Des artistes fantômes et autres musiques générés par IA sur les plateformes de streaming

velvet sundown

Depuis quelques années, un phénomène intrigue les observateurs de l’industrie musicale : l’apparition d’« artistes » cumulant des centaines de milliers d’écoutes sur les plateformes, mais dont les traces dans le monde réel sont inexistantes. Pas de concert, pas d’interview, pas de signature avec une maison de disques traditionnelle. Juste une musique calibrée pour les algorithmes… et une esthétique souvent générée par intelligence artificielle. Faut-il s’en inquiéter ? Décryptage d’un mirage moderne au croisement de la musique, de la technologie et du marketing.

Des artistes fantômes générés par IA

L’exemple le plus frappant et le plus récent s’appelle The Velvet Sundown, un groupe indie rock qui, en juillet 2025, a attiré l’attention du public et des médias par sa capacité à engranger près d’un million d’écoutes sur Spotify… sans exister. Ni concerts, ni interviews, ni membres identifiables. Gabe Farrow, Lennie West, Milo Rains et Orion « Rio » Del Mar sont de parfaits inconnus – ou plutôt, des identités virtuelles probablement inventées. Leurs photos ont tout d’images générées par Midjourney, et leur biographie est truffée de citations apocryphes, comme celle attribuée à Billboard : « Ils sonnent comme la mémoire de quelque chose que vous n’avez jamais vécu. »

En début de semaine, un porte-parole a confirmé que le groupe est un projet entièrement généré par intelligence artificielle, conçu avec l’outil Suno. Présenté comme un quatuor de rock psychédélique, le groupe a pourtant obtenu le statut « artiste vérifié » sur Spotify et cumulé plus de 400 000 écoutes. Cette révélation, relayée par la RTBF, Le HuffPost ou encore Stereogum, illustre les dérives potentielles du streaming algorithmique, où des entités fictives peuvent capter une audience massive sans existence réelle, questionnant la transparence et la responsabilité des plateformes.

Ce phénomène n’est pas isolé. D’autres artistes aux noms interchangeables (Deep Watch, White Sand Ensemble, Piotr Miteska, etc.) apparaissent dans des playlists de type ambiance relaxlo-fi beatsfocus piano, souvent sans maison de disque, sans visages, et avec une discographie prolifique postée en quelques mois. Pour certains analystes, ces profils relèvent d’une stratégie opportuniste : faire du contenu musical généré par IA pour alimenter les playlists à la mode, sans besoin de promotion ni de tournée.

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Une prolifération discrète sur toutes les plateformes

Les musiques générées par intelligence artificielle (IA) ne sont plus une hypothèse de laboratoire. Elles sont bel et bien présentes, et parfois massivement, sur les grandes plateformes d’écoute : Spotify, Apple Music, Amazon Music, Deezer, YouTube, Soundcloud. Le média The Verge révélait dès 2023 que des startups comme Boomy, Soundraw, Mubert ou Loudly permettaient à n’importe qui de créer des morceaux entiers via IA, en quelques clics, souvent en licence libre ou sans revendication de droits traditionnels.

Spotify a même suspendu temporairement l’upload de morceaux générés par Boomy au printemps 2023 après la détection de millions de fausses écoutes suspectées d’avoir été organisées pour gonfler les chiffres. Boomy avait publié plus de 14 millions de morceaux sur Spotify à cette époque (source : Financial Times, mai 2023). Deezer, de son côté, a commencé à afficher un avertissement sur certains morceaux, précisant : « Certains titres de cet album peuvent avoir été créés à l’aide de l’intelligence artificielle ».

Le Global Music Report 2024 de l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry) notait que « la montée en puissance de la musique générée par IA représente un défi éthique, économique et culturel pour les créateurs traditionnels ». En mai 2023, Universal Music Group demandait aux plateformes de bloquer les contenus générés par IA à partir de voix ou d’identités d’artistes célèbres.

Spotify et les soupçons de « fake artists »

L’affaire ne date pas d’hier. Dès 2016, une enquête de Music Business Worldwide évoquait l’existence de dizaines d’artistes « fantômes » présents sur des playlists populaires comme Peaceful Piano ou Deep Sleep. Noms : Enno Aare, Deep Watch, Piotr Miteska… Tous cumulaient des dizaines de millions d’écoutes sans être liés à des maisons de disques connues. En 2017, Vulture publiait une enquête intitulée « The Mystery of Spotify’s Fake Artists » pointant une stratégie économique : créer ou promouvoir de la musique à bas coût pour éviter de payer les royalties aux artistes sous contrat.

Spotify a toujours nié fermement cette pratique. Dans un communiqué officiel de juillet 2017, la plateforme assurait qu’elle ne créait pas de contenu musical en interne, ni ne favorisait des musiques artificielles. Mais plusieurs éléments continuent à alimenter le doute. Un ancien employé du secteur éditorial déclarait sous anonymat : « Il est plus rentable pour une plateforme de promouvoir des morceaux indépendants et sans représentant juridique que ceux produits par des majors. »

Et pour cause : les royalties sur Spotify sont versées selon un modèle au pro rata qui redistribue une part globale des abonnements à partir du volume d’écoutes. Plus les écoutes sont concentrées sur des contenus internes ou non revendiqués (impartageables), moins la plateforme a de droits à reverser aux majors. Dans un modèle où chaque stream vaut en moyenne entre 0,003 et 0,005 dollar, la multiplication de musiques générées à faible coût représente un gain potentiel conséquent.

Des questions éthiques et artistiques

L’apparition de faux artistes pose une série de questions. D’abord, celle de la transparence : un auditeur a-t-il le droit de savoir s’il écoute une musique créée par un humain ou par une IA ? Ensuite, celle de la propriété intellectuelle : si une IA produit un hit, qui en est le véritable auteur ? Et enfin, celle de la création artistique : l’art peut-il se passer d’intention humaine ?

Certains artistes, comme Grimes ou Holly Herndon, ont fait le choix de collaborer avec des IA de manière transparente, ouvrant même leurs voix à des usages libres sous certaines conditions. À l’inverse, d’autres créateurs s’inquiètent de voir leurs œuvres, leurs timbres ou leurs styles reproduits sans consentement. La chanson virale Heart on My Sleeve, qui imitait Drake et The Weeknd en 2023, avait provoqué un tollé.

Vers une régulation ?

En réponse à ce flou croissant, plusieurs initiatives émergent. En 2024, l’Union européenne a présenté un projet de règlement qui vise à encadrer la production culturelle via IA, notamment par l’obligation d’étiquetage clair des œuvres générées artificiellement. La France, par la voix du Centre National de la Musique, étudie actuellement une charte d’usage éthique de l’IA dans la création musicale.

Le marché s’adapte lentement. Des plateformes comme Bandcamp ou Tidal misent sur une identification plus fine des ayants droit tandis que Deezer a annoncé un système de reconnaissance des voix synthétiques afin d’éviter les imitations frauduleuses. Mais tant que le modèle économique du streaming favorisera les contenus massifs, répétitifs et peu coûteux, les faux artistes – et les musiques générées par IA – risquent de continuer à pulluler dans les playlists de nos quotidiens… et l’artificiel devenir de plus en plus… authentique.

Bibliographie et sources

  • IFPI. (2024). Global Music Report.
  • Music Business Worldwide. (2016-2023). Enquêtes sur les « fake artists ».
  • The Verge. (2023). Boomy and Spotify: AI music flood.
  • Financial Times. (2023). Spotify removes AI-generated songs.
  • Vulture. (2017). The Mystery of Spotify’s Fake Artists.
  • CNM (France). Rapports 2023-2025 sur IA et musique.
  • Vanity Fair. (2025). L’affaire The Velvet Sundown, par Eléa Guilleminault-Bauer.
  • Deezer. (2025). Signalement IA sur certains albums.
  • Spotify. (2017-2025). Communiqués officiels.
Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.