Twin Peaks est la mère de toutes les séries. Elle conjugue un subtil soap opera à une enquête à suspens, mêlant fantastique, science-fiction, métaphysique : une synergie presque parfaite enveloppée par la vision esthétique de son génial créateur. Avec Twin Peaks, David Lynch nous plonge dans un abîme de sensations, d’obsessions, de questions qui nous envoûtent. La troisième saison de sa série culte, diffusée l’année dernière, a poursuivi le chemin emprunté 26 ans plus tôt par les deux premières parties de Twin Peaks, confirmant qu’elle reste un véritable vecteur de transformation de la télévision. Jean Foubert, historien de l’art et du cinéma, spécialiste de l’œuvre de David Lynch, décrypte la fabuleuse série dans Twin Peaks et ses mondes, paru aux éditions L’Harmattan. Entretien avec un expert passionné, qui prolonge les questionnements vertigineux issus de Twin Peaks. « Les films de David Lynch tournent autour d’un secret irreprésentable »
Vous avez écrit un premier livre sur David Lynch (L’art audio-visuel de David Lynch, éd. L’Harmattan, 2009) dans lequel vous évoquiez déjà Twin Peaks. Comment avez-vous envisagé ce nouveau livre sur le sujet ? Twin Peaks et ses mondes est-il plus personnel ?
Jean Foubert – Le premier faisait suite à un séjour à l’université de Berkeley donc c’était un travail plus théorique, plus cérébral. Là, j’ai vraiment voulu quelque chose qui soit de l’ordre du physique, de la sensation, dans les émotions, plus intime. Il s’agissait d’apporter un angle personnel sur l’univers de Twin Peaks, dont la série (Le film Twin Peaks, Fire walk with me, sorti en 1992, évoque les 7 derniers jours de Laura Palmer) que j’ai vue en 1990-91(lorsque les deux premières saisons ont été diffusées sur la Cinq, chaîne aujourd’hui disparue) m’a vraiment donné envie d’écrire sur David Lynch. J’ai un rapport très personnel à cet univers et je voulais absolument écrire quelque chose qui soit libre, accessible et ouvert pour le lecteur, de l’ordre de l’essai et non pas didactique.
L’ouvrage ressemble davantage au livre que je rêvais d’écrire sur Twin Peaks et David Lynch.
Vous découvrez donc la série quand elle est diffusée en France ?
Jean Foubert – J’ai été rivé à mon écran de télé dès qu’elle a été diffusée. J’allais alors avoir 18 ans. Je connaissais David Lynch puisque j’avais vu Dune, lorsque j’avais 11 ans. J’avais vu Blue Velvet par la suite mais autour de Twin Peaks, il y a eu quelque chose d’événementiel.
On se demandait ce que David Lynch allait faire dans l’univers des Networks américains parce qu’on n’était pas alors dans les chaînes indépendantes HBO ou Showtime qui a produit la 3e saison, mais sur ABC, l’équivalent de TF1, France 2 ou France 3.
J’aimais beaucoup Les Inrocks grande époque fin 80-début 90 et l’émission de Bernard Lenoir, sur France Inter. On y parlait beaucoup de Twin Peaks et il y avait énormément d’attente. Pour moi, la magie a opéré instantanément et ça a vraiment renforcé ma passion du cinéma et m’a donné envie de m’engager et d’écrire sur ce réalisateur.
Vous avez le souvenir d’un choc immédiat ?
Jean Foubert – Ça fait partie des événements culturels qui ont vraiment marqué ma vie. Les deux premiers réalisateurs que j’ai aimés avant Lynch sont Hitchcock et Tati, dans les années 80. Il y a une connexion puisque Lynch entretient un rapport privilégié avec les deux.
On peut dire que découvrir Twin Peaks a décidé de votre parcours…
Jean Foubert – Complètement. J’ai été le premier à soutenir une thèse de doctorat sur David Lynch en France. A l’époque, il y avait très peu de livres publiés sur lui. Donc c’était un travail universitaire qui me permettait d’explorer un territoire vierge. Et à ce moment-là, David Lynch était au creux de la vague parce que le film Twin Peaks avait été sabré par la critique. Avec cette thèse, ça me donnait envie de m’engager pour affirmer que c’était un réalisateur fondamental et que l’histoire le prouverait. Du reste, elle l’a prouvé puisqu’ensuite, il y a eu Lost Highway, Une histoire vraie et Mullholand Drive.
Dans ce livre, vous décortiquez de façon personnelle la série.
Jean Foubert – Je décortique la série et je laisse beaucoup de piste ouvertes. Je voulais respecter à la lettre ce qu’a toujours dit Lynch : « Pourquoi les films devraient-ils faire sens alors que la vie ne fait pas sens ? » En plus, une multiplicité d’interprétations circulent sur Internet, une quantité d’articles et d’ouvrages ont été publiés.
Face à ce refus de Savid Lynch d’expliquer son œuvre qui reste d’ailleurs hors de portée d’explication définitive, absolue, certaine et catégorique, j’ai voulu en tant qu’essayiste faire preuve d’humilité par rapport à l’œuvre du cinéaste et respecter tous ces gens passionnés par l’univers de David Lynch et qui ont leur interprétation. Je ne voulais pas leur imposer ma vue du cinéma de David Lynch mais je propose des pistes de réflexions pour continuer à explorer.
La série occupe-t-elle selon vous une place particulière dans la filmographie de David Lynch ? Elle synthétise tous ses thèmes forts ?
Jean Foubert – Il est intéressant de constater que souvent les fans de Twin Peaks ne sont pas forcément des fans du cinéma de Lynch, et réciproquement.
Il faut bien voir qu’il y a 3 phases différentes dans la carrière de Lynch : celle qui court de la fin des années 60, avec ses premiers courts-métrages expérimentaux jusqu’à Eraserhead (sorti en 1977). C’est une phase expérimentale dans l’ambiance des midnight movies et pas loin de la transgression du cinéma No wave new-yorkais des années 80, qui descend un peu du surréalisme. Ensuite, une seconde phase plus mainstream, avec Elephant Man (1980), mélodrame classique puis Dune (1984), film de science-fiction. Et puis, il y a Blue Velvet (1987)… : David Lynch, clairement, commence à choisir un genre de prédilection, le film noir, et commence à mettre en scène l’Amérique des petites villes, mais on a vu qu’il mettait aussi en scène Los Angeles. Blue Velvet est pour moi l’œuvre séminale qui annonce l’univers de Twin Peaks.
Les deux premières saisons de Twin Peaks sont des œuvres communes à deux personnes : David Lynch et Mark Frost, d’ailleurs Lynch n’aime pas trop la seconde saison. Des équilibres de création, de production étaient trouvés entre Frost et Lynch, et le network américain ABC. Mais c’est une bonne introduction pour le grand public à l’œuvre de David Lynch.
Par contre, la 3e saison est une création à part entière de Lynch et on peut dire effectivement que c’est une œuvre fondamentale, très largement représentative des obsessions, des constantes, des thématiques de David Lynch.
On a dit que Twin Peaks a été la mère de toutes les séries, offrant plusieurs niveaux de lecture. Est-ce cela qui explique le succès des deux premières saisons ?
Jean Foubert – Tout-à-fait. C’est intéressant parce qu’on a pu dire que Jackson Pollock avait en quelque sorte « cassé la glace »à la fin des années 30 quand sa peinture a été reconnue par les institutions et les galeries. Mais on peut dire que David Lynch a fait la même chose parce qu’on a vu à sa suite de grands réalisateurs, comme Martin Scorsese, avec Boardwalk Empire, ou Jane Campion, avec Top of the lake, plus récemment, s’intéresser à un médium qui n’était pas réputé pour être le meilleur véhicule de fiction artistique. David Lynch a vraiment amorcé une révolution de l’industrie de la télé. Twin Peaks a été un grand tournant dans l’histoire du cinéma. Et c’était quand même aussi une série policière envoutante qui a fasciné le public.
On parle d’ « inquiétante étrangeté » pour caractériser l’œuvre de Lynch. On la retrouve bien dans la série ?
Jean Foubert – Oui. L’« inquiétante étrangeté », pour le dire très simplement, c’est l’ordinaire, le banal, le quotidien qui commence à devenir menaçant, inquiétant… Un univers qu’on connait mais qu’on est plus tout à fait sur de reconnaître. Les deux premières saisons ressemblent à une enquête policière mais ce n’est pas exactement ça : il y a des décalages, introduits parfois par l’humour, par le grotesque, des coïncidences, l’intrusion du fantastique, l’utilisation des gros plans… Tout ça contribue à créer un univers en même temps familier et de l’ordre de l’aliénant.
Ce que nous ne montre pas David Lynch semble finalement essentiel dans la fascination qu’exerce Twin Peaks ?
Jean Foubert – Oui. Les films de Lynch ne sont pas clos. L’un de ses films préférés, c’est Chinatown de Roman Polanski. Et il explique que c’est parce que le rêve se poursuit alors que le film, le récit sont déjà terminés et que les lumières de la salle de cinéma sont rallumées. C’est ça le cinéma de David Lynch : il nous emmène, nous entraine, déroule une espèce de rêve éveillé, d’hypnagogie, qui se poursuit après le film. On est face à des limites, les films de David Lynch tournent autour d’un secret, qui est irreprésentable.
C’est le principe de l’oreille dans Blue Velvet : Jeffrey Beaumont repense à cette oreille qu’il a découverte plus tôt. Tout le monde se la représente comme l’indice clé. Et la caméra plonge à l’intérieur de l’oreille. Donc on pense que quand on plonge à l’intérieur des choses, on va en connaître le secret ! On croit qu’on va comprendre celui du film. Mais en fait, plus la caméra plonge à l’intérieur de l’oreille, plus le trou s’élargit et ce trou noir finit par recouvrir la totalité de l’écran et au-delà même : au centre du film, le secret, c’est rien, c’est un vide, un trou noir autour duquel tout le film tourne. On voit qu’on est face à une limite. David Lynch ne fait que des vues d’échelles. La vue d’ensemble où tout paraît beau et les vues en gros plan, les insectes dans le jardin, l’oreille. Lui-même l’a bien raconté : enfant, il voyait la vue d’ensemble, cette vie parfaite que chaque jeune américain rêverait de vivre et, en contrepoint, ces vues en gros plan, de la salive, du sang, des insectes… Ce contraste, cette tension, est un procédé élémentaire du cinéma de David Lynch.
On tournerait donc autour d’un mystère qui serait lui-même une limite parce qu’on ne pourrait jamais en avoir les clés ?
Jean Foubert – Tout-à-fait. Je suis persuadé que David Lynch n’a pas lui-même réellement les clés de ce qu’il construit dans ses films. Ce n’est pas le premier à l’affirmer au cinéma : Orson Welles dans Citizen Kane nous dit qu’on n’arrive jamais à toucher à la vérité, au secret, intime, personnel et complet de l’existence. Kurozawa également dans Rashomon… Plusieurs films ont établi que notre existence tournait autour d’un secret irreprésentable, indicible.
En ce sens, le cinéma de David Lynch, Twin Peaks notamment, serait psychanalytique ?
Jean Foubert – Ce qui est intéressant justement c’est que quand Lynch a conçu les deux premières saisons, il aurait souhaité qu’on ne découvre jamais l’identité du meurtrier de Laura Palmer. C’est Mark Frost et la production qui ont imposé que l’assassin soit découvert. David Lynch aurait aimé que la magie de cette investigation se poursuive.
Il y a deux approches qui s’opposent en ce qui concerne cet aspect psychanalytique du cinéma de David Lynch : une approche jungienne qui évoque l’inconscient et ses profondeurs, tout ce qui est caché derrière les apparences et une lecture lacanienne, que je revendique beaucoup plus, qui dit qu’il y a une opposition entre principe de réalité et réel. Le réel selon Lacan est le secret central de l’existence, je le cite dans le livre, une chose « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire », autrement dit une chose qui refuse de se laisser assigner, de se laisser inscrire dans le domaine du langage donc qui bloque le récit.
C’est ce qui fait que les récits de David Lynch tournent souvent en boucle, comme dans Lost Highway. Il y a aussi à la fin de la 3e saison de Twin Peaks une sorte de boucle, même si on ne revient pas réellement au point de départ. Mais le récit bute contre quelque chose qu’il n’arrive pas à dire, qui ne s’inscrit pas et qui fait qu’en un sens la magie ne cesse pas d’opérer.
Vous dites aussi que la série est subversive en évoquant sa part d’irrationalité ?
Jean Foubert – Par rapport aux conventions du récit policier qui prétend analyser, réduire un mystère à une solution en utilisant des méthodes rationnelles.
Dans le cinéma de David Lynch, il y a cette intrusion du fantastique dans l’univers du rationnel. Quand le fantastique continue à persister dans le récit comme énigme, qui ne peut pas être élucidée, on est face à quelque chose qui échappe au contrôle, du policier et des modes d’investigations tels qu’on les connait dans le récit policier.
La part d’irrationalité me semble aussi présente dans Twin Peaks dans une réflexion sur l’espace et le temps qui nous sont présentés comme pouvant être une illusion ?
Jean Foubert – On nous présente, dans la 3e saison, l’univers de la relativité or si on l’applique à la vie quotidienne, ça nous semble fantastique. Je cite Borges qui dit que si on applique les lois de la relativité à notre quotidien, quelqu’un pourrait sortir d’une cellule dans en franchir les murs… Selon la théorie de la relativité, on est dans un univers en 4 dimensions : les 3 dimensions de l’espace et la dimension du temps, donc pour localiser, selon Einstein, un évènement, cela suppose 4 coordonnées. Quand Dale Cooper recherche le magasin général dans la saison 3, il ne recherche pas seulement un emplacement mais aussi un instant puisque le magasin général n’arrête pas de se déplacer, il faut arriver à un endroit et à un instant précis. C’est une déformation, une subversion des catégories traditionnelles de l’espace et du temps plus qu’une illusion.
On rejoint là l’inquiétante étrangeté : si on applique le principe de la théorie de la relativité à notre quotidien, il prend des allures fantastiques. Il devient troublant et mystérieux.
Vous évoquez aussi l’aspect politique des films de David Lynch qui montre l’envers du rêve américain, ses oubliés.
Jean Foubert – J’ai été stupéfait pas la 3e saison de Twin Peaks. Jamais je n’avais vu David Lynch aussi engagé politiquement.
Il film avec une grande intensité, une grande beauté, une grande empathie, les oubliés du rêve américains. Harry Dean Stanton est magnifique dans cette saison, incarnant le gérant d’un parc de caravanes où se retrouvent les laissés pour compte. Il fait preuve d’une grande empathie pour ses locataires et pour le petit garçon tué et il dit d’ailleurs : « c’est quoi ce monde où on vit, c’est un putain de cauchemar ».
Il y a aussi une critique très présente d’une société mercantile, dominée par le principe de rentabilité et reproductibilité.
Vous diriez que David Lynch est le cinéaste de l’opacité ?
Jean Foubert – C’est toujours lié à cette question de sens : on veut toujours faire du sens. Ce qui est paradoxal, c’est que c’est souvent les réalités les plus transparentes qui nous paraissent les plus opaques. C’est flagrant chez David Lynch. Ce n’est pas une opacité voulue, c’est simplement que le monde dans lequel on vit est fait de contradictions et qu’on procède par recoupements.
On ne peut pas réduire les films de David Lynch à un rébus, donc il faut accepter l’opacité chez Lynch comme on l’accepte dans l’existence.
Et cinéma des sensations vous semble aussi convenir ? Comme si au fond, le cinéma de Lynch nous faisait ressentir les choses, avec d’ailleurs une part d’indicible, qu’on a du mal à expliquer.
Jean Foubert – Tout-à-fait. On est clairement dans un cinéma à dimension physique.
Le son et la musique sont fondamentaux chez Lynch. Le récit est bien souvent un prétexte à ce qui est davantage une expérience esthétique et physique de son univers.
Cette 3e saison est moins accessible que les deux premières.
Jean Foubert – Moins accessible, plus exigeante mais aussi plus riche. On retrouve là vraiment le David Lynch formidablement expérimental de la première heure, avec notamment le 8e épisode, abstrait dans le sens où on ne peut en faire l’expérience qu’à travers celle, physique, qui est liée à un spectacle de sons et d’images.
David Lynch d’ailleurs ne parle pas d’épisodes mais de parties : c’est une œuvre en 18 parties. Les deux premières ont été projetées en avant-première au festival de Cannes. Des critiques classent cette œuvre comme meilleur film de l’année 2017. Au-delà de la réussite complète pour moi de cette 3e saison, au-delà de son importance au sein de l’œuvre de David Lynch, il pose la question même du média : est-on encore à la télévision ? Est-ce du cinéma ? Il y a une révolution, encore plus forte que celle issue des 2 premières saisons, du concept même de ce qui peut être produit par la télévision.
David Lynch a fait quelque chose qu’on n’avait jamais vu mais qu’on ne reverra peut-être jamais. Au début de l’année, la 3e saison de Twin Peaks était diffusée en boucle au MoMA à New-York… Est-ce qu’un autre produit de télévision fera son entrée au musée d’art moderne ?
La télévision a permis à David Lynch de s’inscrire dans la durée. Il avait la contrainte du temps au cinéma, qui semblait le frustrer.
Et selon vous, David Lynch a mis un point final à Twin Peaks ?
Jean Foubert – Moi, je pense que ce serait bien que ça s’arrête à la 3e saison. Mais je n’ai ni le talent, ni le génie de David Lynch. Ce qui est sûr c’est qu’il ne reviendra pas à Twin Peaks s’il estime ne plus avoir rien à dire. Il ne fera pas une saison de plus pour les fans.
Jean Foubert Twin Peaks et ses mondes, éditions L’Harmattan, novembre 2017, 13€.
Jean Foubert, L’art audio-visuel de David Lynch, L’Harmattan, 2009, 24€.