La Stupeur, paru aux éditions de l’Olivier, est le dernier roman publié du vivant de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld (1932-2018), dernier souffle d’une oeuvre littéraire guidée par ses souvenirs d’enfant, dédiée à la mémoire des juifs d’Europe de l’Est… Il y dresse le portrait poignant d’Irena, Ukrainienne bonne chrétienne, témoin qui se révolte devant l’horreur de la guerre qui jonche son chemin d’évasion…
Aharon Appelfeld n’a jamais quitté la Bucovine, cette province mi-ukrainienne, mi-roumaine, perpétuellement ballottée, où il est né, a passé son enfance et souffert de la persécution des juifs. Né en 1932, il a vu sa mère assassinée en 1940, son père et lui enfermés au ghetto, puis dans un camp de concentration en Transnistrie dont il s’évadera, pour errer dans la forêt ukrainienne jusqu’à gagner la Palestine à l’âge de 14 ans. Il en a raconté toutes les étapes dans Histoire d’une vie (Prix Médicis étranger 2004), et tous ces récits y reviennent par petits bouts. Car toute son œuvre reste fidèle à ce petit coin de la Mitteleuropa où il n’a cessé, sa vie durant, de bercer son âme blessée et ses cicatrices. Plus de cent mille juifs vivaient en Bucovine, dont la capitale, Czernowitz, s’enorgueillit d’avoir vu naître de grandes voix juives comme Paul Celan (« la mort est un maître d’Allemagne », écrira-t-il en dénonçant le crime de la Shoah) et Aharon Appelfeld. Tous ont souffert et témoigné de l’extermination. Et ce dernier livre, le tout dernier publié du vivant d’Appelfeld, décédé en 2018, est celui qui, ramassant toutes les billes de l’horreur destructrice, paraît et apparaît aujourd’hui comme son testament.
L’histoire tient en une seule scène – l’exécution d’une famille juive, père, mère et deux filles, en pleine rue et dans une mise en scène d’un sadisme extrême – contemplée de la fenêtre par une femme témoin, qui va propager sa Stupeur au long des pages de ce récit. C’est le regard que cette femme jette sur cette horreur qui est le point de départ du récit d’Irena, une Ukainienne bonne chrétienne, voisine de cette famille qui tient l’épicerie en face de sa maison. Elle a des liens particuliers avec cette famille Katz, elle a naguère travaillé dans l’épicerie et apprécie cette famille et puis elle jouait, enfant avec l’une des filles, Adela, qui fait maintenant des études d’infirmière et fournit à son ancienne camarade de jeux de l’aspirine pour soulager ses maux de tête. Car cette Irena est mariée à un colosse ukrainien, ivrogne et brutal, un tyran qui brutalise sa femme, battue, violée, humiliée. Un beau matin celle-ci découvre les quatre Katz alignés debout devant la boutique à la garde d’Illitch, le gendarme du village, que tout le monde connaît sans le craindre outre-mesure jusqu’ici. Mais voilà, les Allemands lui en ont donné l’ordre et il va ensuite forcer la famille à s’agenouiller, deux jours durant, puis l’obliger à creuser une fosse, pour enfin, dans la nuit, les assassiner tous et enterrer leurs corps. Irena, pleine de pitié, aidera cette famille soumise à la torture en apportant de l’eau, de la soupe, en incitant les filles à s’enfuir, et puis au matin elle découvre l’horreur de leur assassinat, de leur anéantissement. Scène insupportable qui, ajoutée aux tourments que lui fait subir son mari, la fait s’enfuir dans la montagne pour rejoindre sa tante qui vit en ermite solitaire depuis que son amant, un étudiant juif en médecine, est mort de maladie. Là-haut vit aussi un vieillard plus ou moins sorcier et guérisseur, qu’on appelle le Vieux, et qui conseille la jeune femme éplorée, déboussolée, ravagée de culpabilité : elle n’a pas pu sauver la vie de ces quatre Juifs qui, la nuit et tout au long du récit, viennent la hanter et lui parler. Et là elle révèle son corps brûlant de fièvre et son angoisse, inextinguible :
« Mon mari Anton, me tourmentait beaucoup. Les Juifs morts ne me laissent pas non plus en paix. Je me suis enfuie de chez moi et je n’y retournerai pas. Mon corps a mal et mon âme est pleine de cicatrices. »
Et soudain, dans sa stupeur, c’est l’illumination où les images de l’église, les icônes, le visage de Jésus, l’apparition de Jean-Baptiste peuplent son imaginaire et son délire. La voilà parcourant les chemins en clamant l’innocence des Juifs et plus encore, la monstruosité de leur meurtre : « Jésus était juif. Quiconque s’en prend aux Juifs s’en prend au corps de Jésus ».
On est là au cœur de l’antisémitisme enraciné dans cette Mitteleuropa, véhiculé par un catholicisme étroit qui a fait des Juifs, dans leur globalité et de la façon la plus irraisonnée, les bourreaux du Christ, en oubliant et gommant cette évidence, inscrite dans les Évangiles, comme le répète Irena : Jésus était juif, Marie et Joseph aussi, il fréquentait la synagogue et lisait la péricope – un chapitre de la Torah – le samedi à la synagogue. Il est mort sur la Croix pour sauver les hommes (et les femmes) et son message est bien celui du judaïsme tel qu’il s’exprime dans les Psaumes ou L’Ecclésiaste, à travers les prophètes, et dans la parole d’Abraham, le premier à se mettre en marche en fuyant le monde des idoles, et à proclamer l’unicité du Créateur – d’où la foi, « la joie » de Pascal invoquant « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Tout cela apparaît dans le discours désordonné d’Irena. Il y a une continuité claire entre judaïsme et christianisme, mais il a fallu se réveiller du cauchemar de la Shoah pour en convenir. Le rôle de Jean XXIII et de Jean-Paul II, pour ne citer que les plus glorieuses figures vaticanes, ont fait justice du préjugé antisémite et la persécution. Le récit d’Aharon Appelfeld l’illustre à travers ces pages un peu folles où Irena se transforme en prêcheuse ou prêtresse qu’on surnomme « la chasseuse des mauvais esprits », haranguant les foules, battue et lapidée par les hommes, secourues par les femmes. Appelfeld est assurément le plus féministe des romanciers quand il fait dire à Irena, au milieu des prostituées secourables, ses amies :
« Dis aux femmes qu’elles ne laissent pas les hommes profaner leur matrice. La matrice est sacrée. »
L’on sait qu’Appelfeld qui débarqua en Palestine en parlant allemand, yiddish et roumain, apprit l’hébreu en recopiant la Bible hébraïque et en s’émerveillant de cette langue métaphorique, riche de sa polysémie, et pour cela hautement poétique. Et justement ce mot « matrice », désigne en hébreu (rahem) au sens figuré la miséricorde divine. Celui qui meurt implore la grâce divine et retourne à Sa matrice. L’hébraïsme est très présent dans la prédication d’Irena qui agit et parle en possédée : comme les prophètes de la Bible, et notamment Jérémie (« Alors l’Éternel étendit la main et en effleura ma bouche; puis l’Éternel me dit: « Voici, je mets mes paroles dans ta bouche »), les mots viennent sur ses lèvres à son insu, c’est Jean-Baptiste et même Jésus qui parlent à travers elle. « Ouvre mes lèvres, Seigneur, et ma bouche dira ta louange », tel est le préambule à la prière juive. Plus encore, Irena va jusqu’à citer le verset le plus ressassé du rituel hébraïque :
« Rendez grâce à Dieu car il est bon, car sa grâce dure à jamais » [calque de l’hébreu liturgique : « Hodou lAdonaï ki tov ki le’olam ‘hasdo »].
Le récit s’organise alors comme une paraphrase évangélique : Irena s’identifie à Jean le Baptiste, trempe son corps dans l’eau glacée de la rivière Pruth – tant célébrée dans les autres romans d’Appelfeld – en purifiant son corps, à l’instar du Jourdain ; elle parcourt les routes, est insultée et battue, le sang coule de son visage, les prostituées la secourent ─ Marie-Madeleine n’est pas loin ─, elle délivre des conseils qui sont presque des prophéties, elle secourt les malades ; on vient la voir, on embrasse sa main, elle donne sa bénédiction, et même une sorte de confrérie, toute féminine, se constitue autour d’elle dans une auberge. La mort des Juifs se lève alors sur toute la Bucovine et accuse les témoins qui n’ont rien fait pour arrêter le massacre. La culpabilité s’étend dans ce monde féminin, qui n’est jamais celui des hommes, globalement perçu comme les bourreaux. Et comme si la malédiction d’Irena devenait effective, voilà que se propage une épidémie de typhus ─ ce même typhus qui tua le père de Paul Celan au camp de concentration de Transnistrie ─ qui ravage la région et finit, certes, par emporter celle qui doit mourir, dans l’imitation du Christ, Irena, sauf qu’elle ne sauvera pas, elle, l’humanité. Le roman se termine dans l’amertume et les ténèbres de la faute, la très grande faute :
« Les femmes tombèrent à genoux en entendant la sinistre nouvelle et éclatèrent en sanglots. L’espace d’un instant, il fut manifeste que le monde était rempli de fautes et de méchanceté, rempli de maladies et de souffrances et d’une grande obscurité. Celle qui s’était chargée de ses maux était elle aussi inguérissable et n’avait plus le pouvoir d’apporter le salut. »
Au terme de sa vie, Aharon Appelfeld ne peut s’empêcher de revenir à l’horreur initiale qui, entre autres monstruosités, a fait de lui un orphelin de huit ans. Est-ce parce qu’on a assassiné sa mère qu’il multiplie, dans toute son œuvre, ces images de femmes bienveillantes ? Des mères de substitution, comme Mariana, la prostituée qui cache le petit Hugo, qui a fui la déportation, dans sa cave (La chambre de Mariana, 2008), et l’on notera au passage que le fiancé juif de Yanka, la tante d’Irena, se nomme ici Hugo. Il est vrai qu’Aharon Appelfeld, en toute fin de son œuvre romanesque, ramasse ses billes, redessine le paysage de son enfance, recrée la forêt bienveillante où Irena erre, tout comme elle avait permis à Aharon (qui s’appelait encore Ervin), évadé du camp de concentration, de survivre, bois amical « où personne ne meurt de faim », dira-t-il quelque part, et qu’on retrouve aussi dans les romans de Romain Gary, par ailleurs si proche d’Appelfeld. Rien ne peut effacer la faute ni le crime, et le pardon aux bourreaux ne peut être exigé des victimes. Tout ce que nous dit, au final, Appelfeld, pour qui le dogme humaniste absolu s’exprime dans l’injonction « Tu ne tueras point », tient dans ce constat de la souffrance humaine qui crie à la face du Ciel : « Tout lieu où des gens vivent, souffrent, endurent, est un lieu saint ».
Pour Appelfeld l’homme est toujours sanctifié. N’est-il pas fait à l’image de Dieu ? Cet écrivain attachant, cet homme toute bonté, on ne peut que l’aimer.