Mars 2025. Dans le sud de l’Irak, là où le désert efface lentement les souvenirs de l’histoire, une équipe internationale d’archéologues vient de redonner vie à un mythe : celui d’Eridu, la toute première ville bâtie par l’humanité. Longtemps réduite à des mentions dans des tablettes cunéiformes ou à de modestes monticules sablonneux, Eridu vient de livrer ses secrets : plus de 4 000 canaux d’irrigation ont été cartographiés, révélant une organisation urbaine et agricole d’une complexité stupéfiante, vieille de plus de 7 000 ans.
Une cité longtemps enfouie dans le silence
Située non loin de l’actuelle ville de Nasiriyah, dans l’ancienne région de Sumer, Eridu occupe une place singulière dans l’imaginaire mésopotamien. Dans la Liste royale sumérienne, elle est décrite comme la toute première ville à avoir existé après que la royauté « fut descendue du ciel ». On y vénérait Enki (ou Ea), dieu de l’eau, de la sagesse et de la création. Pourtant, jusqu’à récemment, Eridu restait peu étudiée, considérée comme un site secondaire face à des cités plus riches en vestiges comme Ur, Lagash ou Uruk.
C’est un pari presque audacieux qu’ont fait les archéologues en reprenant les fouilles sur ces tertres ingrats que le vent semblait avoir oubliés. À l’aide de relevés LIDAR, d’imagerie satellitaire et d’enquêtes de terrain, ils ont révélé une réalité stupéfiante : un réseau de plus de 4 000 canaux, certains longs de 9 kilomètres, alimentant des centaines de micro-fermes organisées autour d’un noyau urbain sacré.
Le génie hydraulique sumérien
Ce réseau, à la fois dense et hiérarchisé, constitue la plus ancienne infrastructure agricole connue à ce jour. Selon les chercheurs, ces canaux permettaient de gérer les crues du fleuve Euphrate, d’irriguer les champs et d’alimenter la ville en eau potable. Ce qui frappe, c’est la précision géométrique du tracé : les canaux principaux convergent vers le centre cérémoniel de la ville, structurant l’espace comme une extension de l’ordre cosmique que les Sumériens associaient à l’eau.
Les archéologues ont aussi identifié plus de 700 parcelles agricoles, chacune reliée à ce réseau, attestant d’une organisation sociale structurée autour d’un système de redistribution. « Il ne s’agit pas d’un village agrandi, mais bien d’une ville conçue comme telle dès son origine », souligne la professeure Rachel Mézin, spécialiste du Proche-Orient ancien à l’université de Strasbourg.
Une reconstruction du temple d’Enki
Parmi les découvertes majeures figure la restitution partielle du temple d’Enki, dont les fondations en briques crues ont été relevées au cœur de l’ancienne cité. Grâce à des fragments de céramique, des sceaux-cylindres et quelques bas-reliefs, les chercheurs ont pu en reconstituer les contours : un bâtiment à trois niveaux, surélevé, qui surplombait la plaine. Il s’agit du prototype du ziggurat, cette architecture sacrée qui marquera toute la Mésopotamie.
Le temple reconstitué en 3D à partir des données du site a permis d’éclairer les rituels sumériens primitifs, centrés sur l’eau, les offrandes et la médiation entre les hommes et les dieux. On y trouve les prémices de pratiques sociales codifiées : gestion des récoltes, rites de fertilité, administration proto-bureaucratique. Eridu n’était pas seulement un lieu d’habitation, c’était un centre spirituel et politique, une matrice urbaine.
Une ville entre mythe et mémoire
Ce qui rend Eridu si fascinante, c’est sa position à la lisière du mythe et de l’archéologie. Pendant longtemps, les récits de la Liste royale ou des épopées mésopotamiennes avaient relégué cette ville aux marges de l’histoire, presque comme une Babylone imaginaire. Mais la science vient aujourd’hui confirmer l’intuition des anciens : Eridu fut bien la première tentative humaine de bâtir une société organisée, sédentaire, hydrauliquement contrôlée.
C’est peut-être pour cela que les Sumériens la considéraient comme le point zéro de la civilisation. À Eridu, on ne trouve pas encore d’écriture formalisée, mais les premières traces d’une gestion collective, d’une division du travail, d’un pouvoir centralisé. Ici naît l’idée même de ville — non comme simple agglomérat d’habitations, mais comme système.
Les défis de la préservation
Les découvertes d’Eridu posent cependant un immense défi : comment protéger un site aussi vaste, aussi ancien, dans une région politiquement instable, soumise au vandalisme, aux trafics et au réchauffement climatique ? Les autorités irakiennes, en collaboration avec l’UNESCO, envisagent de classer l’ensemble du bassin d’Eridu au patrimoine mondial, et de créer un parc archéologique pilote, avec un musée in situ et des laboratoires de conservation.
Mais le temps presse : le fleuve change de lit, les vents déplacent les dunes, et les zones alentour restent minées ou sous contrôle de milices locales. « Nous marchons sur un trésor, mais aussi sur un fil », résume Ahmed al-Moussawi, responsable du département des antiquités de Dhi Qar.
Une leçon pour le présent
Redécouvrir Eridu, c’est aussi interroger notre propre modernité. Dans cette ville née de la maîtrise de l’eau et du sol, l’humain a pour la première fois tenté d’inscrire dans la durée un projet collectif. À l’heure où les mégapoles contemporaines s’étendent sans boussole, Eridu rappelle que l’urbanité peut être un art du lien — avec la terre, les autres, les dieux. Et que les civilisations, si anciennes soient-elles, ne parlent pas seulement du passé : elles interrogent ce que nous voulons devenir.