Comment parler de la Shoah ? Comment dire l’enfer ? Primo Levi, David Rousset, Robert Antelme, entre autres, ont décrit et écrit l’abomination des camps et de la déportation dans des livres inoubliables, « ces chefs-d’œuvre de littérature débarrassés de toute littérature » comme le dit si justement Edgar Morin. Un autre de ces témoins de l’holocauste, Jean-Claude Grumberg, fils et petit-fils de déportés, a pris le parti d’écrire sur la Shoah sous la forme d’un conte: La plus précieuse des marchandises. Grumberg raconte à sa manière l’indicible et l’horreur pour transmettre la douleur et le deuil sans fin et sans fond des rescapés du plus grand massacre antisémite de tous les temps.
Grumberg s’explique sur ce choix formel : « Un conte n’est pas historique, c’est quelque chose d’intemporel. On ne peut pas dire en détail les choses. Le conte permet, d’abord d’aller vite. On n’est pas là pour assommer les gens, c’est l’histoire que l’on raconte qui peut les assommer. Mais le ton que vous devez avoir dans le conte, c’est un ton retenu. Il dit tout sans le dire. Il laisse deviner les choses. » Marguerite Yourcenar l’écrivait aussi : « L’atrocité n’est jamais plus affreuse que montrée dans ses moments les plus modérés. »
Les premiers mots du texte de Jean-Claude Grumberg sont donc ceux du conte : « Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron. Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! Pas du tout. Moi-même tout comme vous, je déteste cette histoire ridicule. Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants, faute de pouvoir les nourrir ? Allons… » L’ironie grinçante et l’humour noir de Grumberg affleurent déjà, qu’il distillera tout au long du texte. « Dans ce grand bois donc, régnaient grande faim et grand froid. Surtout en hiver. En été une chaleur accablante s’abattait sur ce bois et chassait le grand froid. » La réalité tragique de l’Histoire, celle qui s’écrit avec une grande hache comme disait Georges Perec, vient alors se mêler d’entrée au conte: « La faim, elle, par contre, était constante, surtout en ces temps où sévissait, autour de ce bois, la guerre mondiale. La guerre mondiale, oui oui oui oui oui. »
Pauvre bûcheron s’échinait sous le joug d’un envahisseur, « à des travaux d’intérêt public », et pauvre bûcheronne travaillait dur à ramasser la maigre pitance et subsistance de son misérable foyer à l’orée de la forêt inhospitalière, touffue, mystérieuse et pleine d’ombres menaçantes. Une forêt oppressante et sombre où œuvraient d’autres bûcherons malfaisants, alliés aux « chasseurs de sans-cœur », ceux-là qui voudront faire un sort à un petit être lancé par une main captive à travers le grillage d’un wagon du « train de marchandises » remplis de ses fournées de condamnés, « de Pithiviers à Drancy », traversant en deux sens la forêt ténébreuse chaque jour que fait le diable.
Enveloppé d’un riche châle brodé, et trouvé sur le bord enneigé de la voie ferrée par pauvre bûcheronne, l’enfant est un cadeau du ciel pour la pauvre femme que son mari, entêté bûcheron, n’a jamais voulu ou pu lui donner. Rouhrele, ou Rose est le nom de ce mystérieux don de Dieu, sœur jumelle d’Hershele, ou Henri, « deux petits êtres déjà juifs, déjà fichés, déjà classés, déjà recherchés, déjà traqués », enfants de Dinah, juive roumaine que le wagon à bestiaux de ce « train de marchandises » emmène au bout de l’enfer dans un voyage sans retour.
Son époux qui a eu le geste sacrificiel d’abandonner le nourrisson à un sort inconnu sauvera-t-il de la mort la petite Rose, condamnée à disparaître si elle reste dans ce wagon plombé, « le seau sur la paille dans un coin et la honte, la honte partagée, la honte voulue, prévue par ceux qui les expédiaient on ne sait où » ? L’abandonner à une main étrangère et secourable est l’unique issue et le dernier miracle à entrevoir pour ce père désespéré. Voilà bien un signe des « dieux du train » pour la pauvre bûcheronne qui recueillera, émerveillée, la faible créature contre la volonté du pauvre et timoré bûcheron. « Cela ne peut être ni mon, ni ton petit ange ! C’est un rejeton de la race maudite ! Ses parents l’ont jeté du train car ce sont des sans-cœur ! Ne sais-tu pas qu’on n’a pas le droit de cacher des sans-cœur ? Ils ont tué Dieu. » lui hurle-t-il.
Bravant l’ire et l’aveuglement de pauvre bûcheron, pauvre bûcheronne serrera l’enfant contre son sein desséché et son cœur gonflé d’amour, et chaque soir s’endormira « son bébé bien serré dans ses bras, du sommeil des justes, enveloppé dans le châle féérique, là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l’Éden des heureux de ce monde, tout là-haut là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères. » Pauvre bûcheron cédera pourtant, gagné par l’émotion, à l’instant où « petite marchandise » agrippée à sa jambe pour se mettre debout pour la première fois, chancelante et joyeuse, le fera chavirer de tendresse et le foudroiera d’un bonheur inédit, infini, miraculeux.
D’autres trains passeront et repasseront, sans jamais laisser choir d’autres « marchandises » sur le bord de la voie. Le train de pauvre bûcheronne, désigné comme convoi 49 par la bureaucratie de la mort, parti de Bobigny-Gare, près de Drancy-Seine, le 2 mars 1943, arriva le 5 mars au matin au cœur de l’enfer, son terminus. […] C’est ainsi que Dinah, dite Diane sur ses papiers provisoires, et son tout nouveau livret de famille, et son enfant, Henri, frère jumeau de Rose, s’affranchirent de toute pesanteur en gagnant les limbes du paradis promis aux innocents. Le papa, malheureux rescapé survivant à Dinah et Rouhrele, ira tondre « les milliers de crânes livrés par des trains de marchandises venant de tous les pays occupés par les bourreaux dévoreurs d’étoilés. »
Vivre, survivre pourtant, en dépit de tout : la petite graine de l’espoir et de la vie continuera à pousser en lui, « malgré le passé, malgré le souvenir de l’acte insensé qui lui avait valu que sa chère et tendre ne lui jette plus un regard, sans qu’il ait même pu tenir serré contre sa poitrine son jumeau restant avant qu’ils ne se quittent pour toujours et à jamais. »
Il retrouvera l’autre jumeau, pourtant, une fois la guerre finie, quand les « vert-de-gris » auront fui et laissé la place aux « étoilés de rouge ». Pauvre bûcheronne et la petite fille, joyeuse, babillante et rayonnante, seront là dans ce camp de regroupement tenu par les vainqueurs, vendant les fromages du lait de la chèvre qui avait nourri et sauvé l’enfant par la grâce et le cœur d’un chasseur solitaire, gueule cassée, « front cabossé », qui protégea dans la forêt la maman et la fillette, un homme des bois providentiel qu’un jour une poignée de « soldats rouges couchèrent au sol d’une rafale de mitraillette ». Pauvre bûcheronne et la fillette perdaient dans cet inutile et imbécile meurtre de la guerre l’homme à la chèvre, leur sauveur.
Ce conte est la manière de Jean-Claude Grumberg de nous dire combien la vie est « la plus précieuse des marchandises ». Il en garde la loi du genre : la foi et la bonté opposées à la cruauté et au sadisme. La violence est montrée sans ambages, les crânes sont fracassés, les corps mitraillés, le sang coule et gicle. Et l’amour survit toujours dans un maelström de haine et de noirceur. Toute la typologie du conte est là.
Un conte s’achève toujours avec une morale, ou une vérité. N’y en a-t-il qu’une d’ailleurs dans ce bref et bouleversant texte ? Plutôt deux ou trois en une : « Nul ne peut rien gagner en ce bas monde sans consentir à y perdre un petit quelque chose, fût-ce la vie d’un être cher, ou la sienne propre. » Et puis « voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L’amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, l’amour qui fait que la vie continue. » Grumberg pourrait aussi faire sien le fameux et beau mot de Malraux : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. »
À tout prendre, ce conte n’est pas un conte : en « appendice pour amateurs d’histoires vraies », ajoute Jean-Claude Grumberg, le « Mémorial de la déportation des juifs de France » établi par Serge Klarsfeld en 1978, révèle « qu’Abraham et Chaja Wiesenfeld, ainsi que leurs jumelles Fernande et Jeannine, nées à Paris le 9 novembre 1943, quittèrent Drancy le 7 décembre de cette même année 1943, soit vingt-huit jours après leur naissance ». Abraham, le père, et Jeanine, la petite jumelle, ont survécu tous les deux grâce à la plume d’un écrivain qui a choisi la forme toute simple du conte populaire pour nous rappeler l’horreur du plus grand ethnocide de l’Histoire.
Un livre magnifique et terrible, à mettre entre toutes les mains, et d’abord celles des enfants.