Derrière la nouvelle affaire chaude, en l’occurence Gannat et le hashtag #MontronsLeReel, il y a, bien plus qu’un énième épisode de polarisation. Il se joue quelque chose de plus profond, une guerre des réalités où chaque camp prétend posséder le monopole du réel tandis que le politique s’efface en tant qu’espace commun.
Vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au delà (Pascal, Pensée n° 294)
Si la recherche et l’exigence de vérité imposent de ne pas confondre le réel — brut, indifférent, opaque — et la réalité, toujours narrée, interprétée, découpée, le drame actuel vient précisément de cette confusion : chacun prétend montrer le réel, alors qu’il ne montre qu’une réalité parmi d’autres — découpée, montée, scénarisée.
C’est dans cet écart que les réseaux sociaux, mais aussi les grands médias, fabriquent un climat que l’on pourrait appeler – faute de mieux – un « fascisme doux de la communication » ; autrement dit, une pression subtile, diffuse, constante, qui enferme les citoyens dans des bulles émotionnelles, des récits pré-écrits, des indignations instantanées.
On atteint ici un sommet avec le hashtag #MontronsLeReel, qui signifie en substance : NOUS (mais qui, au juste ?) allons nous unir pour « montrer le réel » que LES AUTRES – la pensée dominante et les médias de gauche – déformeraient en permanence. NOUS sommes donc le RÉEL, et tous les autres ne sont que le mensonge, la fiction, le danger. Autrement dit, #MontronsLeReel exemplarifie l’illusion qu’un camp pourrait s’identifier purement et simplement au réel lui-même en disqualifiant ipso facto tout point de vue qui ne lui ressemble pas.
Cette guerre de monstration du réel, cette guerre des réels, laisse pourtant sur le bord du chemin une immense frange de la population française, ce que nous pourrions appeler des « sensibilités orphelines ». Ce sont des citoyens français, âgés de 25 à 100 ans, ni RN ni Terra Nova, ni identitaires ni progressistes radicaux, politiquement attachés au bien commun national, socialement à l’écoute des autres et de leur fragilité, culturellement attachés à une continuité française – teintée peu ou prou d’héritage chrétien – et pourtant étranglés par un système médiatique qui ne les représente plus.
Ils ne se retrouvent plus que fort partiellement dans les partis et les modes de communication existants. Car des freins salutaires en eux les empêchent de se laisser entraîner dans ce sport comportemental devenu si courant : fuir un réel jugé désagréable, intolérable parce que frustrant – pour des raisons multiples chez chaque individu (sociales, économiques, psychologiques, relationnelles). Le système des “réels” leur offre alors la possibilité illusoire de transgresser l’authenticité du réel en le remplaçant par leur réalité, moins frustrante, plus conforme et flatteuse. C’est précisément à cette substitution qu’une partie importante de la population résiste silencieusement, sans toujours trouver les mots pour le dire tandis qu’ils font face à un vacarme de plus en plus violent.
C’est cette faille structurelle au cœur du paysage politique, technique et médiatique contemporain que cet article tente de décrire.
Quand le politique ne constitue plus un « nous »
De la Libération jusqu’au milieu des années 1990, la politique a tenu lieu d’espace commun. On pouvait s’y affronter, mais à l’intérieur d’un cadre partagé où partis, syndicats, institutions, presse de référence fixaient un horizon, des repères, un langage. À partir de la fin des années Chirac et plus encore sous Sarkozy, Hollande puis Macron, cet espace s’est peu à peu délité ou trouvé délégitimé. L’abstention explose, les partis de gouvernement se sont effondrés, les colères surgissent par vagues, la suspicion envers les médias devient réflexe. La structure symbolique qui faisait tenir ensemble la collectivité nationale se fissure de toutes parts.
Dans ce vide, la légitimité ne repose plus d’abord sur des programmes, mais sur la prétention à révéler la réalité vraie. Chaque camp vient dire : « Je te montre enfin ce que les autres cachent. » Dans l’affaire Gannat, cette logique saute aux yeux. Pour les uns, il « montre le réel » d’une immigration incontrôlée et d’un État absent ; pour les autres, il fabrique une illusion dangereuse, un récit victimaire au service d’une stratégie identitaire. Chacun a sa vidéo, ses preuves, son réel.
« Ce que je montre, c’est le réel » – anatomie d’un mécanisme
Au cœur de ce fascisme doux, il y a une phrase implicite, rarement formulée, mais continuellement à l’œuvre : « Ce que je montre, c’est le réel ». Elle repose sur un mécanisme presque toujours identique, que l’on retrouve aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, au centre ou dans certains grands médias – parfois avec les meilleures intentions du monde, ce qui ne le rend pas moins problématique, car l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Tout commence par un cadrage. On choisit un lieu, un moment, un angle. On isole un fragment du monde : un groupe de migrants devant un supermarché rural, un contrôle de police brutal, une humiliation en préfecture, une agression spectaculaire. Ce fragment devient symptôme. Il ne s’agit plus de raconter une scène, mais d’en faire la scène qui révèle tout le reste.
Un dispositif technique a joué un rôle décisif dans cette mutation : l’essor, à partir de 2018-2020, des vidéos courtes de type reels. Popularisés d’abord par TikTok, puis massivement imposés à partir de l’été 2020 par Instagram et, dans la foulée par Facebook, puis imités partout, ces formats verticaux de quelques secondes ou dizaines de secondes sont conçus pour être consommés en rafale, dans une boucle infinie. Ils imposent un tempo, une durée, une dramaturgie : il faut accrocher en une seconde, choquer, faire rire ou indigner très vite, sous peine de disparaître d’un simple glissement de pouce. Ce cadre n’est pas neutre. Il pousse à extraire du réel des fragments maximaux d’intensité – cris, coups, insultes, pleurs – qui se prêtent à la mise en boucle et à la viralité. D’où la guerre des réels (reels) en cours qui s’aggrave et dégénère.
Les médias chauds – TikTok, Reels, stories, vidéos virales – procurent alors une illusion de présence. On entend des voix, des cris, des pleurs, on voit des uniformes, des visages, des gestes arrachés à leur contexte. La sensation de « y être » produit un effet de vérité immédiat : si je le vois, c’est que c’est vrai. On ne se demande plus ce qui a précédé, ce qui a suivi, ni combien de scènes inverses ou simplement ordinaires coexistent avec celle-là. L’image apparaît comme transparente, alors qu’elle est déjà un choix, un montage, une sélection – et, de plus en plus, un produit calibré pour tenir dans le moule du reel.
Vient ensuite la légende, explicite ou implicite. « Voilà ce que l’immigration fait à la France. » « Voilà comment la police traite les jeunes racisés. » « Voilà ce que subissent les sans-papiers. » « Voilà la réalité du pays. » On glisse insensiblement du « ceci est une scène » au « ceci est la vérité du réel ». La vidéo n’est plus un document parmi d’autres, mais une preuve générale.
C’est là que le mécanisme devient symétrique. À partir d’un exemple extrême, justement choisi parce qu’il est extrême, certains concluent que « la France est en train de se faire envahir » tandis que d’autres répètent que « la France, les Français et “l’homme blanc” sont fondamentalement racistes ». Dans les deux cas, un fragment est promu au rang d’essence ; ce morceau de réel devient le réel. Le cas particulier est présenté comme typique, révélateur, emblématique. Une expulsion injuste suffit à déclarer que la France est raciste, quelques Afghans dans un village à affirmer que « les migrants musulmans refusent de s’assimiler », une bavure à décréter que « la police est violente par nature », une fausse accusation à conclure que « les victimes mentent toujours ».
Enfin, les algorithmes viennent fermer la boucle. Ils amplifient les contenus qui choquent, indignent ou émeuvent. Plus un extrait suscite de réactions, plus il est poussé. Les fils d’actualité se remplissent de séquences similaires. Chaque utilisateur est plongé dans un bain d’images qui confirment et confortent son opinion de départ. Chacun finit par habiter un pays imaginaire, composé d’exceptions promues au rang de règle. La guerre des réalités devient une guerre des bulles – et le reel en est le format emblématique, à la fois technique, économique et affectif.

L’artificialisation du pluralisme – copinage culturel, rentes médiatiques et Ancien Régime institutionnel
Cette guerre des réalités ne se déroule pas dans un vide institutionnel. Elle prospère au contraire sur un terrain déjà biaisé, où le pluralisme affiché tient souvent du trompe-l’œil. Derrière la façade d’un service public culturel neutre se déploie un écosystème complexe, où les baronnies locales, les copinages culturels, les financements croisés et les circuits de cooptation tendent à favoriser les mêmes structures, les mêmes acteurs, les mêmes esthétiques. La culture devient alors moins un espace de contradiction et d’émancipation qu’un instrument de gestion du consensus, qui reconduit un entre-soi social et idéologique.
La situation n’est guère plus réjouissante du côté de la presse. Le pluralisme souffre d’une concentration extrême des aides publiques au bénéfice de quelques groupes industriels, bancaires ou financiers. Les centaines de médias indépendants, territoriaux, associatifs, pourtant reconnus et qualifiés, se partagent des miettes, voire rien. De là naît le sentiment diffus que le pluralisme officiellement défendu par l’État ressemble davantage à un casting convenu qu’à la diversité réelle des opinions françaises. On donne l’impression de couvrir tout le spectre, de l’extrême gauche à l’extrême droite, mais à l’intérieur d’un périmètre défini par quelques grands acteurs adoubés qui artificialisent les opinions.
Pour une exploration précise de ces mécanismes, je renvoie le lecteur à l’un de mes précédents articles (Culture figée, pluralisme trafiqué : la panne démocratique d’une administration hors sol)
Les sensibilités orphelines et la parenthèse macronienne
C’est dans ce décor que surgit la figure des sensibilités orphelines. Elles sont probablement majoritaires, mais n’ont plus d’adresse politique claire. Elles conjuguent une sensibilité sociale réelle – inspirée de la gauche sociale, du catholicisme social, des traditions gaullistes de justice et de solidarité – avec un attachement culturel non agressif : à la langue, aux paysages, aux coutumes, aux rythmes du calendrier, aux repères chrétiens comme matrice culturelle plus que comme dogme. Elles se montrent inquiètes devant les replis communautaires, le segment d’immigration musulmane travaillée par l’islamisme politique, autrement dit anti-chrétien et anti-démocratique, sans pour autant basculer dans le rejet global ou le fantasme racial. Elles acceptent pleinement l’immigration asiatique (avec leurs spiritualités diverses) ou africaine (chrétienne) mais aussi musulmane dès lors que chacun s’assimile, autrement dit, au sens civique et humaniste du terme : des concitoyens qui respectent les lois, la liberté des autres, la pluralité des modes de vie, des arts de vivre, sans même penser à imposer leur héritage d’origine.
Une partie d’entre elles a cru à la promesse macronienne. On leur annonçait le dépassement du clivage gauche / droite, l’intelligence, la modernité, l’ambition européenne. Elles ont cru voir revenir, sous une forme contemporaine, un personnalisme politique quelque part entre Mounier et Malraux : une politique centrée sur la personne, la dignité, les liens, la culture. Elles ont découvert, au fil des mandats, un horizon néolibéral centré sur l’« homme nu », cet individu abstrait, performant, ajustable, mobile, perpétuellement sommé de se réformer lui-même au gré des réformes du moment. La communication a souvent pris le pas sur la délibération, la réforme sur le projet, la technocratie sur le débat civique. Quant à la continuité culturelle française, elle a souvent été traitée avec une condescendance à peine voilée, comme si l’attachement à des formes héritées n’était plus qu’une pathologie réactionnaire.
Ces sensibilités orphelines se sentent aujourd’hui trahies au plan social, incomprises au plan culturel, méprisées lorsqu’elles expriment une inquiétude qui n’est pas haineuse. Comme il n’existe plus de parti pour celles qui se retrouvaient auparavant entre le gaullisme social et la gauche réformiste, non marxiste et non communautariste, cette sensibilité diffuse n’a plus de maison. Elles se dispersent au gré des scrutins, tantôt à gauche, tantôt à droite, parfois vers l’abstention. Ces sensibilités forment pourtant l’un des enjeux décisifs des années à venir. Leur maintien et leur affirmation me semble même un des moyens de sauver la démocratie française.
Trois fascismes de communication…
Ces sensibilités orphelines tentent de résister au triangle infernal de trois fascismes de communication qui se disputent leurs affects, leurs peurs, leurs espoirs afin de les attirer dans leurs filets.
Le premier est le fascisme doux néolibéral moral. Le centre gestionnaire – adossé aux grands médias qui sont subventionnés par la Direction des médias du ministère de la Culture – dramatise en permanence l’actualité, tout en présentant ses choix comme les seuls raisonnables, responsables, sérieux. Toute contestation est aussitôt rangée du côté du populisme, de l’irrationalité ou de l’extrémisme. Une forme de surmoi moral discret s’installe : si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous pensez mal.
Face à lui, le fascisme émotionnel psychique de l’extrême droite transforme chaque fait divers en apocalypse identitaire. Chaque agression devient la preuve du « grand remplacement », chaque échec d’intégration, celle de l’impossibilité de toute assimilation ; la moindre critique adressée au RN ou aux courants identitaires serait la preuve d’un complot du « système » contre le peuple. Ici, la décomplexion se fait par la peur. On vous autorise à dire tout haut ce que vous avez longtemps ravalé, à céder à la tentation du rejet global, à rêver d’un retour brutal à un ordre fantasmé où tout le réel serait d’une merveilleuse simplicité.
De l’autre côté, le fascisme émotionnel doctrinal de l’extrême gauche érige chaque injustice en démonstration que la France, les Français, voire l’homme blanc, est structurellement capitaliste, raciste, patriarcale, fasciste en puissance – bref, « dégueulasse ». La moindre interaction problématique devient la preuve que « le système » est irrémédiablement gangrené. La décomplexion, cette fois, se fait par la colère. Il ne s’agit plus de se défaire d’une culpabilité excessive, mais d’assumer une haine sans nuance du « capitalisme », « patriarcat », des « dominants », de la police, de la bourgeoisie, des « réacs ». Et si vous ne partagez pas exactement sa position, le gauchiste commence à vous traiter de « suspect » avant de « traitre » puis de « fasciste ». CQFD.
Ainsi, le centre moralise, les extrêmes décomplexent, mais ni l’un ni les autres ne produisent une pensée plus fine et stimulante. La moralisation centrale n’élève pas le débat, elle culpabilise ; la décomplexion extrême ne l’approfondit pas, elle autorise l’explosion de convictions simplistes. Dans les deux cas, la politique est réduite à des affects élémentaires : culpabilité d’un côté, ressentiment de l’autre. Chaque camp se nourrit de l’autre, se justifie par l’autre, jusqu’à la nausée. Pendant ce temps, la majorité orpheline attend autre chose qu’un sermon ou une catharsis.
Sortir de la guerre des réalités : quatre chantiers
Sortir de cette guerre des réalités ne se fera ni par un mot-dièse supplémentaire ni par un sursaut moral incantatoire. Cela suppose au moins quatre chantiers.
Le premier consiste à réhabiliter le temps long et le doute. Il faut rappeler que toute vidéo est un cadrage, non le monde lui-même ; remettre au centre l’enquête, la contradiction, la possibilité de suspendre son jugement. Accepter de dire parfois : « Je ne sais pas », « je ne suis pas sûr », « j’ai besoin d’en voir plus. » Tant qu’une séquence de trente secondes pourra se faire passer pour la réalité tout entière, la guerre des réalités se poursuivra.
Le second chantier vise à réinventer un pluralisme réel. Il suppose de soutenir concrètement les médias autonomes, associatifs, locaux, non alignés sur les grands groupes, de retirer – ou de repenser radicalement – la gestion des aides à la presse telle qu’elle est aujourd’hui enfermée dans un ministère de la Culture captif de sa technostructure, et d’intégrer enfin les éditeurs de taille moyenne et territoriaux dans la définition même du pluralisme. Tant que le pluralisme sera administré par une direction des Médias verrouillée, la majorité orpheline n’y verra qu’un théâtre centralisé, et non le miroir éclaté de ses contradictions.
Le troisième chantier consiste à redonner droit de cité aux citoyens composites. Il s’agit de reconnaître qu’on peut être socialement de gauche sans adhérer aux récits culpabilisants d’une certaine gauche, qu’on peut être attaché à la continuité culturelle sans être un identitaire halluciné, qu’on peut être inquiet sans être anti-musulman, hospitalier sans être naïf, ferme sans être haineux. Il ne s’agit pas d’inventer un nouveau label marketing pour la « majorité silencieuse », mais de rendre visibles et légitimes ces trajectoires intérieures complexes que le débat public tend à mépriser et à caricaturer.
Enfin, le quatrième chantier touche aux architectures mêmes des réseaux sociaux. Il faudra bien, tôt ou tard, mettre au pas ces dispositifs qui fonctionnent comme des laboratoires skinnériens à ciel ouvert. L’infinite scrolling, l’autoplay, les notifications en rafale, les fils infinis calibrés à l’engagement ne sont pas des options anodines. Ce sont des dispositifs de conditionnement opérant, fondés sur des récompenses variables, des boucles dopaminergiques, une capture systématique de l’attention. On ne sortira pas du fascisme doux en laissant intactes les machines qui le distillent en continu.
Concrètement, cela suppose d’envisager non des chartes molles, mais des interdictions ou des encadrements stricts tels qu’obliger à une fin de page, à une action explicite pour aller plus loin ; limiter, voire bannir certaines formes de recommandation purement fondée sur l’engagement pour les contenus d’actualité et politiques ; proscrire les architectures les plus addictives pour les mineurs ; introduire des frictions, des rappels, des seuils, des pauses forcées. Il ne s’agit pas de moraliser Internet, mais de repolitiser la technique car ces architectures déterminent notre rapport au temps, au réel, aux autres.
Au milieu de la mitraille, ce que cet article se verra reprocher
Il est aisé d’anticiper les reproches que suscitera ce texte. Les antiracistes radicaux diront qu’il symétrise des violences qui ne le sont pas et minimise le racisme structurel. Les identitaires lui reprocheront de relativiser les effets de l’immigration et de ne pas assumer jusqu’au bout le discours sur l’identité. Les macronistes verront dans la critique de l’Ancien Régime administratif et des rentes médiatiques une forme de complotisme soft. Les militants de chaque bord estimeront qu’on trahit leur cause en les présentant comme pris, eux aussi, dans des fascismes de communication.
Il faut pourtant maintenir le diagnostic. Le fascisme doux n’est pas un projet explicite, mais une ambiance générale, un régime de communication où l’image prime sur le texte, l’affect sur l’argument, la moralisation sur la délibération, l’algorithme sur le jugement. Reconstituer un espace commun ne signifie pas nier les conflits ; cela signifie redonner une voix à cette majorité composite – sociale et attachée, inquiète et compatissante – qui refuse que son expérience soit confisquée par ce ternaire fasciste de communication qui prétend aujourd’hui avec son mode opératoire monopoliser le réel.
Le véritable danger est là : non seulement dans les contenus, mais dans le lieu même où se fabrique et s’échange ce que nous appelons le réel. Le cadre de l’information – ses formats, ses rythmes, ses architectures techniques – peut devenir, non de nature mais de texture, fasciste. Au sens où l’entendait Roland Barthes lorsqu’il écrivait : « la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, mais d’obliger à dire. » Autrement dit, ce qui importe n’est pas seulement ce que l’on dit, mais la forme d’injonction qui pèse sur la parole, la manière dont un dispositif nous force à parler d’une certaine façon, dans un certain tempo, selon certains codes.
Longtemps – jusqu’à la fin du XXe siècle grosso modo – le cadre de l’information était tramé par une étoffe faite de lenteur relative, de médiations, de contraintes techniques et esthétiques qui, malgré leurs biais, introduisaient des freins, des paliers, des délais. C’était une manière, imparfaite mais réelle, de contenir ce fascisme latent de la langue, de le neutraliser partiellement par des contre-formes que sont l’argumentation, le montage, l’édition, la vérification, la confrontation.
Aujourd’hui, tout se passe comme si ce cadre médiatique où nous parlons du réel se reconfigurait pour devenir, dans sa forme et sa trame même, favorable à une manifestation fasciste de la langue : obligation de réagir, de se prononcer, de se positionner, de “montrer le réel” en quelques secondes, sous peine de disparaître du flux (incessant). L’infrastructure des médias chauds ne se contente pas d’accueillir la parole ; elle l’oriente, la comprime, l’excite, la polarise. Elle ne nous empêche pas de dire : elle nous oblige à dire vite, fort, contre, pour.
Si un horizon politique demeure possible, il nécessite de réinventer des lieux, des formats, des architectures techniques où la langue puisse redevenir autre chose qu’un véhicule d’injonction. Tisser à nouveau une étoffe techno-esthético-spirituelle qui permette de parler sans être sommé de hurler, de voir sans être obligé de juger instantanément, de débattre sans être réduit au réflexe d’appartenir à un camp. C’est à cette condition seulement que nous pourrons desserrer l’étreinte du fascisme doux des médias chauds et rendre au réel ce qu’il demande d’abord : du temps, du silence, et un peu de courage intérieur pour se retenir de répondre immédiatement à tout.
Mais ce chantier ne va pas sans un autre, coessentiel : à l’heure de l’IA omniprésente, il nous faut réapprendre à distinguer ce qui relève du réel, ce qui relève de la réalité, de ce qui relève de la fiction et surtout nommer ce nouvel avatar de leur hybridation, ce qui résulte de leur fusion : un continuum d’images, de récits et de simulations qui imitent le réel au point de le recouvrir. Tant que ce tertium restera indéfini, il continuera de faire passer pour réalité ce qui n’est qu’un produit de nos dispositifs – et d’offrir au fascisme doux un terrain sans résistance.
« Innombrables sont nos voies, et nos demeures incertaines. Tel s’abreuve au divin dont la lèvre est d’argile. Vous, laveuses des morts dans les eaux-mères du matin – et c’est la terre encore aux ronces de la guerre – lavez aussi la face des vivants ; lavez, ô Pluies ! la face triste des violents, la face douce des violents… car leurs voies sont étroites, et leurs demeures incertaines.
(Extrait de Pluies VII de Saint John Perse)
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Le cas Léa Salamé, symptôme en temps réel
Au moment où ces lignes sont écrites, la campagne de critiques qui vise Léa Salamé depuis son arrivée au 20 h de France 2 fournit un cas d’école de cette guerre des réalités et du fascisme doux des médias chauds.Le cas Léa Salamé donne ainsi à voir, en temps réel, le diagnostic développé dans cet article. Une démocratie qui ne sait plus traiter politiquement ses désaccords en vient à régler ses comptes à travers des guerres d’images et des persécutions symboliques. Le fascisme doux des médias chauds ne se contente pas de polariser l’opinion, il fabrique des victimes expiatoires à la mesure de notre incapacité à faire encore de la politique une maison commune.
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