Il y a cinq cents ans, le 2 mai 1519 précisément, Léonard de Vinci mourait à l’âge de 67 ans au manoir de Cloux, aujourd’hui château du Clos-Lucé à Amboise, dans les bras de François Ier, si l’on en croit la scène de son trépas peinte par le romantique Ingres. Avec lui c’est un immense artiste et homme de sciences de la Renaissance qui disparaissait.
Léonard de Vinci avait marqué son temps par le génie de sa peinture. Si l’on savait aussi son intérêt profond pour les études scientifiques en matière d’architecture, d’optique, de géologie, de botanique, d’hydrodynamique, connaissait-on, en son temps, avec autant d’évidence, les travaux qu’il développa sur l’anatomie humaine ? À vrai dire, rares étaient ses contemporains qui avaient eu connaissance de ses descriptions détaillées du corps humain. Ce n’est qu’aux XIXe et XXe siècles que l’on s’est penché vraiment sur ses milliers de dessins et de croquis : autant de travaux et de recherches qui ont occupés la dernière décennie de la vie de Léonard, beaucoup plus que ses peintures qu’il se contentait alors de reprendre et retoucher.
Faute d’avoir reçu une éducation classique et d’avoir pu bénéficier d’un enseignement en latin, langue des écrits scientifiques, Léonard se tourna vers le métier de peintre qu’il débuta dans un atelier de Florence, en 1472. Son goût pour la peinture ne le détournera pas pour autant des champs d’investigation de l’anatomie humaine. Bien au contraire ; il approfondira sa connaissance de la représentation du corps humain par l’observation des dessins, des sculptures, antiques et contemporaines, et par l’examen…des squelettes. Passage obligé de tout artiste de la Renaissance, il est vrai, que ce soit Masaccio, Donatello ou Michel-Ange.
Le Traité de la peinture qu’il projeta alors d’écrire le fit donc vite aborder aux rives de la science médicale, de l’observation et de l’étude du corps de l’homme et de la femme, et de leur anatomie. Léonard entreprit d’examiner les caractéristiques physiques et physiologiques du corps humain. Non sans difficultés car il n’avait pas (encore) un accès facile à du matériel humain.
En 1489 pourtant, il obtint un crâne qu’il sectionna et une jambe qu’il disséqua, dont il fit des dessins d’une étonnante précision. Son statut d’artiste de cour conféré par son protecteur, le duc Ludovic Sforza alors maître de Milan et des hôpitaux de la ville, lui facilita sensiblement l’accès à l’étude des cadavres, ceux que personne ne réclamait. Il aurait ainsi disséqué plus de trente corps. Et les dissections pratiquées à Milan, ainsi qu’à l’école de médecine de l’université de Pavie quelques années plus tard, le poussèrent à rédiger un traité général d’anatomie, abondamment illustré et organisé selon la croissance progressive du corps humain, depuis son stade embryonnaire dans l’utérus jusqu’à l’âge adulte. Projet qu’il ne put malheureusement mener à son terme.
Restera malgré tout de ses observations le Manuscrit d’anatomie A et B fait de dix-huit feuilles remplies sur les deux faces, totalisant deux-cent quarante dessins autographes, d’une clarté – et d’une beauté – extraordinaire, enrichis de treize mille mots, notes, explications et légendes, sur la description et la mécanique du corps humain. Léonard y donnera ses consignes et conseils :
« Tu représenteras le bon fonctionnement des membres, c’est-à-dire dans l’acte de se lever après s’être couché, remuant, courant et sautant en des attitudes variées, soulevant et portant de gros poids, lançant des objets au loin et nageant. Et, ainsi, pour chaque mouvement, tu démontreras quels membres et quels muscles le déterminent, et notamment le jeu des bras ».
La majorité des feuillets ainsi dessinés et annotés sont parvenus jusqu’à nous après être passés, du XVIe au XXVIIIe siècle, entre les mains de collectionneurs, d’artistes et de souverains d’Italie, d’Espagne, et enfin d’Angleterre. À ce jour une grande partie de ces manuscrits et dessins est conservée dans la collection royale anglaise de la Bibliothèque du château de Windsor. Heureuse et riche Cour d’Angleterre !
Pour Léonard, qui aurait pu être aussi un bâtisseur, le corps a les proportions parfaites d’une architecture, reprenant l’idée de Vitruve qui comparait les proportions du corps aux rapports architecturaux. Léonard en fera une représentation devenue son dessin probablement le plus célèbre, où l’homme, bras tendus, s’inscrit dans un carré, et, bras et jambes écartées, dans un cercle dont le nombril serait le centre.
Léonard, en parfait homme de l’art,
« emprunta au dessin d’architecture les restitutions en élévation, plans et coupes, insistant sur la nécessité de montrer les structures selon plusieurs angles de vue pour situer les composants les uns par rapport aux autres […]. Il tenta aussi de décomposer les mouvements complexes en actions simples combinant la projection orthogonale de l’espace et de la forme, propre à l’ingénieur et à l’architecte, avec l’approche du physiologiste qui individualise les mouvements de chaque muscle. » (Martin Clayton et Ron Philo, Léonard de Vinci anatomiste, Actes Sud, 2018).
Léonard eut la possibilité également, beaucoup moins difficile à obtenir et mettre en œuvre, d’étudier les cadavres d’animaux, leur structure osseuse et organique, qu’ils soient des ours, des porcs, des bovins ou des chevaux.
Ainsi grâce à d’étonnantes observations sur les valves cardiaques de bovins, Léonard identifiera le rôle du cœur et des échanges dans la circulation sanguine, et découvrira aussi l’existence de quatre cavités cardiaques alors que Vésale et Descartes n’en verront toujours que deux.
Sa grande connaissance de la physionomie et anatomie des chevaux et de la musculature des hommes lui sera aussi essentielle pour traduire la force et les mouvements des acteurs d’un vaste tableau dont en 1503 il reçut la commande, La Bataille d’Anghiari, où hommes et chevaux s’entremêlent dans un tumultueux et spectaculaire combat.
Le travail d’anatomiste de Léonard, fort méconnu à son époque, fit l’admiration de quelques-uns de ses contemporains. « Dans les écoles d’anatomie des médecins, il disséquait des cadavres de criminels, indifférents aux aspects inhumains et répugnants de cette étude, soucieux seulement d’apprendre comment il pourrait représenter de la manière la plus adéquate dans sa peinture les différents muscles et les articulations, leur flexion et leur extension. Il dessina sur des planches, avec un soin admirable, les formes de tous ces éléments jusqu’aux moindres petites veines et l’intérieur des os afin de répandre l’œuvre de tant d’années, grâce à l’estampe, en d’innombrables exemplaires, pour le bénéfice de l’art. » (Paolo Giovio, Vie de Léonard de Vinci, vers 1527).
Le travail de Léonard de Vinci sur le corps humain et son anatomie est aujourd’hui considéré comme précurseur par l’importance sans précédent de l’illustration des fonctions physiologiques, la description des os, des muscles et des nerfs, les représentations des mouvements et articulations, le fonctionnement des organes. Les images n’avaient encore jamais occupé cette place dans les traités de médecine de l’époque. Des images qui participent complètement de l’art de la Renaissance dont Léonard de Vinci fut peut-être, par l’étendue de son génie polymorphe, la plus grande figure.
Léonard de Vinci anatomiste par Marin Clayton et Ron Philo, Editions Actes Sud, parution février 2019, 256 p., ISBN 978-2-330-10642-3, 39 euros.
https://youtu.be/JO03Im3anS8
L’œuvre anatomique de Léonard de Vinci est constituée des dessins et études sur le corps humain ses structures et son fonctionnement ainsi que des études d’anatomie animale. Elle comprend 228 planches dessinées et annotées réparties en trois périodes créatrices de l’artiste (1487, 1506-1510 et après 1510). Les études anatomiques de Léonard de Vinci représentent l’une des plus importantes contributions à la science de l’anatomie de la Renaissance. Ses premières études se concentraient sur l’anatomie superficielle, ce qui en fait le précurseur de l’anatomie artistique et servaient de base à ses réalisations artistiques. Ensuite il s’oriente vers l’étude du fonctionnement interne du corps humain. Cette évolution est consécutive des dissections de cadavres que l’artiste va pratiquer vers 1506, alors que ses premières études étaient marquées par la lecture des travaux anatomiques de Galien. Ces études devaient servir de base à un traité de l’anatomie que Léonard de Vinci ne termina jamais. Des 228 planches conservées, 215 font partie de la collection de la bibliothèque royale du château de Windsor. Les 87 illustrations de l’ouvrage de Marin Clayton et Ron Philo proviennent de cette collection.