Dormir debout au Japon ou quand l’inemuri rend l’aliénation présentable

sieste japon

En Occident, un employé endormi en pleine réunion écope d’un avertissement. Au Japon, il gagne des points. Bienvenue dans le monde déconcertant de l’inemuri – littéralement « être présent tout en dormant » – ou comment le capitalisme tardif a transformé l’épuisement chronique en geste civique.

Derrière la poésie orientale d’un mot ancien se cache une réalité bien moins zen : la normalisation du burn-out en costume trois pièces. L’inemuri, loin d’être une célébration de l’écoute passive ou de la méditation souple, est une forme subtilement mortifère de servitude volontaire. Dormir, oui, mais sans se retirer du champ de la productivité. Le corps s’affaisse, mais l’identité professionnelle veille.

Dans cette société où la ponctualité est une religion et le présentéisme un mètre-étalon de la loyauté, la sieste devient un acte de bravoure. L’ouvrier qui somnole debout dans le métro ne fait pas preuve de faiblesse, il affiche l’héroïsme discret du soldat corporatiste. Il ne dort pas pour se reposer, mais pour survivre à la journée suivante, exactement comme un serveur enchaîne les cafés en fin de service. À une nuance près : ici, on vous félicite pour votre collapsus.

Les entreprises japonaises s’en félicitent d’ailleurs. L’inemuri devient même un outil de branding interne : « Regardez comme nos collaborateurs sont investis, ils s’effondrent sur leur clavier par loyauté ! » L’absurde devient l’étalon de la vertu. Une société qui épuise jusqu’à la moelle ses forces vives mais qui maquille cette cruauté en “culture unique”. C’est du Taylorisme avec un coussin cervical.

Cette mise en scène d’un sommeil utile, d’un repos qui ne dit pas son nom, aurait de quoi séduire les directions RH d’open spaces du monde entier. On imagine sans peine les déclinaisons occidentales : “Dormez agile”, “Nappez votre productivité”, “Power-nap & performance”.

Car ce que l’inemuri révèle, au fond, ce n’est pas seulement une différence culturelle, mais un glissement mondial du travail vers une religion du sacrifice. Moins on dort, plus on est digne. Moins on vit, plus on est rentable. Et dans cet ordre nouveau, la sieste ne libère plus, elle lie. Elle enchaîne avec un oreiller de velours.

Alors non, l’inemuri n’est pas un art subtil. C’est le cauchemar élégant d’un monde où même le sommeil n’est plus un espace privé. Où le repos devient un accessoire de com’, un signe extérieur de zèle, une dernière frontière colonisée par l’obsession d’être utile.

Dormir, c’est encore militer. À condition de le faire les yeux ouverts.

Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.