarios) et des chansons filmées. Pour la saison 1957/1958, citons parmi les films réalisés et remarqués : Rouzic, l’île aux oiseaux de Louis Guezennec (Caméra club de Saint-Brieuc), Argile, terre vivante d’Adolphe Kerisit et Alain Henriot (la fabrication de la faïence, Club des cinéastes amateurs de Cornouaille), Rivages lusitaniens d’Albert Deval (les pêcheurs de Nazaré, Caméra club nantais), Vent sous vergues de Corentin Beauvais, E. Le Bozec et R. Pluet (le départ de la course-croisière de grands voiliers, Club des cinéastes amateurs de Brest (79), La crique du pirate de Jean Le Goualc’h (scénario sur le thème de la chasse au trésor avec de nombreux plans sous-marins, idem (80) : « J’ai réalisé ce film, se souvient l’amateur, avec mon fils qui avait alors huit ans. À ce moment-là, nous plongions avec des bouteilles. La principale difficulté était la clarté de l’eau. Il fallait tenir compte de la marée. Les scènes de La crique du pirate ont été tournées à cinq, six mètres de profondeur, mais sans lumière artificielle » (81). Citons enfin Môssieu Imbu, satire politique du Briochin et comédien Louis Le Meur (alors membre du Club des Amateurs Cinéastes de France-Paris), d’après l’écrivain anarchiste Gaston Couté : « La scène dont je suis le plus fier, dira-t-il, est celle du 14 juillet. À Pordic, un copain a filmé depuis le premier étage d’un bistrot le défilé autour du Monument aux Morts. J’ai regroupé les acteurs devant le Monument aux Morts de Saint-Brice-en-Coglès et ils ont été filmés. J’ai ensuite fait le montage des différents plans (82). » Les clubs participent tout autant à l’approche folkloriste des traditions bretonnes qu’ils permettent de voir d’autres horizons de la Bretagne et d’ailleurs, lors de leurs galas notamment. Ils font ainsi le lien entre le tissu socio-économique local auquel ils sont alors parfaitement intégrés (83) et l’extérieur : s’ils n’ont pas vraiment de légitimité cinématographique ils ont alors une légitimité culturelle par les actualités (84) (comme à Vitré) ou les reportages tournés lors de fêtes ou d’événements locaux.

Les clubs participent à la vie locale en filmant des images que l’on ne voit pas au cinéma plutôt focalisé sur la mer, stéréotype visuel de l’époque. Dès lors, par leur pratique de production culturelle et en rendant compte, même auprès d’un public limité en nombre, de l’évolution et de la diversité de la réalité économique et sociale bretonne, les cinéastes amateurs regardent et reproduisent une autre réalité, qui s’ajoute et complète la représentation dominante. Si certains documentaires professionnels comme Penn ar bed (1953) (85) ou La Bretagne de Raymond Bricon (195 986) s’intéressent à côté de la mer, toujours très présente, à d’autres éléments de la réalité bretonne et en particulier à l’Argoat, les sujets sont généralement rapidement passés en revue. Ainsi, les amateurs travaillent l’identité bretonne (87). Marcel Réaubourg, prothésiste, Léon-Jean Dechartre, ingénieur, et Yves Blin, photographe, tous trois du Caméra club de Saint-Brieuc, ont réalisé en 1953 Chair de poule (20 minutes, 16 mm, couleur) sur le thème des premiers élevages intensifs de poussins en Bretagne, près de Quintin, qu’ils dénoncent sur un ton ironique. En 1957, M. Réaubourg et Y. Blin s’en prennent à la Mi-carême de Saint-Brieuc (18 minutes, 16 mm, couleur) dans ce qu’elle occulte ou récupère de la spécificité bretonne (88). Cette dimension critique qui interroge l’évolution de la Bretagne et les choix économiques est nouvelle et dépasse l’humour bonhomme du cinéma amateur des classes aisées.

Dans les années soixante, le cinéma militant va se nourrir de cela, quitte à dénoncer un cinéma amateur en partie indolent et bourgeois, au nom d’une liberté dont il ne profiterait pas (89). Il est tout de même frappant de constater que F. Choquet dans l’article de Breiz, considérant « le court métrage authentiquement breton » cite sept exemples dont Brittia Films, le professionnel R. Moride et cinq amateurs, membres de clubs (Ange Vallée du CACR, L. Le Meur, le Quimpérois Le Grand, L.-J. Dechartre, et Pierre Galbrun, photographe d’origine parisienne, mais très impliqué dans le mouvement folkloriste breton (90), auxquels il ajoute quelques lignes plus tard le Brestois Pierre Perron avec le film d’animation Tonnerre de Brest (91).

Sous l’effet de l’individualisme montant dans la société française, la commercialisation du format Super 8 meilleur marché et plus facile d’utilisation et de la difficulté des clubs à se rendre attirants, le nombre d’adhérents des associations va stagner puis décliner au cours des années 60. Pourtant, la politique culturelle de certaines villes comme Rennes, sous l’effet de la petite bourgeoisie locale, membre d’associations devenue responsable municipale, cherche à émanciper l’ensemble de la population, en particulier les couches populaires qui se développent dans la ville en expansion, en matière de cinéma comme dans d’autres activités (92). À Brest, le Groupe A.B.C. est créé dans l’esprit de tourner des sujets simples avec peu de moyens et grâce à des films-clubs mobilisant cinq personnes au plus (93). Durant la décennie 60, les clubs connaîtront aussi une contestation intérieure, la politisation et l’érotisation de certains films amateurs se développeront jusqu’à l’anticonformisme : elle sera le fait de quelques membres, particulièrement à Nantes et à Saint-Nazaire, en lien avec un cinéma indépendant.

Le festival de Saint-Cast (1953-1966) : du cinéma amateur au cinéma africain

Le festival a été l’initiative du Castin passionné, L.-J. Dechartre, président du Caméra club de Saint-Brieuc. En 1955, il a été l’initiateur de Sur le sable de la dune, moyen métrage collectif de 55 minutes, en 16 mm couleurs, auquel participèrent les membres du Caméra club. Ce film retrace l’histoire de la région de Saint-Cast, du débarquement anglais de 1758 au milieu des années 50. Des centaines de figurants locaux vinrent aux nombreuses reconstitutions, notamment celle de la spectaculaire bataille de Saint-Cast et celle de l’époque 1900, époque des premiers trains départementaux (94).
Chaque année, de 1953 à 1966, pendant cinq jours aux alentours du 14 juillet, le Festival National du Film Amateur de Saint-Cast est, avant de se déplacer à Dinard, puis de devenir le Festival International du Film et d’Échanges Francophones ouvert aux jeunes professionnels, le lieu de rencontre de centaines de cinéastes amateurs. Les bénévoles du Caméra club de Saint-Brieuc projettent d’abord dans le grand salon de l’hôtel Ar Vro, puis au Palais des Fêtes inauguré en 1957 :

bretagne cinéma 58

À chaque fois, les rencontres se déroulent sous la devise « Loyauté, Amitié », vieux principe des caméras-clubs. Les cinéastes viennent donc de Bretagne, de Paris, de Mulhouse, de Boulogne-sur-Mer, de Limoges, de Strasbourg, Montbéliard, Reims, Saint-Étienne et de la France d’outre-mer. Il s’agit de permettre aux cinéastes de valeur de confronter leurs techniques et aux débutants de se faire une idée des possibilités du cinéma, qu’ils soient membres d’un club ou indépendants – on compte 30 % d’indépendants au festival de 1956 (96). Afin d’améliorer la technique des cinéastes amateurs, les membres des jurys ont ainsi l’idée d’établir des fiches d’appréciation remises aux concurrents (97). De plus, comme le rappelle le journaliste de Ouest-France en 1959, ce festival « a été créé dans un but de propagande cinématographique et culturelle et, par conséquent, toutes les séances de projection sont entièrement libres et gratuites, le but étant de présenter à un grand public les meilleures productions des cinéastes amateurs français (98) ». Le public reste toutefois restreint, puisqu’il passe d’une dizaine de spectateurs en 1953 à plus de la centaine par la suite. Pourtant, grâce à la qualité sans cesse accrue des films projetés, dont fera état un article paru le 13 juillet 1966 dans Le Monde, de nombreux représentants de l’État et du cinéma acceptent de faire partie du jury : André Cornu, Secrétaire d’État aux Beaux-Arts, et René Pleven, ministre de la Défense, en 1953 ; le représentant du ministre de la France d’outre-mer à partir de 1954 ; Pierre Cardinal de l’IDHEC en 1957, Monsieur Martin de la Direction de la Jeunesse et des Sports en 1959 ; Monsieur Esnault, historien du cinéma et ancien collaborateur d’Abel Gance, en 1960 ; Jean Mitry, historien du cinéma, critique, réalisateur, professeur à l’IDHEC, président du festival en 1961. Enfin, les réalisateurs Jean-Pierre Melville et Marcel Carné participeront respectivement en 1964 et 1966. Initiative privée, le festival de Saint-Cast ouvre le cinéma d’amateur au grand public, aux autorités, et permet des rencontres sérieuses avec des cinéastes professionnels, ce que le concours national, toujours organisé par la fédération française, ne réalise jamais ou peu. La réussite de L.-J. Dechartre, organisateur de talent, est de faire reconnaître l’existence de cinéastes amateurs de qualité, capables de réaliser de bons films éducatifs, touristiques ou autres. Mais dès lors, l’image de l’amateur s’adonnant à sa passion sans vouloir faire de profit, diffusée jusqu’alors par les clubs, est en train d’éclater.

L’originalité de l’idée de L.-J. Dechartre réside cependant dans l’élaboration d’un concours spécialement réservé aux films venus de la France d’outre-mer, alors en pleine turbulence. Dix-sept des 120 films présentés en 1957 viennent des colonies, notamment de Lomé, Nouméa et Tamatave (99). Le festival apparaît donc aujourd’hui comme un terrain culturel, fertile en mots d’ordre politiques, diffusés par les médias, journaux et RTF. En pleine guerre d’Algérie, lors de la clôture du festival de 1957, Monsieur Jean Berault, délégué du ministre de la France d’outre-mer, déclare son souhait de voir les amateurs se tourner vers les préoccupations matérielles de la France en outre-mer. « Au moment où notre pays est si injustement attaqué, continue-t-il, il faut grouper les efforts développés par notre nation dans les pays sous-développés dont nous avons la charge (100). » Dans un discours prononcé le 20 août 1958 sur le stade de Tananarive, le général de Gaulle définit la Communauté française, regroupant les territoires encore français et les États nouvellement indépendants. Du coup, lors du festival de 1959, le concours de la France d’outre-mer devient celui de la Communauté. En 1960, alors que les drapeaux du Congo, du Gabon, du Tchad, du Niger, de la République centrafricaine, du Mali, de la Haute-Volta, de la Côte-d’Ivoire, du Dahomey, de la Mauritanie et de Madagascar flotteront dans le ciel castin, une douzaine de films seront présentés au concours de la Communauté, devant un jury présidé par Monsieur Charpentier du Secrétariat d’État à la Communauté, et auquel participera le capitaine Prunac, directeur du journal Le Soldat d’outre-mer. Il y aura même, cette année-là, un exposé du chargé de mission, auprès de la présidence de la Communauté, du Mali, indépendant depuis peu. Ainsi, après le temps de la compréhension mutuelle entre les peuples colonisés et la métropole, sera venu celui de l’amitié entre les pays africains indépendants et la France.

À partir de 1961, deux jurés noirs figureront aux décisions prises au concours de nouveau appelé d’outre-mer, du fait de la présence accrue des DOM-TOM. À l’issue du festival, tous deux, dont le Camerounais N’Dongo, délégué de l’Association des Étudiants Africains, émetteront le vœu qu’à l’avenir des courts-métrages soient présentés par les Africains eux-mêmes (101). Jusqu’alors, trois types de films étaient réalisés, comme en 1958 : le premier consacré à la vie coutumière agricole de l’Africain, le deuxième aux coutumes et aux traditions, le troisième enfin aux voyages et aux reportages touristiques. Seuls les Français, touristes ou résidents en Afrique, tournaient ces films. Ce ne sera que huit ans après la création du festival d’outre-mer, que Saint-Cast accueillera le premier auteur africain à présenter un film africain en France. Le Nigérien Mustapha Alassane recevra le prix du film ethnographique pour Aouré (Mariage). Festival national du cinéma d’amateur, le festival de Saint-Cast apparaît également peu à peu comme le lieu où le cinéma africain se révélera à la France. Le festival accompagne l’Afrique qui regarde alors de plus en plus vers l’indépendance, parfois au prix du sang comme en Algérie.

René Vautier en Algérie

Dans l’Algérie de 1958, des colons tels que Albert Weber filment en amateurs. Entre 1937 et 1963, des Monts Ouled-Naïls à la vallée du M’Zab, il enregistre la présence et l’influence métropolitaines et il observe la culture de la minorité mozabite (102). Pendant ce temps, entre mai 1957 et juin 1958, le médecin colonial Louis Derriennic filme et monte des images d’Aïn Lina dans le Constantinois. On y voit la guerre : une mechta qui brûle au loin, trois hommes exécutés par l’armée française portés à dos d’ânes. Le film, monté et titré Mission de pacification  sera projeté à l’automne 1961 dans une salle de la mairie de Dinan lors d’une séance de la Société Photo Cinéma. Micro à la main, il commentera en édulcorant la réalité brutale pour ne pas malmener le public et les appelés qui partent encore (103). Le Breton René Vautier, résistant alors qu’adolescent puis diplômé de l’IDHEC et cinéaste engagé au PCF, tourne Algérie en flammes. Il est alors âgé de 29 ans. S’il n’est pas cité par F. Choquet dans l’article de Breiz, il faut dire que le cinéaste professionnel camarétois n’a alors tourné qu’un film en Bretagne, Un homme est mort, en 1951 (104). Les autres concernent la colonisation tels que Afrique 50, considéré comme le premier film anticolonialiste français, violente dénonciation du colonialisme français en Afrique noire, dont la première projection publique a eu lieu dans le gymnase municipal de Quimper et qui lui a valu un an de prison. Ses films engagés sur les luttes sociales bretonnes ne dateront que de 1971 avec l’UPCB (105). « J’ai commencé à m’intéresser à la situation de l’Algérie en 1953 », a pu dire R. Vautier. Dans le commentaire du film Une nation l’Algérie, réalisé en 1954 à partir de textes et images sur les débuts de la colonisation en Algérie trouvés à la BnF, « je disais que l’indépendance des trois départements français d’Algérie était inéluctable, et qu’il était grand temps de discuter des termes de cette indépendance avant que trop de sang ne coule de part et d’autre de la Méditerranée (106) […]. À partir de 1957, je me suis retrouvé aux côtés des maquisards algériens, dans les montagnes des Aurès (les Aurès-Nementchas, à la frontière algéro-tunisienne, près de la ligne Morice électrifiée et minée) où j’ai tourné un premier film, Algérie en flammes. Je leur donnais la parole pour qu’ils expliquent pourquoi ils se battaient et l’image témoignait de leur combat (107). » Il réalisera encore dix films au sujet de l’Algérie, entre 1961 et 1988 (la plupart des documentaires), dont en 1972 Avoir vingt ans dans les Aurès, fiction à partir de témoignages d’appelés (108). Si Algérie en flammes est un montage des premières images de l’intérieur des maquis algériens, il s’agit pour le cinéaste, blessé trois fois lors du tournage, dont la dernière fois à la tête où se loge définitivement un morceau de caméra (109), de poser les bases d’un dialogue pour la paix et l’indépendance entre Français et Algériens en montrant la proximité de l’Armée de Libération Nationale (ALN) et du peuple algérien. Le film, support de reconnaissance de la légitimité du Front de Libération Nationale (FLN) est diffusé à travers le monde (800 copies en 17 langues différentes) excepté en France (la première projection aura lieu en 1968, dans la Sorbonne occupée (110).

C’est le fait que le Parti communiste ait voté les pleins pouvoirs au Président du conseil SFIO Guy Mollet qui révulse R. Vautier et l’amène à rejoindre les maquis du FLN via la Tunisie, au départ pour quelques mois, laissant femme et enfants en Seine-et-Oise et bravant les risques, dans l’idée de montrer les images dans les réunions des comités pour la paix en Algérie. Il tourne auprès des combattants de la zone V, wilaya 1, avec l’aval d’Abbane Ramdane, responsable de l’information du FLN. Le film est monté en RDA, dans les studios de la Defa, à Berlin Est. Si la version française est sous la responsabilité de R. Vautier, la version arabe, assurée par son protecteur, est rédigée dans le but de mobiliser les peuples arabes autour des objectifs du FLN. En mai 1958, une projection est organisée au Caire, mais en l’absence d’A. Ramdane, exécuté par d’autres membres du FLN. R. Vautier écrit : « Après les félicitations collectives pour les qualités du film, je suis arrêté et transféré, dans la malle arrière d’une Opel, du Caire à Tunis, où je suis incarcéré dans une prison du FLN, au Mornag puis à Denden. En juillet 1960, je suis libéré avec les excuses du GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne], et une grande projection d’Algérie en flammes est organisée, en ma présence, dans un cinéma de l’avenue Bourguiba à Tunis. Pendant tout ce temps, j’étais recherché en France par la police française, en Algérie par l’armée française, pour aide au FLN ». Le ministre de l’information algérien explique alors le sort du cinéaste par une intoxication des services secrets français qui auraient fait passer l’homme pour un agent de Moscou (au moment où le FLN cherchait le soutien des États-Unis à l’ONU) (111).

Le film, par le commentaire et les images, s’inscrit dans une culture cinématographique communiste basée sur les notions de peuple en lutte, de solidarité et de fraternité, d’adresse au peuple de France et d’apport de preuves, élaborée dès les années trente lors de la guerre d’Espagne. Mais à l’origine du film on trouve l’initiative d’un homme à la forte personnalité, pas d’un groupe ni d’un appareil politique. Pourtant, aucun nom n’apparaît au générique du film, c’est un film collectif présenté comme « né de la collaboration entre l’état-major de l’Armée de libération algérienne nationale et du collectif defa Studio für Wochenshau auf Dokumentarfilme ». Très vite, sur des images de combattants de l’ALN, le commentaire annonce : « Aux côtés de l’Armée de libération nationale le peuple algérien lutte pour sa liberté et sa dignité contre la brutalité des envahisseurs français dont la domination coloniale s’exerce depuis 150 ans. » Étudiants, paysans, maçons sont ainsi rassemblés dans les montagnes pour lutter et envisager la construction des lendemains. À la fin du court métrage, les deux plans du paysan qui laboure la terre avec en arrière-plan les soldats de l’ALN, qui se recueillent sur les morts au combat, sont encore le symbole de l’armée et du peuple qui ne font qu’un. L’unanimité, la solidarité sont portées par les images fortes de la présence des femmes dans l’ALN, le lien entre les soldats et les paysans, particulièrement les réfugiés, dont les images des victimes du bombardement aérien français sur le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958. Ces images légitiment celles des combats qui les précèdent et les suivent. Les plans des réfugiés qui fuient les camps de regroupement, des civils morts, de l’hôpital de campagne ainsi que la pellicule qui saute lorsque R. Vautier est blessé, ce qui empêche de filmer la prise du fort français attaqué, apportent le réalisme dont le cinéma militant a besoin. Le film commence quasiment par le sabotage d’un train qui n’est pas sans rappeler les actes des résistants face à l’occupation nazie en Europe ; ce déraillement est d’ailleurs repris comme dernier plan. Réalisé dans des conditions difficiles avec une caméra 16 mm, avec des images inédites du maquis algérien, si le film peut être qualifié, comme Afrique 50, de film collectif, car réalisé à l’écoute des gens, tentant de comprendre ce qu’ils veulent montrer d’eux (112), il n’en véhicule pas moins le discours du FLN-ALN, centré sur la lutte unanime du peuple, allant jusqu’à parler de « génocide », que les historiens (113) français et algériens ont remis en cause depuis. De plus, les soldats de l’ALN sont présentés comme des vainqueurs. Or s’ils le sont psychologiquement, ils ne le sont pas sur le plan militaire. Et que dire de cette fraternisation entre soldats de l’ALN et soldats algériens de l’armée française qui ont déserté, pour le moins mise en scène en partie ? La réalité de la guerre est plus complexe, l’histoire que l’on écrit, même tout de suite, aussi. Le discours contre-propagandiste, parfois lyrique, face à une désinformation officielle, se sert des images de contre-information qui se suffiraient à elles-mêmes, car s’il est vrai que dans la wilaya 1 on reconnaît l’ALN, c’est beaucoup moins le cas pour le FLN et du jacobinisme d’A. Ramdane (114).

Au nom du collectif, certaines images serviront de stock-shot et seront utilisées pour d’autres films. Ce sera le cas pour Djazaïrouna, premier film produit en 1961 par le service cinéma du GPRA et projeté à l’ONU (115). En 1963, dans la première partie de Peuple en marche, réalisé par le Centre audiovisuel d’Alger, centre de formation des futurs cinéastes algériens créé par R. Vautier, de nombreuses images d’Algérie en flammes sont reprises, notamment celles des réfugiés (avec en voix off la parole d’une paysanne chassée de son village), et des morts du village tunisien. La marche a commencé en 1954 et se poursuit avec l’indépendance et au-delà, dans la mémoire des morts. Celle-ci va servir de support à l’histoire officielle du FLN. Avec Algérie en flammes, R. Vautier, caméra au poing, au nom de l’émancipation, s’est alors situé entre images à prendre coûte que coûte et idéologie, convaincu de la force de la masse organisée. Mais ne fallait-il pas « essayer de faire quelque chose (116) » ? Le documentaire Guerre aux images en Algérie (117), produit en 1985 par la Radio Télévision algérienne et la Coop ouvrière Ciné Océanique (Bretagne) éclaire un peu les motivations et les conditions du tournage. Le cœur du film est la reprise dans son intégralité d’Algérie en flammes dans sa version arabe et commentée en off par le cinéaste.

Il affirme : « sans tromperie j’ai essayé de faire passer l’impression qu’était la mienne ». Il poursuit, lui qui n’a jamais porté d’autre arme que sa caméra : « J’ai partagé les marches, les attentes des combattants algériens et je l’ai fait, je dois le dire, sans aucun problème de conscience », car montrer par l’image c’était sa façon à lui de hâter la prise de conscience de l’opinion publique d’une indépendance irréversible malgré la répression, de « hâter la paix ». Des faits, rapportés au début ou à la fin du documentaire, permettent de préciser les relations entre les chefs du FLN-ALN et R. Vautier, partagé entre idéalisme et réalisme :   le fait que des soldats français soient épargnés lors du déraillement s’expliquerait par un imprévu de dynamitage selon le chef de la wilaya et non par « humanisme » selon R. Vautier ; pour autant, le cinéaste ne s’autocensure pas, alors que le lui suggère un responsable FLN, à propos des plans montrant des soldats ALN pleurer à la mémoire de leurs morts, et n’est pas dupe du discours du ministre algérien minimisant son emprisonnement. Si 1957-58 sont bien des années de répression du pouvoir colonial français pour garantir des images au service de sa présence en Algérie, à laquelle R. Vautier échappe, le militant cinéaste, sincèrement acquis à la nécessité de l’indépendance du peuple algérien, donne à voir des images vraies dans un esprit que le FLN-ALN n’a pas ou plus (118).

En 1974, dans la fiction inspirée de faits réels, La folle de Toujane, produite par l’UPCB, R. Vautier intègre de nouveau des plans des victimes du bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef. Il fait le récit d’un jeune instituteur breton, qui, témoin des luttes pour l’indépendance tunisienne et algérienne, prend conscience de la nécessité de la lutte culturelle et économique des « colonisés de l’intérieur » face à un État parisien centralisateur. Le contexte aidant, le cinéaste ajoute au cinéma anticolonialiste le cinéma régionaliste, tout en développant « le cinéma d’intervention sociale (119) », qui consiste à « filmer ce qui est pour agir sur le développement de cette réalité (120). » La démarche de l’utilisation de la caméra réside dans « Je dis ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai », cité quasiment au début de Peuple en marche. L’esprit du cinéma d’intervention sociale était déjà dans Afrique 50 puis dans Un homme est mort. Il aura fallu le tournage dans le maquis algérien en 1958 pour envisager la mise à disposition de la caméra auprès des personnes concernées par le film, les soldats de l’ALN, qui ne filment pas pour Algérie en flammes, mais auxquels il donne une rapide formation pendant le tournage (121). Il ira ensuite encore plus loin avec les ouvriers bretons des années 70, dont l’association aux films en cours de l’UPCB les amèneront à se servir de la caméra pour y intégrer des images (122), dans le but de leur utilisation immédiate, avant même qu’elles ne deviennent des sources pour l’histoire.

Conclusion : la Bretagne ? Une terre ouverte au cinéma !

Dans un article annonciateur et publié en 1958 dans les Annales, l’historien Robert Mandrou, qui appelle de ses vœux une histoire sociale du cinéma, écrit que « les mentalités des hommes du XXe siècle sont directement – et de plus en plus – filles du cinéma ; de ses mirages ; de ses réalismes (123). » C’est pourquoi il souligne l’aspect novateur de Le cinéma ou l’homme imaginaire (124) du jeune sociologue Edgar Morin, à la recherche d’une sensibilité cinématographique collective. Selon l’historien, il semble encore « possible d’affirmer que l’homme de cinéma reste encore, chez nous, aujourd’hui, le cinéma des grandes villes (125). » Il poursuit : « C’est la grande ville qui suscite “la consommation” la plus importante, avec des salles bien équipées qui offrent aux spectateurs un choix, toujours apprécié, sans parler des études et rétrospectives de ses ciné-clubs (126). » Cependant, bien que R. Mandrou (127) fait état de «  l’insuffisance de l’équipement électrique » qui expliquerait une « résistance » bretonne au cinéma, cela ne convient pas ou plus à la Bretagne de 1958.

Si l’implantation des clubs de cinéma amateur est urbaine, le propre des grandes villes et villes moyennes, ce que R. Mandrou n’aborde pas, car les histoires du cinéma ne s’intéressent pas à cette pratique encore récente et déconsidérée dans le milieu cinéphile, il n’en reste pas moins que le réseau des salles, de patronage et laïques, contribue à la diffusion de l’imaginaire cinématographique dans les campagnes. En outre, les amateurs, s’ils sont continuateurs d’une pratique commerciale du cinéma par l’achat de matériel plutôt onéreux et la réalisation de films qui reprennent, plus ou moins adroitement, ce qui domine la production professionnelle des fictions et documentaires (128), ils sont aussi porteurs d’images et de voix qui complètent, nuancent, voire critiquent les images de la Bretagne souvent mises en avant par les professionnels. La télévision, dans un souci de proximité auprès de son public qui ne cesse de croître, va même se rapprocher à partir de la décennie 60 des images subjectives des documentaires amateurs. Mais elle ne diffusera pas, au début de cette décennie, les images de contre-information tournées par Treger Film, sous le coup de poursuites du Centre National du Cinéma pour projection illégale, puis dans les années 70, celles des ouvriers bretons auxquels R. Vautier confie la caméra…

*

Gilles Ollivier est agrégé d’Histoire-Géographie et enseignant dans le Secondaire. Titulaire d’un DEA en 1990, soutenu à l’Université de Rennes 2, avec un mémoire intitulé Du regard à la mémoire. Essai sur l’histoire et la sociologie du cinéma d’amateur, de 1922 aux années soixante, 161 p., il est chercheur associé à la Cinémathèque de Bretagne, dont il est aussi membre du Comité scientifique et d’éthique. Il anime des ciné-conférences et rédige des articles sur l’histoire du cinéma amateur et les films amateurs, sources pour l’historien. Parmi ces articles, on peut citer :
– « Le cinéma amateur : pratiques, patrimoine et identité bretonne », Bretagne plurielle. Culture, territoire et politique (Nathalie Dugalès, Yann Fournis, Tudi Kernalegenn dir.), Rennes : PUR, 2007, pp. 69-94.
– « Portrait de l’amateur en franc-tireur (1). Histoire(s) de l’amateur en cinéma : une figure ordinaire en quête de liberté ? », pp 29-42 ; « Portrait de l’amateur en franc-tireur (2). Histoire(s) de l’amateur en cinéma : une quête de liberté pour un cinéma extra ordinaire ? », pp.43-58, Passage à l’amateur. Enjeux politiques et esthétiques d’un autre cinéma (Yola Le Caïnec, Jean-Louis Comolli, Gilles Mouëllic dir.), Atala, n° 19, Rennes : Lycée Chateaubriand, 2016.

Cet article est issu d’un numéro spécial de En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, consacré à l’année 1958 en Bretagne et vient en complément d’un ouvrage collectif publié sous la codirection d’Erwan Le Gall et François Prigent sur le sujet.
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