Il y a un peu plus de cent ans, le 15 novembre 1915, une jeune femme de 23 ans, Adrienne Monnier, fille d’un modeste employé des Postes, ouvrait une librairie au 7 rue de l’Odéon, « La Maison des Amis des livres », qui allait devenir, pendant près de quatre décennies, un des lieux de rencontre et centres névralgiques de la vie littéraire parisienne du XXè siècle.
Adrienne n’avait qu’une ambition, passionnée et militante : faire connaître la littérature de qualité de son temps, à l’écart des facilités éditoriales de l’époque. Aux seules fins d’attirer et retenir les lecteurs, sa librairie sera aussi une bibliothèque de prêt. C’est d’abord André Gide, dont elle conservera la fidèle amitié, qu’elle fera venir dans sa librairie en lui demandant une édition rare des Nourritures terrestres qu’elle ne trouvait pas pour ses lecteurs abonnés.
Plus tard, elle aura la visite de Guillaume Apollinaire, qu’elle découvre comme un « gros homme en uniforme à la tête en forme de poire, assez père Ubu » et qui deviendra lui aussi un habitué du lieu. Et dès 1916, le Paris littéraire défilera dans sa librairie : Paul Fort, « Prince des poètes » et « trouvère suburbain » (Pascal Pia), sera des visiteurs du début, suivi d’une infinité d’autres écrivains, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars, Max Jacob, Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, Jules Romains, à qui elle vouera une admiration indéfectible et sans bornes. Paul Claudel, Valéry Larbaud, qui occupera une place privilégiée dans le cercle de ses amis et qui l’ouvrira à la littérature étrangère, le dadaïste Tristan Tzara, mais aussi André Breton et Louis Aragon, futurs initiateurs du mouvement surréaliste.
Forte de ces visites régulières, Adrienne organisera des lectures de textes, par les auteurs eux-mêmes, lancera une revue, Le Navire d’Argent, le 1er juin 1925, qui ne durera, hélas, qu’une année et à laquelle collaborèrent Larbaud, Prévost, Supervielle. Elle se risquera elle-même à la poésie. Avec succès. Adrienne se fera aussi éditrice en publiant une quarantaine de plaquettes, à tirage limité. Elle s’ouvrira à la littérature anglo-saxonne, grâce à Larbaud mais également à Sylvia Beach, qui sera la compagne et le grand amour de sa vie.
Sylvia la rejoindra dans le commerce des livres en ouvrant à son tour une librairie spécialisée dans la littérature anglaise et américaine, Shakespeare and Company en 1919, au 8 rue Dupuytren, puis, deux ans plus tard, quasiment en face de la vitrine d’Adrienne, au 12 de la rue de l’Odéon. L’Odéonie, terre de littérature, était née, par la passion et l’énergie complices de deux femmes ! Sylvia Beach, véritable trait d’union entre la France et le monde anglo-saxon, fera connaître à Adrienne le jeune Hemingway fraîchement débarqué des États-Unis, et nombre d’auteurs anglophones, en particulier James Joyce qui deviendra un familier des deux librairies et publiera alors sa grande œuvre, Ulysse. Larbaud se chargera d’en publier la traduction française.
L’aventure de ces deux femmes est exemplaire, et singulière, dans une première moitié du XXè siècle français très misogyne, y compris dans les sphères de l’intelligentsia du moment. Le sulfureux écrivain Maurice Sachs écrira même à Adrienne :
Vous me réconciliez avec la notion de « femme » parce que vous êtes femme et intelligente sans être homme. C’est rarissime.
« Sur les rayonnages des librairies, Bordeaux, Bourget, Loti triomphent sans peine d’Apollinaire, de Gide, de Valéry, de Joyce. La tâche d’Adrienne et Sylvia est donc doublement ardue : s’imposer en tant que femmes, dans un milieu de lettrés très fermé tout en réformant à la fois leur métier et le goût d’une clientèle paresseuse. Considèrent-elles pour autant faire œuvre de féminisme ? Sylvia Beach ne le renierait sûrement pas » (Laure Murat, « Passage de l’Odéon », 2003).
Adrienne, de son côté, bien qu’habituellement plus prudente et réservée que Sylvia sur ce terrain, acceptera aussi de s’engager à sa façon : « Louise Weiss m’a demandé si je voulais participer à un mouvement pour le vote des femmes ; bien que je ne me sois jamais occupé de féminisme, j’ai répondu avec enthousiasme et, ma foi, je ne m’en dédis point » écrira-t-elle à Valéry Larbaud en février 1926. « J’aime beaucoup être femme. C’est si difficile. » avouera-t-elle au journal Franc-Tireur à la fin de sa vie.
Adrienne Monnier arrêtera son activité de libraire en 1951, touchée par une maladie auditive qui la faisait cruellement souffrir. Elle mettra fin à ses jours en 1955. Sylvia Beach lui survivra jusqu’en 1962.
L’esprit de la pionnière Adrienne souffla aussi à Rennes, jusqu’en 1986, date du départ des fondateurs et propriétaires de la mythique librairie Les Nourritures terrestres, sise rue Hoche, créée en 1947 par Yvette Denieul, épaulée par son mari, Yves Bertho et sa sœur Jeanne Denieul. C’est en effet dans la librairie La Maison des Amis des livres qu’Yvette fut formée par la créatrice de la légendaire librairie parisienne. Et les Rennais de l’après-guerre et des Trente glorieuses, férus de littérature, de philosophie, d’art et de sciences humaines se souviendront longtemps de cette façade de la rue Hoche et des rayons de livres qui s’y entassaient, exactes répliques de l’échoppe d’Adrienne Monnier. Le romancier finistérien Philippe Le Guillou, professeur de khâgne au lycée Chateaubriand dans les années 80, l’évoque avec constance et tendresse dans ses textes autobiographiques.
En 1986, la librairie de la rue Hoche continua sa vie, en l’absence des fondateurs partis se reposer sur la côte morbihannaise, puis fut vendue peu de temps après à un boulanger qui en conserva la façade…et le nom !
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Fête de la librairie indépendante samedi 27 avril 2019