En Inde le père de Sophie Legoubin-Caupeil sauve Rita de la noyade. Il en meurt. Trente ans plus tard, Sophie veut retrouver la femme que son père a sauvée. Alice Charbin l’accompagne aux crayons pour raconter cette quête magnifique.
Quand texte et dessins se mêlent à la perfection. C’est doux comme le tissu d’une « choli », cette blouse indienne sur mesure. C’est tendre comme le « Thali » ce repas complet servi dans une assiette unique. C’est multiple et varié comme une rue de Mumbai, capitale de l’État indien du Maharashtra.
Cela irradie de couleurs, de personnages, dans des rues bondées où de noirs oiseaux se posent sur les fils électriques et où le jaune solaire apporte une lumineuse beauté. Cela pourrait être un magnifique carnet de voyages quand les crayons de couleurs figent les souvenirs, la vague qui déferle sur le rivage, le marché où l’on coupe les ailerons des petits requins pour cuisiner la soupe. Cela aurait pu. Mais une double page transforme ce possible carnet en une toute autre histoire, une dramatique histoire. Des touristes profitent pleinement d’une plage sous les palmiers, le soleil ardent. Une adolescente aux cheveux si courts que certains vont la prendre pour un garçon, court affolée et crie « À l’aide! Boat ! Boat ! ». De petits traits vert foncé dans la mer suggèrent un drame.
Ce premier janvier 1987 sur un plage indienne, le père de Sophie Legoubin-Caupeil va au secours d’une jeune mariée indienne qui se noie. Il va la sauver. Il va en mourir, épuisé. Il faudra du temps, beaucoup de temps, près de trente ans, mais ce drame qui va bouleverser la vie entière de la famille, la disloquer, Sophie va vouloir le revivre, l’entendre, le comprendre et finalement retrouver Rita, cette femme indienne sauvée des eaux: « Partir rencontrer Rita, c’est passer au présent, continuer sa route, jeter enfin le costume de victime, inscrire cette histoire pour les suivants, pour qu’ils sachent d’où ils viennent (…). Indispensable pour vaincre « ces angoisses, cette rage de vivre qui traînent… ».
Rarement le terme de « Roman graphique » aura mérité son nom. Sophie dans un récit parfaitement maîtrisé, personnel comme un journal intime, raconte à la fois son histoire, sa famille, son amour de l’Inde ce pays où les habitants « me semblent toujours aussi cinglés et aussi drôles ! ». Sans apitoiement, avec beaucoup de sourires, et quelques larmes, elle nous emmène derrière elle dans les rues surpeuplées, voulant faire comprendre et admettre à tous le sens de sa démarche. Jusqu’à ce portrait magnifiquement pur d’une Rita imaginée jeune, le nez droit à la Modigliani, à la marque rouge sur le front, mais incomplet, achevé par des pointillés pour laisser la place au rêve, à l’imagination. Retrouver celle qui a causé d’une certaine manière la mort de son père n’est pas une chose simple.
À ce récit pudique et profond, il fallait des illustrations dessinées du bout des crayons, sans gros traits, ni lourds aplats de couleurs. Il fallait la légèreté et le talent de Alice Charbin, dont les traits à l’encre de chine évoquent le dessin de Joann Sfarr mais encore plus sûrement celui de son père, Philippe Dumas, notamment auteur et illustrateur pour la jeunesse (Ecole des Loisirs). À la fois descriptif, précis, documentaire, le dessin sait s’envoler majestueusement vers le rêve, ou l’imaginaire utilisant de multiples procédés pour marquer le présent, le futur, l’ici et l’ailleurs. Le beau et le laid. Le bonheur et le malheur. L’ombre verte de Rita accompagne Sophie quand leurs retrouvailles épistolaires commencent. L’ombre bleue de la famille décédée et vivante accompagne Sophie tout au long de sa vie. Lorsque l’on lit cet ouvrage, on a du mal à s’imaginer qu’il soit le fruit d’une collaboration de deux femmes, tant le texte et l’image se confondent dans une harmonie totale. C’est doux, tendre, beau. Magnifique comme les couleurs d’un ensemble rouge façon « lehenga choli » acheté à Bénarès, acheté pour toute une vie, car disposant de trois coutures pour l’agrandir à chaque enfant. Une couture pour Gaspard. Une couture pour la mémoire de Lucien. Une couture pour Elvire. Il en manque une cependant : une large couture pour la grande vie d’après.