Les anglais parlent de trainspotter ou d’anorak, les américains de train buff et les français de ferrivopathes. Le narrateur du roman d’Ehsan Norouzi est un fou du rail, un rayl-ke shaydâii, en langue ourdoue.
Enfant, face aux passionnés de football ou de super-héros, ce gamin n’osait pas parler de son rêve de piloter une locomotive. Ensuite, ses lectures, notamment les histoires de Sherlock Holmes alimentent sa passion. Lycéen, il venait apaiser ses révoltes et fêter ses victoires sur le pont qui surplombe la gare de Téhéran. Finalement vint le temps de vivre sa passion.
En 2016, le jeune iranien obtient un entretien avec le directeur des relations publiques de la compagnie ferroviaire nationale. Il aura le droit de passer un an sur le réseau de la Trans-Iranienne. Son objectif est de faire des recherches dans les bibliothèques et bureaux d’archives des chemins de fer et d’interroger les employés et retraités afin de consigner leurs souvenirs.
Lesté de deux sacs à dos, ce fou de trains part pour un voyage sur les rails. Avec lui, Ehsan Norouzi, nous fait découvrir un pays et son histoire grâce à ceux qui ont fait la Trans-Iranienne.
L’histoire du rail est indissociable de celle du pays. A la fin du XIXe siècle, l’Iran était contrôlé par les Russes et la couronne britannique. Soucieux de développer le transport des marchandises et des troupes militaires, les deux puissances s’entendent pour construire une ligne de chemin de fer. Au Nord, les Russes initient le chantier entre Jolfa et Tabriz. Au sud, les Anglais prolongent les lignes indiennes jusqu’à Zahedan.
Certaines infrastructures sont détruites par l’invasion turque. Après la Première Guerre mondiale, les Russes et les Britanniques se retirent de l’Iran. Reza Shah fait alors du chemin de fer un enjeu national. Il passe un accord avec les Américains pour la construction d’une ligne Nord-Sud. Pourtant, à la suite de nombreux déboires liés à la configuration du pays, ils se retirent du chantier. Et c’est la société danoise Kampsax qui réalisera la partie la plus ardue au cœur des montagnes de l’Alborz.
Ce projet pharaonique a modelé le pays tant au niveau géographique, social qu’économique. Les 1394 kilomètres de voies comportent 224 tunnels, 4000 ponts et 90 gares. Avec ses 90 000 ouvriers, le chemin de fer devient le plus large employeur. De jeunes iraniens furent envoyés en Russie et en Europe pour suivre des études d’ingénieur.
Autour des gares, de nouvelles infrastructures sanitaires et éducatives ont vu le jour. Le pays a construit des usines afin de produire les outils pour moderniser le travail. Mais après la construction, l’Iran doit être capable d’assurer la gestion. Les nombreuses anecdotes issues des entretiens du narrateur avec les employés du chemin de fer montrent de manière parfois humoristique que ce n’est pas facile.
Avec la Seconde Guerre mondiale, les Allemands sont expulsés par les Anglais et les Soviétiques. Puis les Américains arrivent. Le jeune Shah peine à faire face aux ambassades étrangères. En 1953, l’Iran devient dépendant des Etats-Unis, en contractant de gros emprunts.
Ehsan Norouzi alterne voyage géographique, historique à la quête intérieure de son narrateur. Au fil des voyages à bord de trains de marchandises ou de voyageurs, il nous fait découvrir les montagnes, les paysages désertiques, les bords de la mer Caspienne. C’est toute l’histoire politique d’un pays qui se dévoile autour du chantier pharaonique de ce réseau ferroviaire. Il en émerge aussi des portraits de quelques employés, de figures politiques comme Reza Shah ou d’architectes comme Vladislav Godoretsky et le dessinateur suédois d’origine russe, Frederik Thalberg.
En sillonnant l’Iran d’aujourd’hui sur son réseau ferré, l’auteur nous embarque à la découverte d’un pays et de son histoire. Il en fait un roman passionnant, vivant, érudit et teinté d’humour. Et le texte comporte aussi quelques cartes et illustrations qui permettent de se repérer et de visualiser le réseau ferré et ses infrastructures.
Ehsan Norouzi habite à Téhéran. Conteur vagabond, il est l’un des initiateurs de la non-fiction dans le paysage littéraire iranien. Influencé par la Beat Generation, il est le traducteur en persan de Sur la route de Jack Kerouac. Après un récit de voyage à travers l’Europe sur les pas de Haji Sayyah – aventurier du XIXe siècle ayant parcouru le monde pendant près de vingt ans, activiste des droits de l’Homme et premier Iranien naturalisé États-Unien –, Ehsan Norouzi part sur les routes de son propre pays. Ou plutôt sur les rails.
Trainspotter est en lice pour le Prix Nicolas Bouvier 2025 dont le lauréat sera dévoilé lors du festival Etonnants Voyageurs en juin 2025.
Trainspotter d’Ehsan Norouzi traduit par Sébastien Jallaud,éditions Zulma, 304 pages, 22€, ISBN : 9791038703513. Parution : 3 avril 2025. Lire un extrait