209, rue Saint-Maur Paris Xe. Pour faire suite à un film présenté sur Arte en 2018, Ruth Zylberman retrace dans ce livre les vies passées et actuelles des habitants d’un immeuble du Xe arrondissement de Paris. Un ouvrage émouvant, magnifique qui redonne vie à ces « gens de peu » qui font l’Histoire.
Les déportés disparaissent, menacés par l’âge et le temps qui passe. Leurs témoignages se multiplient comme si on craignait, avec la disparition du dernier ou de la dernière, perdre la réalité d’un fait historique majeur (1). Ruth Zylberman écrit à la fin de son ouvrage que « leurs défaillances, la perspective de leur disparition sonne au-delà de la peine, comme une possible, quoique inéluctable, défaite face au mal ». Alors que des carnavals accueillent des protagonistes en tenue de déportés, alors que la réalité de la Shoah est de plus en plus mise à mal ou minorée, recueillir ces voix parait être un acte d’urgence.
A lire « 209 rue Saint-Maur », on se dit pourtant que dans un siècle ou deux, il y’aura bien encore des écrivains, des historiens, des chercheurs, capables de restituer la réalité d’aujourd’hui, et d’éviter cette « défaite ». C’est le cas de l’autrice, écrivaine, cinéaste, qui dans cette « autobiographie d’un immeuble », débutant lors de sa construction au milieu du XIX ème siècle et s’achèvant en 2018, raconte la vie de femmes et d’hommes, de Communards et d’émigrés de l’Est des années trente, de juifs raflés et de victimes des attentats du 13 novembre 2015. Les histoires de Odette, Albert, Daniel, Henry, Charles, Marguerite, Simone et de beaucoup d’autres. Un peu comme si les murs avaient des oreilles et avaient pu enregistrer ces histoires intimes, de mariages et de dénonciations, d‘adultères et de résistance, de vies et de souffrances d’individus dont l’histoire intime côtoie la grande Histoire.
Tout a commencé par une carte établie par Serge Klarsfeld et un géographe lyonnais qui ont tracé une carte des enfants déportés de Paris entre 1942 et 1944. Au 209 rue Saint-Maur, neuf points rouges pour neuf enfants. Le point de départ pour l’auteure à qui chaque immeuble représente « une terre natale », un « peuple vivant ». Commence alors un long travail de quatre années où les recherches historiques jouxtent les recherches de survivants directs ou indirects. Quatre années pour faire parler ces quatre bâtiments où se sont entassées dans des conditions précaires des générations d’ouvriers, d’artisans, de migrants, de pauvres.
A la manière de la coupe d’une maison de poupées Ruth Zylberman dessine des cases, leur donne des meubles, des surfaces et peu à peu les remplit de silhouettes, de professions, d’engagements politiques. De noms et de prénoms.
Si je suis avide de les entendre, ces voix, ce n’est pas pour accomplir un abstrait “devoir” de mémoire, l’expression seule me hérisse, ni afin d’élucider une énigme familiale. ».
Elle veille ainsi à ne pas combler les vides de propos ou de situations possibles ou imaginées à l’aune de notre temps. Pas de sanctuarisation mais une distance volontaire même si l’émotion affleure souvent, cette émotion d’autant plus perceptible que Ruth Zylberman est elle même petite-fille de Polonais immigrés dans les années 1930, dont une partie de la famille a été déportée en 1944.
A un seul moment, surprenant, elle ose et quitte son écriture rigoureuse pour affirmer qu’elle mettra son « poing sur la gueule » de celui qui prétendra que Pétain et son régime ont cherché à sauver « leurs » Juifs, les français. Mais ce livre qui remonte le temps bien au delà de l’Occupation et de ce mois crucial de Juillet 42 quand se déroule la rafle du Vel d’Hiv, raconte aussi l’histoire de l’immeuble comme une vie ininterrompue, avec sa propre énergie, ses propres maladies, ses cahots, ses malheurs et ses bonheurs. Tout manichéisme est écarté à l’image de la concierge, Mme Massacré qui sauve des enfants juifs mais s’enrichit peut être, ou encore plus de la famille Dinanceau dont le fils s’est engagé dans la LVF alors que le père, pourtant fidèle à Pétain, protège lui aussi les enfants juifs et les cache dans son logement. Une complexité qui renvoie souvent à cette question: qu’aurais je fait à cette époque, au moment des barricades de la Commune? Au moment des rafles et des dénonciations?
Ruth Zylberman fait une oeuvre salutaire même si il y’a la crainte de remuer le malheur, d’intervenir dans la vie de personnes qui comme Henry, parti aux états Unis, veulent tout oublier, ne pas revoir, ne pas penser. Henry, qui finalement traversera l’Atlantique et se demandera devant l’immeuble : « Vous savez, vous, si mes parents ont été heureux ici ? », question terrible et universelle qui renvoie à tous nos lieux de vie et de mémoire.
En écoutant les pierres nous raconter l’Histoire, l’autrice incite les Hommes à ne jamais oublier les leçons du passé pour que puissent se côtoyer les morts et les vivants.
209 rue Saint Maur Paris X de Ruth Zylberman. Editions du Seuil/Arte éditions. 442 pages. 23€.
(1) Parmi ces témoignages recueillis à noter le remarquable documentaire disponible sur Canal Play « Une vie nous sépare » de Baptiste Antignani et Raphaëlle Gosse-Gardet. Le jeune Baptiste, âgé de 18 ans, lors d’un voyage scolaire à Auschwitz, dit se « surprendre à ne rien ressentir ». Troublé il décide de rencontrer et filmer Denise Holstein seule rescapée rouennaise. Une rencontre exceptionnelle et inoubliable, complétée là aussi par un livre éponyme aux Editions Fayard