Le musicien Jérôme Soligny était à Vannes en février pour parler de la dernière rockstar, David Bowie (décédée le 10 janvier 2016), avec laquelle il a entretenu une relation jusqu’à sa mort. Biographe de David Bowie et conseiller de la rédaction de Rock & Folk depuis 20 ans, Jérôme Soligny nous a donné l’occasion lors de cette conférence de saisir son travail. Inclassable, celui qui a interviewé (presque) tous ceux qui comptent dans le rock publie Writing on the Edge aux éditions de la Table Ronde
Dans son livre Writing on the Edge, bible rock emplie d’émotions, d’aventures, de voyages et de musique Jérôme Soligny a réuni une centaine de rencontres et chroniques. Dans David Bowie ouvre le chien, il évoque les liens entre l’artiste génial et la France. Plongée dans l’univers Soligny.
Je ne suis qu’un petit musicien que le destin a mis là où il ne devait pas se trouver
On trouve cette autodéfinition laconique – et beaucoup d’autres — au cœur de Writing on the Edge – 25 ans d’écrits rock, qui regroupe des chroniques et interviews de Jérôme Soligny parues dans Rock & Folk dont il est conseiller de la rédaction depuis 20 ans. Plus précisément ce bref résumé figure dans le texte « Mon David Bowie » que l’auteur a écrit en 2007. Il y raconte notamment comment il a découvert Bowie alors qu’il n’était « pas même adolescent » : il pleure en écoutant Changes (« La chanson me fait pleurer », dit-il à sa mère – voilà une autre belle « autobiographie » synthétique). Il ne savait probablement pas que Bowie deviendrait un fil essentiel de sa vie, surtout à partir de 1991, lorsqu’il rencontre la légende vivante, et le groupe Tin Machine, pour Rock & Folk. C’est le début d’une relation entretenue jusqu’à la mort du créateur génial.
C’est que Soligny, comme il aime le répéter, est effectivement avant tout musicien, devenu ami par ce métier avec Elliott Murphy, puis avec le pianiste Mike Garson et le producteur Tony Visconti, deux proches de Bowie. C’est ainsi qu’il rencontre ses interlocuteurs, nouant des relations souvent singulières, avec Iggy Pop, Paul McCartney comme avec Bowie. Jérôme Soligny est pour ainsi dire des leurs et fait profiter ses lecteurs de cette complicité.
La centaine de rencontres qu’on « lit » dans cette somme de plus de 1700 pages sont imprégnées de cette alchimie qui fait que Writing on the Edge sera pour beaucoup une bible, un livre-vie. On songe à ces ouvrages russes retraçant des destins incroyables traversant le XXe siècle. Et ce sont bien des destins, des vies entrecroisées que l’on suit. Et quelles vies ! C’est l’Histoire du rock qu’on lit. La grande et quelques petites, tant les unes constituent l’autre. Mais aussi un destin particulier.
Comme dans ces fresques littéraires, Jérôme Soligny semble en effet instiller l’idée que son parcours ne doit rien à un éventuel libre arbitre, mais est déterminé par l’histoire. Il n’a rien choisi. Si sa propre musique n’a pas trouvé un large public, tout le reste est venu à lui : la première biographie de Bowie que lui a commandée le magazine Best en 84, ses débuts à Rock & Folk, lui qui ne se considérait pas alors comme un auteur, encore moins un journaliste, et sa relation avec ces légendes du rock et de la pop, notamment avec Bowie imbriquant ses activités de musicien à celles de journaliste.
Et Writing on the Edge regorge d’interviews denses. Jérôme Soligny partage ses rencontres « au sommet », avec Bowie, McCartney donc, mais aussi Lou Reed, Iggy Pop, U2, David Gilmour, Brian Ferry, Neil Young, Alice Cooper,The Cure, Blur, Coldplay… et des Français : son ami Daho (dont il a cosigné certaines chansons) Air, Phoenix…
Il nous emmène avec lui à Londres et New York,
Avec Los Angeles, ce sont les capitales de la musique que j’aime et donc les villes les plus importantes pour moi après Le Havre (NDLR Soligny est très attaché à sa ville, qu’il a toujours habitée), nous dit-il. Elles sont chargées d’histoire
À ce propos, Bowie était-il plus New-yorkais que Londonien ?
Il était Anglais, mais venait surtout d’ailleurs. Je sais qu’il aurait aimé finir sa vie en Angleterre, comme John Lennon
Voilà le genre de détail que Jérôme Soligny connait aussi. Il ne livre pas l’intimité des stars, mais celle de ces rencontres. On vit « l’avant » avec lui et il nous raconte le décor, l’environnement. Il sait à quel point c’est probablement aussi important que l’interview elle-même. Ce sont ces « alentours », ces éléments anecdotiques qui n’en sont pas et qui nous poussent vers un artiste et vers une œuvre. Comme cette rencontre à Miami avec Iggy Pop en 1999 durant laquelle il a emmené, dans sa décapotable, journaliste et photographe pour une virée privée dans la ville et chez lui. Avec l’introduction de la première interview de Bowie, Soligny nous plonge dans cette chambre de l’hôtel Warwick en 1991 :
Enfin. Vingt années de pure mythologie l’accompagnent. Il sourit, beaucoup, porte un superbe blouson Tin Machine et arpente la pièce sans réellement toucher terre. À ce moment précis, il n’est plus vraiment question de groupe, ni d’interview ni de rien d’ailleurs. Simplement la grâce de ce type est invraisemblable. Son air, son allure et ses gestes sont autant de preuves : on n’est pas David Bowie par hasard. Comparé à ça, l’énorme héritage culturel dont il abreuve le monde du rock et l’inconscient collectif depuis des années est une peccadille.
Et jusqu’à l’une de leurs dernières rencontres, à New York, en 2003, que le musicien-journaliste sait retranscrire : après son interview, il nous raconte comment la légende, avant de se fondre dans la foule avec sa casquette, ultime « garde du corps », se retourne, comme lui et lève la main de loin pour le saluer une dernière fois. On est ému avec lui. On s’y verrait. Comme on comprend immédiatement ce que Soligny exprime en disant qu’« en partant, Bowie nous a envahis ». La conscience de tout ce qu’il a été et apporté, qui était jusque-là diffus et s’est soudain concentré, est devenue un mélancolique sentiment de solitude, aussi « parce que Bowie avait un don pour nous faire croire qu’on était le seul à l’aimer. »
Et dans les chroniques de Writing on the Edge, on trouve le style de celui qui se défend d’en avoir. On le suit. Même quand il évoque des éléments personnels parce qu’il est tout le temps lui-même, refusant tout déni. Sur sa relation avec Bowie, dont certains se sont moqués, sur ses propres réussites ou ses échecs, sur le groupe de fans « hardcore » de Bowie auquel il se mêle, un peu geek, mais toujours honnête. Entre les lignes, c’est son histoire qu’on lit, probablement aussi empli de tourments que celles de ses héros. Fan adolescent, il voulait tenir la scène comme eux. Il se rêvait leur ami. Il est devenu un pilier de leurs transmissions au public en mettant, comme il le dit, la fidélité et la loyauté en haut des vertus cardinales. Si l’on sait que l’on ne connaîtra pas toutes les histoires, tous les recoins de Writing on the Edge avant un moment, on peut le lire comme une aventure pleine d’empathie, une épopée selon le mot de Philippe Manœuvre, rédacteur en chef de Rock & Folk.
L’ouvrage David Bowie ouvre le chien réunit deux conférences commandées pour l’exposition David Bowie Is à la Philharmonie de Paris l’année dernière, évoquant ses liens avec la France : insolite abécédaire français, enregistrements de Pin Ups puis de Low au Château d’Hérouville, près de Pontoise, brefs propos d’artistes français évoquant Bowie, interviews de Nicolas Godin, moitié du groupe Air, et d’Alain Lahana, tourneur de Bowie en France pendant 16 ans. Il évoque notamment avec lui les trois semaines de répétition qu’ils ont passées à Saint-Malo en 1991. Bowie et Tin Machine y ont alors donné un concert de fin de répétition, alors que personne ne savait qu’il était en Bretagne.
Alain (Lahana) m’a prévenu, j’ai pris ma voiture et go, raconte Jérôme Soligny. Je me suis fait arrêter pour excès de vitesse. Seuls l’équipe d’Alain et son label de l’époque (Barclay/London) étaient au courant de sa présence.
On a du mal à imaginer ce concert de la dernière rock star dans le petit théâtre Chateaubriand de Saint-Malo, qui diffusait alors les films Connaissances du monde…
C’était une sorte de répétition générale, avec un public rameuté à la dernière minute, de gens qui n’y croyaient pas vraiment avant d’avoir David Bowie en face d’eux, se rappelle Soligny. Dans mon souvenir, le concert était bon. À vrai dire, et histoire d’apporter un peu de fiel au moulin de mes détracteurs, je n’ai jamais vu un mauvais concert de David Bowie, avec ou sans Tin Machine
Et le maître lui-même participe à David Bowie ouvre le chien, d’abord en lui donnant son titre : il explique à la demande de Jérôme Soligny un vers de la chanson All The Madmen, « Zane, zane, zane, ouvre le chien », comme une référence au film de Bunuel, Un chien andalou.
Il transmet également les trois mots qui symbolisent la France pour lui : Joan-Corday-Piaf (Jeanne d’Arc, Charlotte Corday et Édith Piaf).
Ce choix a valeur d’explication et laisse libre cours à l’interprétation de chacun, ce que David a toujours fait, précise Jérôme Soligny. Je suis toujours ému et touché à l’idée de penser qu’alors qu’il ne parlait plus aux médias, il a toujours été là pour mes « petites questions » dont il développait les réponses. Il est présent sur David Bowie ouvre le chien et Writing on the Edge dont il a lu de larges extraits et vu les couvertures avant tout le monde. Je lui ai donné la photo originale de la couverture de Writing on the Edge pour ses archives
Peut-on espérer une actualisation de la biographie que Soligny a consacrée à Bowie ?
Ma biographie de David Bowie ne sera jamais réactualisée. Je prévois de la mettre à disposition d’éventuels lecteurs en l’état, en version numérique, pour 1 € symbolique, au profit de la recherche contre le cancer. Je ne veux pas profiter de la situation — je suis un homme de cœur dans un milieu qui en manque
Iggy Pop le confirme lui-même en 4e de couverture de Writing on the Edge :
Jérôme sait que la musique est un art et pas du fric en suppositoire. Il écrit avec son cœur et est l’un des derniers d’une race en voie d’extinction. Armé d’intelligence, d’une honnêteté obsessionnelle, dangereux comme une rivière
Honnêteté obsessionnelle donc et travail sans cesse renouvelé sur les figures qui ont fait ce qu’il est, mais aussi sur les nouveaux venus, l’oreille et le cœur ouverts.
Ce qui fait écrire au maître Bowie que Jérôme Soligny est le « marathon man » des écrits rock. Marathon man tout court même : il prépare cette année la sortie d’un deuxième roman – après Je suis mort il y a 25 ans, sorti en 2011 — et d’un nouvel album, The Win Column.