Dans La course du siècle, Munuera et Toussaint, racontent le marathon olympique de 1904 et dévoilent les débuts de l’utilisation idéologique du sport. Avec sourire, tendresse et humour.
Pour réaliser un marathon aujourd’hui rien n’est très compliqué. Certes, il faut s’entraîner, se préparer et s’inscrire. Une fois ces formalités accomplies, il suffit de se mettre sur la ligne de départ bien chaussé, de démarrer au coup de feu du starter et de courir pendant 42,195 km le plus rapidement possible, en suivant une ligne bleue qui matérialise le tracé parfait. Si vous êtes le meilleur du monde vous mettrez deux heures. Amateur, vous compterez une, deux ou trois heures de plus. Simple donc, mais cela, c’est aujourd’hui. Il y a cent vingt ans, courir un marathon était une autre histoire, un autre défi. Des conditions actuelles, seule la distance était identique. Et encore, car la précision n’était pas forcément de mise notamment dans les pays où le système métrique n’était pas la norme. Pour le reste, la course relevait du domaine de l’aventure. Aussi lorsqu’il s’agit de créer le parcours du troisième marathon des Jeux Olympiques modernes qui vont se dérouler à Saint Louis, l’idée qui préside à son élaboration n’est pas d’imaginer un tracé favorable à la performance mais de faire sous l’instigation de James E. Sullivan, créateur de l’Amateur Athletic Union, et rival de Pierre de Coubertin, un instrument de propagande censé démontrer la supériorité de l’homme blanc américain. Parcours démoniaque, heure de départ choisie en pleine canicule, un seul ravitaillement en eau, font partie des stratagèmes censés valider le théorème racial et national.
Sous des apparences anodines, le sujet est grave. Pourtant José Luis Munuera au dessin et Kid Toussaint, dont il s’agit là de la première collaboration, choisissent délibérément de raconter ce marathon unique, le plus lent de l’histoire, sous la forme d’une farce, avec un humour féroce qui ridiculise aujourd’hui des concepts éculés et odieux. Montrer l’absurdité et la bêtise plutôt que raconter un récit à thèse tel est le choix réussi des deux auteurs. Sur les trente deux coureurs au départ, ils portent leur attention sur cinq d’entre eux, qui vont incarner des éléments symboliques majeurs et donnent de ces coureurs des portraits pleins d’empathie à l’image de Frédérik Lorz « L’homme qui voulait qu’on parle de lui » qui va gagner momentanément la course avant d’être déclassé, ou encore de Thomas Hicks, « L’homme qui ne voulait plus être deuxième », et qui ne le sera plus jamais.
Dans le très réussi Marathon de Nicolas Debon, aux éditions Dargaud (voir chronique), l’auteur racontait de manière introspective les deux heures trente de course du vainqueur, El Ouafi, symbole de la colonisation française récupérée idéologiquement. Le dessin était esthétique, comme l’illustration d’un long monologue intérieur. Avec La course du siècle, le dessin est celui de la comédie, du gag, un trait qui n’exclue pas un clin d’oeil à la tendresse, aux amourettes, mais aussi au féminisme et offre un miroir grossissant de la bêtise et de l’abjection humaine. On découvre avec effarement que le récit de ce marathon dévoile en fait les fléaux qui vont altérer l’image utopique d’un univers sportif porteur de toutes les valeurs positives de l’humanité. Aux ambitions légitimes individuelles se superposent rapidement des ambitions d’État, qui n’hésitent pas à faire du second, le Français Albert Corey, un américain pendant 116 ans. Il faudra attendre en effet 2021, pour que sa médaille d’argent soit comptabilisée comme française. Même le dopage apparaît clairement, avec la victoire de Thomas Hicks, qui va bénéficier, au mépris de sa santé, de deux injections de strychnine pendant l’épreuve.
En personnalisant et en humanisant ces participants, les auteurs rendent parfaitement compte de l’utilisation idéologique du sport. Ils sont sympathiques ces athlètes, mais vite dépassés par des enjeux qu’ils ne perçoivent pas. On pense alors aux JO de Berlin et les quatre victoires de Jesse Owens faisant sortir Hitler du stade. On pense au dopage d’État de l’ex-Allemagne de l’Est. On pense au comptage des médailles par nation. Ambitions légitimes de sportifs qui se réalisent dans la recherche de leurs limites et ambitions d’Etats qui les utilisent pour un récit national réécrit, ces deux principes sont aujourd’hui encore omniprésents. À la lecture de cette remarquable BD, on constate que tout a peut être débuté un jour de 1904, sur les rives du Mississippi mais que depuis rien n’a changé. Bien au contraire.
La course du siècle de JL Munuera (dessin) et Kid Toussaint (scénario). Couleurs : Sedyas. Editions Le Lombard. 96 pages. 19,95€.
À noter un remarquable dossier de 7 pages mettant en lumière et en photographies les coulisses de l’épreuve.