Le vibrant et beau livre Pourquoi être heureux quand on peut être normal est l’autobiographie de Jeanette Winterson, romancière anglaise née à Manchester dans les années 50. Elle est dédiée à trois femmes, « mes trois mères », écrit-elle, Constance Winterson, sa mère adoptive, Ruth Rendell, sa mère de cœur et d’esprit, Anne S. sa mère biologique. D’entrée, l’ouvrage livre le trouble, le mal-être de celle qui cherche et se cherche. L’auteur l’avoue d’emblée : « Les enfants adoptifs s’inventent parce qu’ils n’ont pas d’autres solutions, leur existence est marquée dès le départ par une absence, un vide, un point d’interrogation ».
La jeunesse de Jeanette fut psychologiquement mouvementée, sinon chaotique. Sa mère nourricière, si l’on ose dire, celle qui l’adopta, était une adepte de l’Eglise évangélique, d’un tempérament un peu particulier : inapte à la vie familiale et sociale, plongée dans une foi imprégnée d’un pessimisme absolu qu’elle répandait autour d’elle. « Nous devions être malheureuses avec elle. Elle attendait l’Apocalypse […]. pour elle, la vie était une expérience pré-mortem ». Les mots « charité » ou « amour d’autrui » lui étaient complètement étrangers. Jeanette décrit auprès d’elle une enfance amère, traversée de violences morales et psychologiques.
« Mon père était malheureux, ma mère était dérangée, nous étions des réfugiés dans nos propres vies. (…) Mrs Winterson avait peur du bonheur, ajoute-t-elle, elle pensait que le bonheur était synonyme de nuisance/mal/péché. Ou que c’était tout bonnement idiot. A l’inverse, le malheur paraissait vertueux. »
La noirceur constitutive de cet être asocial plongeait la pauvre Jeanette dans un profond sentiment de malheur et de désespoir. Pour fuir cette mère nourrie d’un pessimisme radical, Jeanette se réfugia dans les livres, avec passion. Mais une passion, hélas, clandestine, car, dans la maison, Mrs Winterson « cachait les livres, comme elle cachait tout le reste, y compris son cœur ». Jeanette trouva ses bonheurs de lecture, non pas chez elle, donc, mais à la bibliothèque municipale de sa petite commune. Et c’est alors la découverte d’auteurs qui feront définitivement partie de sa vie, Virginia Woolf, Jane Austen, Charles Dickens, entre autres : « Les écrivains sont souvent des exilés, des marginaux, des fugueurs et des parias. Les écrivains étaient mes amis. Chaque livre était une bouteille à la mer. Il fallait les ouvrir ».
Le parcours biographique de Jeanette Winterson a, au final, un unique et même fil rouge : la recherche de l’amour, d’abord auprès d’une mère adoptive, sans cœur apparent, auprès d’une mère biologique, ensuite, qui l’a abandonnée dans les premières semaines de son existence et dont elle voudra savoir si ce geste d’abandon était indifférence ou déchirement. L’amour familial, Jeanette le trouvera, malgré tout, dans le regard quasi maternel et la chaleur protectrice de sa tante Nellie – « Elle a été ma première leçon en amour » -, et dans la rencontre effusive avec sa mère biologique enfin retrouvée.
Quant au sexe, dont Jeanette découvre les attraits à l’adolescence, Mrs Winterson détestait en parler et, bien davantage encore, le pratiquer. On imagine le choc d’autant plus rude fait à cette mère psychorigide à l’annonce des amours saphiques de sa fille. « J’étais une femme qui souhaitait aimer les femmes, sans se sentir coupable ni ridicule », nous dit Jeanette, sans fard ni hypocrisie morale ou sociale.
Ce livre, superbement écrit, est un texte douloureux et déchirant de sincérité qui nous apporte une belle et forte leçon de courage et de tendresse. « L’amour. Le mot difficile. Où tout commence, où tout revient toujours. L’amour. Le manque d’amour. La possibilité de l’amour ». Ce sont les derniers mots de ce beau livre, égrenés telle une litanie. Ils résument tout.