Soixante-quinze ans est un bel âge. C’est celui de l’agence photographique Magnum à laquelle cinq auteurs rendent hommage dans ce remarquable et indispensable ouvrage, publié aux éditions Caurette. Champagne à volonté.
Soixante-quinze ans d’existence, cela se fête. En ouvrant un Magnum, cette bouteille d’un litre et demi de champagne et en refaisant ainsi les gestes accomplis en 1947 à New York par les quatre fondateurs de ce qui allait devenir la première agence mondiale de photographie du même nom. Le premier, essentiel et véritable instigateur, répond au nom d’Endre Ernő Friedmann, né à Budapest, sa compagne Gerda Taro lui donnera le surnom de Robert Capa. Plus américain et plus vendeur. Le second est plus discret. D’origine polonaise, Dawid Szymin deviendra David Seymour ou « Chim » en prenant la nationalité américaine. Le troisième est français. Il a au même moment sa rétrospective au MoMA parce qu’on le croyait mort à la guerre. Il s’appelle Henri Cartier-Bresson et son sens de la rigueur esthétique est déjà mondialement connu. Le quatrième est anglais : George Rodger, il vient de photographier l’entrée dans le camp de concentration de Bergen Belsen. Il ne s’en remettra pas. Quatre, un joli chiffre symbolique que résume à cet instant précis la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un.
Solidarité, amitié, liberté, il y a de cela dans la création de ce groupement qui veut rendre aux photographes leur travail jusqu’alors exploité, mal traité, trituré, censuré, recadré, légendé par des organismes de presse qui imposent leurs tarifs, leurs sujets.
Ces quatre-là ont derrière eux déjà une belle et longue expérience photographique en matière de reportage et leur association résonne fort dans le milieu. Cette remarquable BD, en brisant la chronologie, nous rappelle par séquences le passé déjà riche de chacun en privilégiant celui de Capa, l’homme qui aura le mieux documenté la guerre d’Espagne avec sa compagne Gerda Taro, qui aura débarqué le 6 juin 44 à Omaha Beach pour laisser The Magnificent Eleven, les Onze Magnifiques et uniques photos des soldats prenant pied sur le sol français. Par sa personnalité, son talent, son courage, « si la photo n’est pas bonne c’est que tu n’es pas assez près », le hongrois d’origine est la pierre angulaire du projet d’agence naissant très tôt dans sa tête et dans celle de sa compagne trop tôt disparue en terre espagnole. Cet ouvrage allie, pour Capa mais aussi ses comparses, dessins et photographies, mêlant les plus connues, comme celle, tant controversée, de « la mort d’un républicain espagnol » à d’autres moins publiées telles celles réalisées en Chine en 1938. Les silhouettes dessinées des différents protagonistes permettent l’attribution des clichés à chacun.
C’est un des véritables tours de force de l’ouvrage de concentrer en si peu de pages la vie de cinq photographes, incluant Gerda Taro, sans aucune superficialité et raccourcis faciles. Traitées moins complètement que Capa, les bases du travail de Cartier-Bresson par exemple sont montrées : son goût et son abandon de la peinture, l’inspiration procurée par l’image iconique à ses yeux de la baignade en contre-jour saisie par Martin Munkacsi, son tempérament plus rigoriste. L’aventure collective de photographes pourtant individualistes se dessine sous nos yeux et cette histoire est enrichie des découvertes récentes liées notamment à la réhabilitation et l’attribution des photos de la guerre d’Espagne à la compagne de Capa ou à l’histoire de cette fameuse « valise mexicaine » retrouvée des décennies plus tard et renfermant des centaines de négatifs du couple.
Morvan connait parfaitement son sujet, lui qui avait déjà réalisé avec Bertail un ouvrage sur Capa et les photos du 6 juin 44 (1), mais n’hésitant pas à commencer son récit par le décès du photographe d’origine hongroise, victime le 25 mai 1954 d’une mine dans le delta du Mékong, il fracture le récit chronologique avec talent pour reconstituer une époque, celle de nombreux conflits et de leur couverture par une presse consommatrice d’images dont on ignore les auteurs. Dessins, photos, textes et citations se complètent à merveille sans se paraphraser. Le récit, à l’exception de l’épilogue de la mort de Chim en Égypte en 1956, s’arrête à ce soir de 1947 où Magnum explose de mille bulles. La suite jusqu’à nos jours est racontée, décryptée avec un talent remarquable par Clara Bouveresse qui en 14 pages nous dit l’après, les difficultés, les crises de l’agence presque voulues comme moyen de progression, les choix économiques, les compromis, l’adaptation au numérique. De manière synthétique, elle raconte soixante-quinze ans d’une épopée dont Capa avait deviné, si ce n’est souhaité, les soubresauts mais qui demeure encore aujourd’hui une référence.
La preuve de cette permanence est le portfolio de 73 photos, pour autant de photographes, qui énumèrent les reporters, de Capa à Lindokuhle Sobekwa incorporé en 2022, essentiellement masculins, qui depuis 1947 ont intégré l’agence et démontré à la fois une qualité et une exigence uniques mais dont la cooptation n’a pas empêché la variété d’approche du monde, évitant un label figé. Magnum n’est pas une école mais un mouvement en marche perpétuel, doutant, se cherchant, se vantant, se fâchant. Un mouvement vivant que restitue parfaitement cet ouvrage remarquable. Aussi vivant que juste et précis. Comme une photo de Capa.
Magnum génération(s). Scénario : JD Morvan. Dessin : Arnaud Locquet, Scietronc, Rafael Ortiz. Couleur : Hiroyuki Ooshima. Éditions Caurette. 248 pages. 29,90€.
(1): « Omaha Beach : 6 juin 44 » de Morvan et Bertail. Éditions Magnum et Aire libre.
On notera qu’une petite erreur a été commise page 166 consacrée aux photos de Capa localisées à Paris lors de la Libération. La photographie de la femme tondue accusée de collaboration horizontale a été réalisée le 16 août 1944 à Chartres.