Antoine Compagnon à la recherche de Marcel Proust

Proust du côté juif Antoine Compagnon

Proust du côté juif, essai de l’écrivain et professeur Antoine Compagnon, paraissait aux éditions Gallimard en mars 2022. Dans cet ouvrage, il analyse l’œuvre du célèbre Marcel Proust et son rapport au judaïsme.

Que pouvait faire un écrivain pendant les longs mois du confinement ? Lire et relire, et ensuite écrire. Ainsi de l’ami d’Antoine Compagnon, et qui a précédé de peu son entrée à l’Académie Française, Mario Vargas Llosa, qui en profita pour lire les cent romans de Benito Pérez Galdós, et nous gratifier ensuite de sa brillante étude sur le plus grand romancier espagnol du XIXe siècle, avec ce beau titre La mirada quieta (« Le regard tranquille ») qui attend quelque éditeur français ayant encore quelque audace. Et aujourd’hui, donc, Antoine Compagnon, l’un des plus brillants intellectuels français, professeur émérite au Collège de France, a profité de ce confinement forcé pour se pencher sur un des aspects les plus controversés de l’œuvre de Proust, tel que formulé dans les années 1930 par Chana Lehrmann, À la recherche du judaïsme perdu.

Scrutant l’arbre généalogique de Marcel, il voit sa mère, tant aimée, sans ignorer que les trois romanciers français qui ont le plus parlé de leur maman adorée étaient juifs (Proust dans À la recherche du temps perdu qui s’ouvre sur l’impérieux désir du baiser du soir de la mère, Albert Cohen avec ce monument d’amour filial, Le Livre de ma mère, et Romain Gary dans La promesse de l’aube), et donc cette mama juive était fille de Nathé Weil, qui était fils de Baruch Weil, l’un des maîtres porcelainiers du début du XIXe siècle — et l’on entendra ce joli mot de « porcelaine » résonner sur les lèvres du narrateur d’ À l’ombre des jeunes filles en fleur. Et voilà qu’Antoine Compagnon se saisit d’une phrase extraordinaire de Proust, qu’il qualifie d’ultima verba renvoyant à celui qu’il appelle « le patriarche », et qui justifie le titre de cette longue et brillante étude : Proust du côté juif, un titre calqué sur le fameux balancement proustien entre « Du côté de chez Swann » et « Le côté de Guermantes » :

« Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. »

Antoine Compagnon, grand lecteur de Proust et l’un de ses meilleurs exégètes, comme l’atteste son ouvrage Proust entre deux siècles (Le Seuil, 1989) qui abordait À la recherche à la lumière contrastée de Racine et de Baudelaire et se penchait depuis des années sur la réception de l’œuvre de Proust, demi-juif (« Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive », et Compagnon fera remarquer que Jeanne Weil, malgré son mariage avec le docteur Adrien Proust, ne se convertit pas au catholicisme), dans les milieux juifs au cours des années 1920, a profité de son confinement « covidien » du printemps 2020, pour entreprendre une enquête extrêmement minutieuse et fouillée sur ce seul problème et autour de cette seule phrase « ultime » qui relie étrangement Proust à son origine juive. Et au Père-Lachaise où reposent les ancêtres de Marcel. Au terme de ses visites au cimetière de l’est de Paris et à son carré juif, « voici un livre de fossoyeur, écrit-il, ou plutôt de déterreur du caveau des Weil ».

Cette fameuse phrase du caillou posé sur la tombe de Baruch résonne aux oreilles de Compagnon comme la phrase musicale de la sonate de Vinteuil dans la mémoire de Swann, et, en bon archiviste, il la suit à la trace pour remonter à sa source. Cette phrase apparaît pour la première fois sous la plume du poète français André Spire, auteur de Quelques Juifs et demi-juifs (Grasset, 1928), sauf qu’elle fut publiée d’abord en anglais, traduite par lui, dans un hebdomadaire sioniste, The Jewish Chronicle, en hommage à Proust qui venait de mourir, en 1922. Et Spire prenait là la tête de ces intellectuels juifs qui, à l’encontre de tous ceux qui voyaient chez Proust la honte d’être juif, et une attitude antisémite, à travers les portraits de Swann, de Bloch ou de Rachel, le revendiquèrent avec tant de fièvre que Compagnon fut tenté de donner à son étude le titre de « Proust sioniste », y renonçant ensuite pour ne pas utiliser à son égard un adjectif si controversé et si mal compris aujourd’hui. Mais n’oublions pas que la déclaration Balfour (The Foreign Secretary) au nom du gouvernement britannique mandataire de la Palestine se déclarant favorable à l’établissement d’« un foyer national pour le peuple juif » date de 1917, cinq ans avant la mort de Proust, produisant une grande effervescence dans les milieux « israélites » d’alors.

À quoi l’on peut ajouter l’affaire Dreyfus qui, malgré la légèreté apparente de son approche dans À la recherche, dit bien quelque chose de l’appartenance juive de son auteur. C’est sur ce terrain que se situe le livre d’Antoine Compagnon qui, à l’inverse du grand biographe que fut Jean-Yves Tadié déclarant rondement que Proust « ne se considérait pas comme juif » (Marcel Proust, biographie, Gallimard, 1996 et Folio 1999), nous montre subtilement, et maintes preuves à l’appui, qu’on ne saurait s’en tenir là et barrer d’un trait tout ce judaïsme qui court et chante, même, par la voix du grand-père, au long de l’œuvre.

Dans son examen des lecteurs « juifs » de Proust, en particulier la précieuse et minutieuse exégèse du Hollandais Siegfried van Praag voyant dans À la recherche le procès de l’assimilation comme éradication de l’identité juive et faisant de Proust « un Juif mélancolique », il ne va pas jusqu’à suivre Chana Lehrmann abattant cet étonnant carré d’as :

« Il est cependant curieux de constater que quatre hommes de sang juif ont collaboré à la conception d’un monde dynamique : Einstein, Bergson, Freud et Proust, un monde dont la relativité est une des grandes caractéristiques. »

Chercheur averti et scrupuleux, Antoine Compagnon analyse une multitude d’écrits à cet égard — immense bibliographie que celle se rapportant à l’œuvre de Proust — et sait en tirer un enseignement aussi subtil que judicieux. Après avoir expliqué pourquoi les Juifs ont l’habitude de déposer une pierre sur la tombe des défunts, coutume qui, selon lui, « symbolise le souvenir des morts, la perpétuation de leur mémoire », il revient encore et toujours à ce petit caillou sur la tombe de l’ancêtre : « Le symbolisme du caillou déposé sur le tombeau ne pouvait être ignoré du grand-père de Proust, et il est tout à fait improbable qu’il ne l’ait pas expliqué à son petit-fils, et qu’il ne lui ait pas fait accomplir le geste rituel à son tour, lorsqu’ils se rendaient sur la tombe de Baruch Weil au carré israélite du Père-Lachaise. »

Les jeunes sionistes des années 1920, galvanisés par la déclaration Balfour, se sont emparés de l’œuvre de Proust en la brandissant comme une bannière, nous montre Compagnon, maintes preuves à l’appui, à partir de ce qu’il appelle « ces paroles mélancoliques sur sa judéité », et, arrivé presque au terme de son enquête, il écrit : « J’avais… établi que les jeunes amateurs juifs et sionistes d’À la recherche du temps perdu dans les années 1920 ne voyaient nul antisémitisme dans son roman, nulle haine ou honte de soi en tant que Juif, mais, au contraire, qu’ils réclamaient Proust pour la judéité et qu’ils se servaient de son œuvre pour manifester leur fierté d’être juifs. »

Proust du côté juif Antoine Compagnon

Ce qui conforte, d’ailleurs, chez Compagnon, son attachement à réfuter l’idée de plus en plus reçue qui voit de l’antisémitisme ou de la judéophobie dans la représentation des Juifs par Proust ». Et que conforte la récente thèse de Yuji Murakami L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust (2012), qui contredit celle du Proust antijuif d’Alessandro Piperno (Liana Levi, 2007). Comment s’étonner alors du titre de tel chapitre de Lehrmann À la recherche du judaïsme perdu ? S’il y a un mot que Compagnon, à cet égard, va privilégier, dans le sillage de Van Praag, c’est bien celui de mélancolie. Il suffit d’ailleurs de contempler le visage de Marcel Proust et son émouvant regard pour y lire ce sentiment mélancolique que tout lecteur attentif d’À la recherche reconnaîtra comme trait marquant chez le narrateur, le petit Marcel, dans sa naïve piété pour Gilberte ou pour Albertine, et dans ses frustrations.

Mais enfin, ces ultima verba, à qui Proust les adressait-il ? La patiente enquête de Compagnon sera en toute fin couronnée de succès, grâce à la découverte du manuscrit, retrouvé aux archives d’André Spire, que lui a transmis une familière de ses recherches, alors que l’enquête s’achevait sur cette interrogation, ce qui lui fait s’écrier, dans l’émerveillement de sa patience de scribe qu’il y a « un dieu caché de la recherche, une grâce du chercheur ». Et l’on saura ainsi que c’est à Daniel Halévy, un des chers amis de Proust, et d’ailleurs si peu juif, que ce dernier a envoyé cette lettre dont on a retrouvé le brouillon dans les archives d’André Spire, une lettre de condoléances après la mort de son père, Ludovic Halévy, le fameux librettiste avec Henry Meilhac des opérettes d’Offenbach, dont cette Belle Hélène tant fredonnée par le grand-père de Marcel dans À la recherche du temps perdu.

La découverte ultime du brouillon de la lettre amène Antoine Compagnon à s’interroger sur ces ultima verba telles que transcrites par André Spire, à la mort de Proust, reprises ensuite par André Maurois en 1935 et par Georges Cattaui (l’ami ultime de Marcel un temps pensé comme destinataire de ces paroles), et c’est bien là qu’on voit la finesse et la subtilité de l’exégète. En effet, Proust n’écrit pas que Nathé Weil, son grand-père, en déposant cette pierre sur la tombe de son père, suivait là un « rite qu’il n’avait jamais compris »« that he never understood » dans la version originale du Jewish Chronicle de Spire —, mais, le manuscrit retrouvé faisant foi, « un rite qu’il ne comprenait déjà plus », ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et permet à Antoine Compagnon un de ses attendus les plus brillants et les plus convaincants :

« Si son grand-père « ne comprenait déjà plus » le sens du caillou posé sur la tombe, cela ne veut pas tout à fait dire qu’il ne l’avait « jamais compris », mais peut laisser entendre qu’il l’avait oublié, qu’au cours de sa vie la tradition s’était perdue et que son petit-fils, lui, n’avait plus de raison de la connaître. Dans ce « déjà plus », il y a une touche de regret que le « jamais » ignore, non pas un reproche mais une nostalgie, un Nevermore. »

L’ouvrage d’Antoine Compagnon n’est pas seulement le fruit d’une recherche universitaire, avec tout ce que cela peut signifier de détachement scientifique. C’est un livre vif et émouvant, plein d’empathie pour son personnage, et plus encore, de tendresse. Ces ultima verba ne furent pas les dernières paroles de Proust, puisqu’elles furent rédigées en 1908, quatorze ans avant sa disparition, mais, écrit l’auteur, « ce furent des paroles définitives », scellant selon lui l’appartenance sans masque, ni honte, ni rejet de ce judaïsme qu’il avait hérité de sa mère, c’est pourquoi les ultima verba d’Antoine Compagnon achevant cet imposant ouvrage, ramassant les dés de son étude partie d’un caillou posé sur une tombe, ravivent l’image de l’éternel retour en ce magnifique bouquet final : « À la recherche du temps perdu, c’est aussi la petite pierre que l’on pose pour se souvenir, la petite pierre de l’enclos juif de la rue du Repos. »

Antoine Compagnon, Proust du côté juif. Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2022, 432 p., 32€

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Toute oeuvre littéraire digne de ce nom (et celle-ci l’est au plus haut point, tout comme ce brillant commentaire) est une pierre que l’on pose pour se souvenir.

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